Le Cujas (67)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Première  partie

Debout au milieu de sa chambre, Dashiell regardait le Suédois qui lui tendait la main. Le Suédois souriait et Dashiell restait planté là, indécis. Fallait-il saisir sa main comme si de rien n’était ou bien lui tourner le dos et le laisser partir sans un mot ? Il était fatigué, tendu, frustré. Il en avait assez de supporter les brusqueries et les menaces d’Engen sans réagir. Mais justement, comment réagir ? L’homme était coléreux, il l’avait montré à plusieurs reprises. Il pouvait être dangereux, il l’avait fait comprendre. Alors pourquoi relever cette dernière menace — car c’en était une, à peine voilée ?  Pour le plaisir de le défier ?  Pour lui montrer que finalement, Dashiell n’était pas ce jeune homme effacé qu’il avait ballotté à sa guise ? A quoi bon ? Cela changerait-il l’opinion qu’il s’était faite de lui qu’il lui refuse la main tendue ? Pour Engen, il ne devait être qu’un pantin impressionnable et docile, un pion qu’on pouvait pousser dans un sens ou dans un autre pour parvenir à ses fins. Alors, pourquoi Dashiell voudrait-il changer cela ? Pour obtenir un peu de respect de sa part ?

Mais qu’avait-il à faire de son respect ? S’il refusait de lui serrer la main, n’était-ce pas plutôt pour remonter dans sa propre estime en le provoquant et pour se montrer à lui-même que, face à la menace, il était encore capable de s’opposer, ne serait-ce que par ce petit geste dérisoire ?

Plus son hésitation se prolongeait et plus elle risquait de devenir un défi, et Engen le percevait parfaitement. Pourtant, il ne semblait pas s’en offusquer ni même s’en impatienter. Il restait là, la main tendue, souriant. À la pointe d’ironie que Dashiell croyait percevoir dans son expression, il comprenait que le Suédois avait suivi pas à pas toutes ses pensées, ses hésitations, ses craintes et que ça l’amusait beaucoup. Ce type était vraiment odieux. Il fallait faire quelque chose. Alors, d’un pas décidé, Dashiell s’est avancé et lui a saisi la main.

— Adieu, Monsieur Engen !

Il avait lancé ces trois mots avec une fermeté exagérée qu’il voulait cohérente avec la froideur virile de sa poignée de main. Et voilà ! De cette manière, Engen saurait qu’il ne craignait pas de montrer son indifférence tant à son charme qu’à ses menaces. Il se donnait l’illusion de mettre poliment un terme à leur entretien comme l’aurait fait un homme du monde avec un fournisseur importun.

— Et… merci pour tout…

Et voilà ! Il avait fallu qu’il dise ça ! C’était presque contre sa volonté que les mots étaient sortis de sa bouche ! C’est le ton à la fois aimable et hésitant qui l’agaçait le plus. Pourquoi diable avait-il fallu qu’il dise merci ? Par convenance, par politesse machinale, par horreur du silence, pour atténuer la sécheresse qu’il pensait avoir donnée à mon salut ? « Merci pour tout » ! C’était ridicule ! Il était furieux contre lui-même. Ah ! Il était loin de l’homme du monde congédiant un fournisseur ; on aurait plutôt dit qu’il prenait congé d’un ami à la fin d’un agréable week-end dans sa maison de campagne.

Excédé, confus, rougissant, il a regardé Engen ouvrir la porte de sa chambre, s’engager lourdement dans l’escalier et disparaitre. Dashiell est allé s’affaler sur son lit, mais il s’est relevé aussitôt pour se précipiter sur le balcon. Il voulait être sûr qu’Engen quittait bien l’hôtel.

La neige avait cessé et la nuit était claire. La Chrysler attendait, fumante, le long du trottoir de l’autre côté de la rue Cujas. En se penchant au balcon, Dashiell a fait tomber le petit amas de neige qui recouvrait le garde-corps. Instinctivement, il s’est penché un peu plus pour regarder sa chute silencieuse dans la lumière du réverbère de l’angle de la rue. C’est à peine désagrégée par la chute que la petite masse blanche a éclaté sur les épaules du Suédois. Il a relevé la tête en époussetant son manteau. Sans réfléchir, comme un gamin qui viendrait de lancer une bombe à eau sur des passants, Dashiell a reculé vivement pour se plaquer contre la façade. Mais c’était trop tard, le Suédois l’avait vu.

— Inutile de vous cacher, kamrat, j’ai très bien vu que c’était vous, a dit Engen d’un ton goguenard.

Il avait à peine élevé la voix, mais dans le silence ouaté que la neige faisait régner sur la ville, ce qu’il avait dit était parfaitement clair. A présent, Dashiell ne pouvait plus faire autrement que se montrer. Il s’est donc penché à nouveau sur la rambarde en affichant un sourire idiot qu’il voulait être preuve de mon innocence.

— Mais je ne voulais pas me cacher… pas du tout. Je ne l’ai pas fait exprès… je veux dire pour la neige… je suis désolé…

Tout en s’empêtrant dans ses excuses, il se rendait compte de l’incongruité de la situation. Lui, un vétéran décoré de l’armée américaine, il se sentait coupable d’avoir fait tomber accidentellement un peu de neige sur un truand parisien… Son attitude était absurde, ridicule. Elle était digne d’un gamin. Décidément, ce type avait le don de le rendre complètement idiot, et la preuve, c’était qu’il ne pouvait s’empêcher de continuer à bafouiller.

— Vous comprenez, il y avait de la neige sur le balcon… je veux dire sur la rambarde, alors… enfin, j’ai voulu prendre l’air et j’ai… enfin, excusez-moi, s’il vous plait, je n’ai vraiment pas fait exprès…

Mais Engen, toujours jovial :

— Eh ! Oh ! Dashiell ! Calmez-vous, mon vieux ! Un peu de neige, ce n’est pas grave, vous savez. J’ai même trouvé ça plutôt rigolo… surtout venant de votre part !

— Ah ! Eh bien, je préfère… mes excuses, encore une fois…, continuait Dashiell en bredouillant.

— Dites-moi, Stiller, a continué le Suédois en riant franchement, on dirait que je vous fais peur. Faudrait quand même pas me prendre pour un gangster !  Allez, salut ! Et dormez sur vos deux oreilles. On est toujours copains ! Pas vrai ?

Et il s’est engouffré dans la Chrysler. Dashiell a regardé la voiture se dégager du trottoir, tourner à gauche le long des murs de la Sorbonne et descendre lentement en direction de la Seine. Quand elle a disparu dans la rue des Écoles, il est rentré dans sa chambre et il s’est allongé tout habillé sur le lit, crispé, les bras le long du corps, les yeux écarquillés, fixés sur le filament orangé de la lampe qui pendait du plafond. Au bout de quelques instants, sa respiration a commencé à se calmer et son dos à se détendre. Épuisé, il a fini par s’endormir. Et tout de suite, les phares sont revenus.

A SUIVRE

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