Le Cujas (62)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Neuvième partie

Un jour, il est même monté à l’appartement et il a menacé Antoinette de dénoncer son trafic à la police, tout ça devant les clients en train de diner. Ça ne lui a pas plu du tout à l’Auvergnate. Ça pouvait nuire à son commerce et en plus elle risquait gros s’il la dénonçait vraiment. Elle voulait savoir si je pouvais faire quelque chose ? Ben, évidemment que je pouvais faire quelque chose ! J’ai juste envoyé Sammy demander gentiment à l’artisan d’arrêter ses conneries. Et Sammy, quand il demandait gentiment, c’était ça qui fichait la frousse aux gens. A partir de là, Marteau est resté tranquille dans son atelier, bien content qu’on n’y fiche pas le feu.

Alors, ça vous change la couleur du tableau, pas vrai ?

Vous savez, Dashiell, les gens adorent parler d’eux mais ils ne disent jamais, jamais  la vérité vraie. Ils racontent ce qu’ils ont envie que vous croyiez d’eux. C’est humain, mais faut le savoir. Marteau, il ne tenait pas à ce que vous sachiez qu’il s’était fait virer comme un malpropre du lit d’Antoinette. Il préférait faire le fier, le mystérieux, le genre « ça me regarde », l’homme d’honneur plutôt que le cocu prêt à aller se plaindre à la police. Pareil pour Antoinette : elle vous a joué les veuves méritantes alors qu’elle s’envoyait en l’air avec le joyeux personnel et la moitié du quartier pendant qu’elle s’enrichissait dans le marché noir.

Mais attendez ! Pour ce qui est de vous avoir raconté des histoires, les plus forts, c’est pas ceux-là. Vous allez voir. Bon, je passe sur Simone. C’est une brave fille, mais c’est sûr que c’est pas une épée… Alors, comme elle ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe, elle a pas grand chose à raconter et plutôt rien à cacher.  Donc, ce qu’elle vous a dit, c’est à peu près vrai. Mais pour ce qui est de Cambremer et de Casquette, c’est une autre affaire !

Tenez, prenez Casquette… Qu’est-ce qu’il vous a dit Casquette ? Que c’était Sam qui lui avait tout appris, que c’était lui qui l’avait fait entrer dans la bande, que l’idée du Marquis, c’était encore lui ? Tout ça, c’est vrai. Et j’avais pas à regretter de l’avoir pris, Casquette. C’était un sale gamin, mais il avait montré qu’il en avait, et ça, ça m’allait bien. Mais ce qu’il vous a pas dit, c’est que petit à petit, il s’est senti un peu méprisé par Sam, et puis de plus en plus. Il a réalisé que dans le partage du fric, c’est toujours lui qui avait la part du pauvre, que ses filles, ses cravates, sa voiture avaient moins d’allure que celles de Sam. Et puis faut dire que Sam avait un sacré sens de l’humour et que Casquette, qui n’en avait pas ça, il en faisait souvent les frais. Il est venu me parler un jour. C’était à propos de ses parts dans le Marquis. Il aurait voulu que je dise à Sam de faire égalité avec lui. Moi, bien sûr, j’ai refusé tout net. J’allais quand même pas me mettre entre deux de mes bonshommes. Je lui ai dit de régler lui-même ses affaires avec son associé, mais je suis sûr qu’il n’a pas osé. Alors, il est devenu de plus en plus amer. Oh ! J’étais pas à le surveiller sans arrêt, mais je m’en suis aperçu à tout un tas de petites choses. Quand je passais au Marquis pour voir comment marchaient les affaires, il me faisait des réflexions un peu aigres, comme quoi c’était lui qui faisait la plus grande partie du boulot pendant que Sam faisait l’important, qu’il était pas assez payé pour ça… plein de petits trucs de ce genre. Moi je voyais bien qu’il n’y avait pas que les questions d’argent qui le turlupinait. Casquette n’était pas content ; il était jaloux de Sam, jaloux de son aisance, de sa voiture, de sa femme et du fric qu’il gagnait. La jalousie, c’est terrible, Dash. Ça vous pourrit la vie, ça vous fait faire de ces trucs… des trucs qu’on regrette après, comme moi avec Maja à Oslo, mais c’est trop tard… Enfin… Et vous, vous êtes jaloux, vous ?

