Les retours de Jules César (3)

César est fatigué

César a cinquante-six ans et il est fatigué.

Des années de manœuvres politiques, des années de guerres extérieures suivies d’années de guerre civile, tant de difficultés dressées devant lui depuis si longtemps, tant d’oppositions stériles mues par des intérêts particuliers, tant d’ignorance et d’hypocrisie, tant de bêtise et de mesquinerie, de lâchetés, de trahisons… De tout cela, César est fatigué.

Depuis quelques mois, la nuit, quand ils sont couchés tous les deux côte à côte, Calpurnia ose lui parler. Dans la lueur tremblante de la lampe, elle lui dit doucement qu’il a eu bien assez d’aventures, de blessures, de chevauchées, de femmes, qu’il est maintenant couvert d’argent, de puissance et de gloire. Elle lui dit qu’il serait temps qu’il s’arrête, que sa chance va tourner, que les augures qu’elle consulte chaque jour sont mauvais. Elle lui dit qu’elle aimerait qu’ils se retirent tous les deux dans la propriété qu’elle a hérité de son père, là-bas derrière les montagnes. Dans son souvenir d’enfant, le domaine était immense et magnifique. On lui a dit que, sur les coteaux, les vignes y étaient excellentes, et que, dans les vallons, la terre y était grasse et riche. Ils y seraient tranquilles, loin des intrigues et des perversités de Rome. Il pourrait chasser, chevaucher, se promener sans fin, étudier l’astronomie, et même, si cela l’amusait, diriger le domaine.

César n’a jamais ressenti la moindre passion pour Calpurnia. Il l’a trompée de multiples fois au cours de ses campagnes et, depuis qu’il est de retour à Rome, il continue de la tromper. Mais il éprouve une profonde estime pour cette grande et noble femme que la nécessité des alliances politiques lui a fait un jour choisir pour épouse. Il la traite avec respect, et parfois, il lui arrive même de tenir compte de ses avis. Mais sur ce point, César refuse de l’écouter. Rome a besoin de lui. S’il s’en allait maintenant, la République retomberait entre des mains incapables, des mains de gras patriciens, obsédés par l’argent et les plaisirs ou, pire encore entre des mains de chevaliers de petite noblesse, arrivistes et maladroits. Lui parti, seul Pompée, son vieil adversaire, aurait pu éviter le chaos et maintenir une République puissante. Mais Pompée est mort. Bien sûr, il y a Marc-Antoine, son fidèle ami, loyal, courageux, audacieux même. Marc-Antoine est un formidable soldat, un excellent général. Mais il n’est que cela, sans vision de l’avenir, sans finesse ni diplomatie. Et puis, Marc-Antoine sacrifierait tout à un plaisir immédiat. Impossible de lui confier l’Etat. Non, César doit rester, pour le bien du peuple, pour le salut de la République. Et puis, César, commander à quelques centaines de paysans ? Surveiller la hauteur des blés ? Impossible, il mourrait de honte et d’ennui. Non, il doit poursuivre sa tâche.

Et pourtant, César est fatigué. Souvent, à l’aurore, quand il se promène sur la terrasse de sa villa, il regarde le soleil pointer derrière la colline du Quirinale, et il caresse une vieille idée, une idée qui lui était venue au lendemain de la bataille de Pharsale. Cette victoire écrasante contre une armée bien supérieure, cet immense triomphe personnel lui avait pourtant laissé un goût étrange d’inutilité et un sentiment nouveau de découragement. Un court instant, pour la première fois, alors que devant sa tente il regardait le soleil de lever, il avait pensé qu’il serait doux de laisser là ses armées et de poursuivre vers le sud jusqu’à Athènes, accompagné seulement de quelques amis et de quelques serviteurs. Il pourrait acheter un domaine, s’y installer pour un mois, pour un an, pour toujours. Il demanderait à Cicéron de le rejoindre. Ils fonderaient une académie. Ils réuniraient autour d’eux des savants, des philosophes, des poètes. Ensemble, ils déambuleraient sous les portiques, ils exploreraient les sciences mathématiques, ils agiteraient des idées abstraites, ils écriraient des poèmes. Ils chercheraient l’origine du monde, le sens de la vie, le pourquoi de la mort. Il pourrait enfin vivre, vivre sans comploter, sans déjouer, sans calculer, sans tuer. Vivre, vivre et écrire, laisser dans l’histoire une trace, une trace plus belle que celle d’un grand conquérant, plus utile que celle d’un subtil dictateur, plus profonde que celle de l’empereur éclairé qu’il avait un jour rêvé d’être.

