Le Cujas (79)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Treizième  partie

J’ai encore tenu le coup pendant un an, et puis j’en ai eu assez de la comédie que je devais jouer tous les jours devant les copains. J’ai téléphoné à mon père pour lui dire que je rentrais à New-York et j’ai quitté Pittsburgh sans rien dire à personne.

J’ai été embauché au siège, sous mon vrai nom cette fois-ci, au service comptable. On m’y a accueilli avec empressement. Tout le monde savait très bien qui j’étais et que je n’y resterais pas longtemps. Je suis passé à la Direction financière six mois plus tard et, le 1er décembre 41, une semaine avant Pearl Harbor, j’ai été nommé Directeur Fiscal et Financier. Brillante carrière, n’est-ce pas, Antoine ?

— Effectivement, Dashiell, mais ne soyez pas amer. Vous aviez les diplômes pour ça, non ? Et puis, je suis sûr qu’on ne vous aurait pas donné ce poste si vous n’aviez pas été capable de le tenir.

— Peut-être… ça m’est difficile de juger. D’ailleurs, on ne le saura jamais, parce qu’en août, je me suis engagé dans l’infanterie parachutée. La suite, vous la connaissez…

Antoine craignant que Dashiell ne s’arrête là, il voulut le relancer dans une nouvelle direction.

— Vous m’avez dit hier soir que vous ne saviez pas ce que vous alliez faire après la guerre. Vous n’allez pas retourner dans votre beau bureau de Directeur Fiscal et Financier ? Ça m’a impressionné, ça, vous savez…

— Je ne crois pas, Antoine… je ne crois pas. L’idée de reprendre ce boulot m’effraie. C’est un boulot intéressant, c’est certain, mais c’est froid, sans risque, tout tracé, trop payé… après tout ce que j’ai vu, la souffrance, la mort, la lâcheté, le courage, l’amitié, la camaraderie… passer le reste de mes jours à calculer des rentabilités ou à chercher les meilleurs moyens d’éviter le fisc, ça me parait impossible…

— Écoutez, mon vieux. Je vais vous donner un conseil. Je ne suis surement pas le mieux placé pour ça : je ne vous connais que depuis vingt-quatre heures, je ne sais pas grand-chose de votre pays et rien de votre métier actuel. Mais ce que je sais de façon certaine, c’est qu’après la guerre, la vie ne pourra plus être la même qu’avant. Tout va changer, ici comme en Amérique ! Il y a tellement de gens qui vont devoir repartir de zéro… Dans quelques mois, il y aura des opportunités formidables, vous allez voir ça ! Ce que je sais aussi, c’est que, dans tout ce que vous m’avez raconté, une seule chose m’a semblé vous intéresser, c’est la photographie. Vous avez peut-être manqué de persévérance, de confiance en vous, mais visiblement vous aimiez ça. Maintenant, je me souviens de votre enthousiasme quand nous avions discuté après votre photo sur le Boulevard Saint-Michel : vous aimiez la photo, mon cher !  Vous aviez l’air d’être fait pour ça ! Alors foncez, Dashiell, allez-y ! Ne reprenez pas ce boulot qui vous ennuie, et tant pis pour votre père. C’est votre vie, pas celle de votre père ! La sienne est faite, quelle qu’elle soit. Quittez New-York ! Allez faire de la photo chez les indiens d’Arizona ou les esquimaux du Groenland ! Partez en Afrique tirer le portrait des Zoulous ou à Paris photographier les jolies filles… Croyez-moi, mon vieux. Faites ce que vous avez envie de faire… Vous avez à peine trente ans, vous avez survécu à la guerre, vous avez de la chance, mais méfiez-vous, la vie est brève… Croyez-moi, Dashiell, allez-y !

Dashiell restait silencieux, les yeux fixés sur son bol de café.

— Excusez-moi, Dashiell, lui dit Antoine, je me suis emballé, je n’aurais pas dû… Après tout, ce n’est pas…

Mais Dashiell l’interrompt :

— Non, non… Vous avez raison, ça ne peut pas continuer comme ça… Il faut que… Mais, la photo… je ne sais pas…

— Eh bien, trouvez autre chose… le cinéma… la peinture… l’écriture… Tenez ! Vous êtes sensible, vous venez de vivre des instants incroyables… trouvez un style, un point de vue et racontez votre guerre, l’entrainement, les premiers sauts, la Normandie, les hommes sous vos ordres, les Ardennes, tout ça… ou alors racontez votre tour de l’Europe… pourquoi pas ? Un roman d’apprentissage, c’est formidable pour commencer !