Tant mieux. Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que j’aurais mieux fait d’en parler à Sam ; ça aurait peut-être changé les choses, on ne sait jamais. Mais à ce moment-là, j’avais d’autres affaires en cours que Le Marquis et ça m’occupait pas mal. Alors j’ai laissé couler. Et Casquette … Non, faut pas que je raconte comme ça.
Bon ! Simone vous a dit comment ça c’était passé : le matin de bonne heure, les flics qui débarquent chez Sammy et qui lui déballent tout un truc, comme quoi il s’appelait pas Philippe Portier mais Samuel Goldenberg, né à Rovno en Pologne, en possession de faux papiers, de race juive et qu’il avait cinq minutes pour faire sa valise. Sitôt les flics partis, elle a téléphoné à Casquette, mais ça répondait pas. Alors, elle s’est habillée en vitesse et a couru chez moi. Tout de suite, je me suis mis à téléphoner dans tous les sens et à envoyer des hommes un peu partout pour essayer de savoir ce qui se passait. Les nouvelles n’étaient pas bonnes et ça sentait vraiment mauvais pour Sammy : les Allemands avaient décidé une grande rafle de Juifs et Sammy en faisait partie. Ils commençaient à les rassembler au Vél d’hiv, un stade couvert du côté de Grenelle. Quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai passé des coups de fil à tous les amis que je pouvais avoir à la Kommandantur, à l’ambassade, aux Affaires Juives, et même à Vichy. Mais rien, personne ne pouvait m’aider à le faire libérer, personne ne savait même où il était. On a fini par avoir des renseignements au bout de trois ou quatre jours par un client du Marquis, un officier allemand, mais il était trop tard pour faire quoi que ce soit. Toute la bande était atterrée. C’est qu’on l’aimait bien, Sammy. Il y avait une question qui me turlupinait, quand même : comment que ça se faisait que les flics savaient que Sammy avait des faux papiers, qu’il s’appelait Samuel Goldenberg, qu’il était né à Rovno, en Pologne. Moi-même, je ne savais pas tout ça. Bien sûr, je savais qu’il était juif polonais, qu’il avait des faux papiers, mais je ne savais pas qu’il était né à Rovno, un bled dont je ne connaissais même pas l’existence. Alors, je me suis dit que Sammy avait dû être balancé.  À cette époque, c’était une sorte de sport à Paris, de dénoncer des Juifs, alors pourquoi pas Sammy ? Balancé, mais par qui ? Un type d’une autre bande à qui il aurait fait du tort ? Un cave qu’il aurait rançonné un peu trop fort ? C’est que dans notre métier, on se fait pas que des amis, pas vrai ? J’ai tourné ça dans ma tête pendant longtemps, et puis les semaines ont passé. On était sûrs maintenant que Sammy ne reviendrait jamais. Alors, il a bien fallu qu’on se réorganise sans lui. Qu’est-ce que vous voulez ? Les affaires… Le temps a passé et puis, forcément, on a pensé à Sammy de moins en moins et puis plus du tout.

À SUIVRE

Bientôt publié

15 Mai, 07:47 Bons numéros (4)
16 Mai, 07:47 Les retours de Jules César (1)
17 Mai, 07:47 Le Cujas (63)
18 Mai, 16:47 Rendez-vous à cinq heures à la Terrasse des Naufragés

2 réflexions sur « Le Cujas (62) »

  1. Je corrige: c’est plutôt Casquette qui en avait ras le bol de son comparse Sammy. Faut bien dire que sous son couvre chef, y avait pas de chef.

  2. Sammy en avait ras la casquette de son comparse. Rififi chez les hommes quoi!

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