Et puis, quand les trompes avaient sonné l’heure du premier rassemblement des légions, il avait secoué ses épaules, chassé cette chimère et repris sa marche vers le pouvoir absolu.

C’était il y a quatre ans, et ce matin, alors qu’encore une fois, il regarde le jour se lever, l’idée d’abandonner le pouvoir le reprend. Pourtant, l’incroyable chemin qu’il  a parcouru depuis Pharsale l’a amené jusqu’au pied de ce pouvoir suprême qu’il recherche depuis toujours. Le Sénat vient de le nommer dictateur pour dix ans. Encore un peu d’habileté, encore un peu d’argent versé, et sur un mot de lui, devant la populace grisée par l’enthousiasme, Marc-Antoine lui tendra le diadème, simple couronne de lauriers tressés. Alors César l’acceptera et c’en sera fait : par acclamations spontanées, sous une pluie de pétales de roses, il sera désigné empereur, empereur à vie. Tout est prêt, il suffira qu’il prononce le mot et le sort en sera jeté.

Mais César ne se décide pas. Ses deux mains appuient de plus en plus fort sur la balustrade de la terrasse. Il commence à trembler et à grincer des dents. Il sent monter en lui cette tension qu’il connaît bien et qui prélude à ces crises dont il est coutumier. Pour vaincre celle qui s’annonce, il boit de cette décoction de lait de chèvre, de miel et de poivre que l’on conserve toujours à portée de sa main. Mais, contrairement à l’habitude, au lieu de lui apporter le calme accompagné de cette grande faiblesse qui est le signe que la crise est désormais passée, la potion a fait naître au fond de son âme un sentiment nouveau de plénitude heureuse. Il sait ce qu’il va faire, sa décision est enfin prise : demain matin, à la Curie, ce sera la séance des Ides de Mars, et devant les sénateurs rassemblés, il renoncera à sa charge. Il leur dira que son but n’était pas d’obtenir le pouvoir suprême, mais d’affermir la République en soumettant les ennemis de Rome aux frontières et en ramenant la paix à l’intérieur. Ces tâches sont maintenant accomplies. Son rôle est terminé. Profitant de la stupéfaction certaine de l’assemblée, il lui demandera de confirmer dans l’instant la nomination de deux consuls à la tête de la République : Marc-Antoine et Brutus. La force et le génie militaire de Marc-Antoine, le meilleur des généraux que Rome ait jamais connu, la droiture et l’intelligence de Brutus, le plus noble des fils de la plus noble des familles de la Cité, et l’attachement indubitable des deux hommes à la République lui assureront la stabilité et la prospérité. Pour ce qui le concerne, il ne prendra plus aucune part aux affaires politiques, et avant la fin du mois de Mars, il aura quitté Rome pour se retirer définitivement à la campagne.

César est maintenant calme et serein. La crise est passée, la fatigue est tombée de ses épaules, il se sent à nouveau fort, mais sa décision n’a pas changé. Il pense un instant envoyer des messagers à travers la ville pour en avertir les sénateurs avant la séance de demain. Mais cette bande composée pour la plus grande partie d’incapables corrompus ne mérite pas de tels égards et César se réjouit à l’avance de voir leurs mines ébahies lorsqu’il leur annoncera sa décision.

Marc-Antoine et Brutus ? Peut-être faudrait-il prévenir Marc-Antoine et Brutus ? César agite cette pensée un instant, puis il décide qu’il n’en fera rien. Ses deux amis pourraient tenter de le faire changer d’avis et César n’a nulle envie d’écouter leurs arguments. Demain matin, devant toute la Curie assemblée, il leur fera cadeau du pouvoir. En échange, il ne leur demandera qu’une seule chose : qu’ils fassent dresser au milieu du nouveau forum un simple buste de lui avec sur le socle cette seule inscription :

AUX IDES DE MARS DE L’ANNEE DCCIX
CAIUS JULIUS CAESAR A QUITTE ABSOLUMENT LE POUVOIR ABSOLU

 

 

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