Dashiell réfléchit encore, puis il se met à penser à haute voix :

— Mon tour d’Europe, oui, pourquoi pas ?… les gens rencontrés, les villes… la petite Molly à Londres… la montée du nazisme à Berlin… l’Opéra de Vienne… et Rome, Oui, Rome… je pourrais peut-être faire ça…

— Bien sûr que vous pourriez faire ça. Écoutez, mon vieux, quand la guerre sera finie, venez à Paris. Tous les américains qui veulent écrire viennent à Paris. Vous pourriez habiter chez moi, en plein cœur de Saint-Germain des Prés. Il n’y a pas de meilleur endroit pour écrire, vous verrez.

— Vous croyez vraiment que…

— Puisque je vous dis que je vous invite. Ça ne manque pas de place chez nous, rue de l’Université. On vous trouvera bien une petite chambre sous les toits… comme ça, vous serez vraiment dans l’ambiance ! Rien de tel qu’une mansarde à Saint Germain des prés pour avoir du génie. Allez, promettez-moi que vous viendrez !

— Franchement, Antoine, je ne sais pas… C’est une sacrée décision, vous savez ? Changer de métier, surtout pour celui d’écrivain, changer de pays, quitter sa famille, même si… enfin… vous avez sans doute raison… tout va changer, il faut que tout change, et moi aussi, je dois changer… c’est tentant, Antoine, très tentant… mais il faut que j’y réfléchisse encore un peu… en tout cas, votre proposition me touche énormément….

— Allez ! N’hésitez plus, Dashiell ! Acceptez ! Et puis, j’ai très envie de vous faire visiter mon Paris, et puis aussi, pourquoi pas, Vauvenargues… Et surtout, vous rencontrerez Isabelle. Vous verrez, c’est une femme extraordinaire, jeune, belle, cultivée, passionnée, drôle…

Antoine se tait un instant, puis il reprend :

— Isabelle… Je lui ai fait vivre des moments difficiles ces dernières années. Vous vous rendez-compte qu’après deux ans de camp de prisonniers, je lui ai fait vivre encore deux autres années terribles…  elle m’a soigné, aidé, aimé pendant toute cette horrible période où j’étais désespéré. Et moi, je suis parti !… sans rien lui dire… juste une lamentable lettre d’adieu… je l’ai laissée sans nouvelle depuis tout ce temps… pas une lettre, pas un message, rien… Lorsque je suis parti dans le maquis et ensuite dans la 1èreArmée, j’étais absolument certain de mourir. D’ailleurs, je crois que par moment, c’est bien ce que je cherchais. Mais maintenant, j’ai compris. C’est fini tout ça ! Dans un mois, dans trois mois, la guerre sera terminée. J’irai la retrouver. Elle comprendra, elle a déjà compris, j’en suis sûr, et elle me pardonnera. Nous allons vivre ensemble… à Paris… à Vauvenargues… où elle voudra… Je travaillerai, je serai prof ou banquier… ou écrivain, n’importe quoi qui me permette de rester près d’elle. On aura un enfant, deux enfants, trois enfants, je ne sais pas, mais on va être heureux. Nous allons vivre… tous les deux… enfin !

Antoine s’était levé de sa chaise, et ses dernières phrases, il les avait dites en marchant de la table à la fenêtre, de la fenêtre au canapé, du canapé à la table. Exalté, il ne parlait plus à Dashiell, il s’adressait au monde. Comme il s’était tu depuis quelques secondes, Dashiell lui demanda :

—Mais Isabelle, est-ce qu’elle sait tout ça ? Vous me dites qu’elle n’a eu aucune nouvelle de vous depuis des mois, depuis votre lettre d’adieu. Tout ce qu’elle sait c’est que vous l’avez quittée froidement, pour toujours. Vous devriez peut-être lui écrire, lui dire que vous êtes vivant, que vous allez revenir et que vous voulez vivre avec elle…

— Vous avez raison, je vais le faire… bientôt. Mais la guerre n’est pas tout à fait finie…, j’aimerais mieux… vous comprenez… j’aimerais mieux attendre d’être sûr… mais je vais le faire… bientôt…

— Le plus tôt sera le mieux, Antoine. Le plus tôt sera le mieux…

À SUIVRE

Bientôt publié

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