Ne nous fâchons pas !

Un petit incident que j’ai vécu tout récemment m’a rappelé cette excellente comédie de Georges Lautner que fut « Ne nous fâchons pas ! » et dont je donnerai bientôt un extrait dans un rendez-vous à cinq heures.  Voici la chose :

L’autre dimanche, c’était tôt dans l’après-midi, du côté de l’Institut. Il faisait nuageux avec éclaircies, sans chaleur ni averse annoncée. Comme le confinement l’exigeait, les restaurants, les cafés, leurs terrasses étaient fermés. De ce fait, probablement, un grand concours de badauds se pressait dans les rues, sur les quais et sur les berges de la Seine.

Moi-même, j’arrivais sur le Quai Malaquais — j’aime beaucoup ce nom, Quai Malaquais, pas vous ? — par la rue Bonaparte. Mon intention première était de traverser les voies de circulation pour me rendre sur le Pont des Arts qui, ce jour-là, se trouvait un peu plus loin sur ma droite. Sur la chaussée, les automobiles, très nombreuses, n’avançaient que par à coup — on ne dit pas pas à pas pour une automobile. Le petit bonhomme était rouge, donc il n’était pas question de traverser, ni pour moi, ni pour les autres passants qui se pressaient à mes côtés sur le trottoir.

À gauche, on entendait la sirène désespérée d’une ambulance qui tentait de franchir le Pont du Carrousel vers la Rive gauche à travers une concaténation de carrosseries. À droite, sur le Pont-Neuf, des manifestants manifestaient contre les manifestations bien trop fréquentes au gout des manifestants. Bref, tout le quartier était pris en masse comme le port de Mourmansk en plein hiver.

Tout à coup sur le Quai Malaquais — Ah ! le Quai Malaquais !… — le flot des automobiles avança de quelques mètres, une demie douzaine, pas plus, puis se figea à nouveau dans cette nouvelle situation : d’un côté, les badauds piaffant sur le trottoir devant le petit passage pour piétons sous l’œil autoritaire du petit bonhomme rouge et de l’autre, les voitures arrêtées sur trois files, y compris sur le gué pour piétons peint par terre.

L’impatience des piétons n’avait rien à envier à celle des chevaux qui piaffent au départ du Grand Prix de Diane. La lassitude des automobilistes était aussi évidente que celle du parisien ordinaire devant les dernières expressions de la déraison dominante à la Mairie de Paris.

Bref, la tension montait. Elle atteint son paroxysme lorsque le petit bonhomme rouge, inconscient des conséquences qu’allait entrainer son inconstance, changea de couleur et la situation.

C’était donc maintenant aux piétons de passer, mais ils ne le pouvaient pas, empêchés qu’ils étaient par ces voitures immobilisées à un endroit où elles n’auraient pas dû l’être.

Mon voisin de trottoir, homme ordinaire — je veux dire par là qu’il n’était remarquable en rien, ni par sa taille, ni par sa vêture, ni par son visage ou même son attitude — accompagné de sa femme ordinaire — dans les deux sens du terme — la cinquantaine déjà sonnée, se trouvait bloqué dans son élan traversier par une auto noire de marque allemande et de milieu de gamme. Son conducteur, qui venait d’abandonner tout espoir de parvenir Place de la Concorde avant la nuit, était affalé, maussade, sur son siège en alcantara surpiqué, méditant quelque supplice qu’il ferait subir dès que possible aux responsables de la circulation à l’Hôtel de Ville. C’est alors que l’homme debout et fâché, se penchant vers la vitre ouverte de l’Audi A4, invectiva l’homme assis et las :

— Ah ! C’est malin ! Gros connard !

L’apostrophé las ne réagit pas, affectant d’être perdu dans ses rêves de tortionnaire putatif. Mais l’homme fâché debout poursuivit :

— Et maintenant, comment je traverse, moi ? Gros connard !

L’homme assis las fit un geste d’impuissance en désignant la voiture qui se trouvait arrêtée devant la sienne et qui manifestement l’empêchait de dégager le gué.

Cette agression, aussi vulgaire que verbale, était d’autant plus surprenante qu’elle provenait d’un individu ordinaire au sens précisé plus haut et vraisemblablement peu ou pas entraîné aux conséquences physiques et punitives que pourrait induire une telle grossièreté à l’égard d’un automobiliste, fut-il immatriculé ailleurs qu’en 2A ou 2B.

Défenseur constant de l’opprimé contre l’oppresseur, de la veuve contre l’orphelin et de l’automobiliste contre le piéton, je voulus intervenir dans cette dispute avant qu’elle ne se calme d’elle-même dans l’indifférence générale de ce beau dimanche ensoleillé car, comme dit le proverbe, il faut savoir se battre tant qu’il fait chaud. Quand je dis se battre, ceux qui me connaissent auront compris que c’est au sens figuré que je souhaitais me battre. Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, je confirme : c’est bien au sens figuré que je souhaitais me battre.

Pour ce faire, plusieurs options s’offraient à moi.

La première, plutôt littéraire et argumentative, consistait en une adresse à l’agresseur :

— Monsieur, était-il vraiment nécessaire d’user de ce langage de technicien de surface ? Et devant une femme de surcroit ! Non, Monsieur, le fait que ce soit la vôtre ne constitue pas une excuse suffisante pour rendre votre discours acceptable. Par ailleurs, cher Monsieur, si vous désirez à ce point et de toute urgence traverser le Quai Malaquais — mon Dieu que j’aime ce nom ; mon rêve serait d’habiter au quarante-quatre Quai Malaquais, mais c’est sûrement hors de prix —  il vous est loisible de contourner ce véhicule par l’avant, car l’espace qui règne entre lui et la voiture qui le précède vous le permet tout à fait. Il est donc à la fois inconvenant, inutile et contre-productif d’insulter ce conducteur qui n’en peut mais.

La deuxième option consistait à me mettre, quoi qu’il m’en coutât, au niveau rhétorique de l’agresseur. Par exemple :

— Eh, ta gueule, eh, Dugland ! Traverse donc avec ta pouffiasse et arrête d’emmerder le monde !

Mais, me rappelant le vers immortel d’Alfred de Vigny « Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. », j’optais pour la troisième solution et c’est sans prononcer un seul mot que j’ai poussé le bonhomme sous les roues de trois Vélib qui, machinalement, grillaient le feu rouge de conserve.

Bientôt publié

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7 réflexions sur « Ne nous fâchons pas ! »

  1. Ce matin rue de Vaugirard j’ai été bousculé rudement par un trotinettiste me doublant sur le trottoir. J’ai crié naturellement « connard ». Le connard s’est retourné et m’a répliqué « ta gueule ducon ». Ducon? J’avoue avoir préféré ça à « vieux con ».

  2. « Le temps ne fait rien à l’affaire
    Quand on est con on est con »
    Chantait Georges Brassens
    (Con caduc ou con débutant ajoutait-il)

  3. Petit, grand, vieux, sale, gros, pauvre, jeune ou triple, étalon ou de la dernière averse, on est toujours le con de quelqu’un.
    Mais tant mieux, parce que, comme disait je ne sais plus qui : Ce sont toujours les cons qui gagnent ; ils l’emportent par le nombre.

  4. Contrairement à mon habitude matinale, je découvre cet après-midi cet excellent texte dont le maître mot est connard, et même gros-connard. Alors cela me rappelle une petite expérience survenue récemment devant chez moi en Bretagne où beaucoup de promeneurs de chiens locaux, bretons donc, passent le matin. Arrivé au portail, je constate un magnifique étron posé là en pleine vue par le molosse de l’un de ces promeneurs qui vient de passer, et, fâché, je dis à ma femme qui se trouvait là « c’est encore ce gros-connard qui nous a laissé un avis de passage » (je parlais du maître, pas du chien). Au même moment, passe une autre habituée accompagnée de son affreux teckel, Madame L., une professeur de français à la retraite, à l’ouïe fine, connue pour être une grande donneuse de leçons et qui me dit « je vous ai entendu traiter ce brave Monsieur J. de con, sous-entendu que les bretons seraient tous des cons, c’est inadmissible ». Je lui dit « non, je l’ai traité de connard, c’est à dire de crétin si vous préférez, rien à voir avec con, connard n’est en rien un diminutif de con, ce qui n’empêche pas qu’on peut être les deux à la fois ou en alternance ». La suite de cet incident n’a pas d’intérêt, sinon là aussi une leçon. Avec les insultes il faut être précis et les employer à bon escient. Par exemple, « pauvre con » (dixit Sarko au Salon de l’Agriculture) c’est pas pareil que « sale con » comme certains journalistes ont cru bon de l’interpréter. « Mort aux cons » est acceptable et même riche, c’est un vaste programme comme le disait de Gaulle, alors que « mort aux connards » ne percute pas. Qu’ils se rassurent, les connards et connardes ont de beaux jours devant eux et n’ont rien à craindre (sauf les Velib!).

  5. J’ai dû chercher, mais j’ai retrouvé la référence. Guy Béart… Comment ai-je pu oublier ça ?

  6. Le long du quai Malaquais, un dragon déambulait. Ah! Quelle journée, la destinée à quoi ça tient ? on n’en sait rien ! Rien.

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