Le Cujas – Chapitre 8 – Georges Cambremer (intégral)

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Bonjour Monsieur Stiller, asseyez-vous je vous prie. Une première question, si vous le permettez : préférez-vous que nous ayons cette conversation en français ou en anglais ?

Tant mieux. Je vois que vous êtes très familier de notre langue. En français, donc. Vous savez que Bob Dunbarr ne tarit pas d’éloges sur vous ? Excellente famille, brillante université, ami de la France, journaliste, écrivain. Je n’ai donc pas hésité une seconde pour vous accorder cet entretien, ceci, je dois dire, malgré un emploi du temps plutôt chargé ces derniers temps. Vous n’ignorez pas que nous sommes au bord d’une crise ministérielle… Oui, c’est assez fréquent par ici. Alors, les réunions à tout instant, les conversations de couloir, les convocations à l’Assemblée Nationale, dans les ministères ou même à l’Élysée, tout cela prend un temps fou.

Non, je vous remercie, mais à vrai dire demain ou la semaine prochaine, je serai tout aussi occupé qu’aujourd’hui. Cet après-midi, je crois pouvoir disposer de toute une heure. Alors, je vous écoute…
Viviane, mon petit, apportez-nous donc deux cafés, voulez-vous ? Veillez aussi à ce que l’on ne nous dérange pas. Je vous remercie. Donc, cher Monsieur Stiller, que puis-je faire pour vous ?

Cette photo ? Tiens, mais c’est moi, ça ! Avec Antoine ! Et cette fille aussi ! Comment s’appelait-elle déjà ? Simone, oui c’est ça, Simone ! Comme c’est drôle ! L’avant-guerre, les études, les années insouciantes… Vous vous rendez compte ? On commençait à peine à parler d’Hitler… Non, je ne l’avais jamais vue. Elle a dû être prise Boulevard Saint-Michel. Mais dites-moi, comment êtes-vous en sa possession ?

Ah ? Non je ne me souviens pas, ni de la photo, ni de vous. Vous voudrez bien m’excuser, mais elle doit dater d’une bonne dizaine d’années, non ? Treize, dites-vous ? Treize ans ! 1935… Il s’est passé tellement de choses depuis…

Sur cette photo ? Qu’est-ce voulez-vous que je vous dise ? Que j’y vois d’abord et surtout mon ami d’enfance Antoine, Antoine de Colmont ?  Que c’était un type épatant ? Qu’il a été tué à la toute fin de la guerre ? Un héros… prisonnier en 40, évadé deux fois, résistant de la première heure, engagé volontaire dans la 1ère Division Blindée, mort au combat en mai 45 quelque part en Bavière… Un type brillant… il aurait pu accomplir de grandes choses, surtout aujourd’hui où tout est à refaire. Mais voilà…
Merci Viviane, vous pouvez vous retirer…
Veuillez m’excuser, Monsieur Stiller, mais chaque fois qu’il m’arrive de penser à Antoine, l’émotion me reprend à la gorge… Un peu de sucre ?
Vous comprenez, c’était un ami d’enfance…
Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, je devais avoir onze ou douze ans et lui, un an de moins. Mes parents louaient chaque été une villa dans les environs d’Aix en Provence. Un jour, nous sommes allés déjeuner chez les Colmont dans leur château de Vauvenargues. Je crois que mon père avait connu celui d’Antoine à la Fac de Droit à Paris. Je me rappelle presque chaque instant de cette journée. Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis que ce fut l’une des plus importantes de ma vie. Tout d’abord, c’est le jour où je suis tombé amoureux pour la première fois…
La mère d’Antoine, Madame de Colmont, devait avoir trente-cinq ans à l’époque ; à part ma mère, je n’avais jamais vu une femme aussi belle. À notre arrivée au château, elle ne m’avait pas embrassé comme toutes les amies de ma mère tentaient de le faire — je détestais ça ­— mais elle m’avait adressé un doux sourire et, en me tendant sa main, elle m’avait dit : « Bonjour Georges. Je sais que vous aimez beaucoup la lecture. Alors, vous devriez bien vous entendre avec notre fils Antoine, que voici. » Je n’en revenais pas qu’une si belle femme puisse me vouvoyer et me parler comme à un adulte. J’étais resté muet, planté là, sans pouvoir la quitter des yeux. Et puis, bêtement, j’avais voulu lui baiser la main mais, en m’avançant, j’avais trébuché. Dieu merci, elle n’avait pas ri. « Quel galant homme ! avait-elle dit en souriant, puis en se tournant vers son fils, Antoine, mon chéri, voulez-vous accompagner Georges jusqu’à la bibliothèque ? Vous lui montrerez les livres que vous aimez. Je vous ferai appeler lorsqu’il sera temps de passer à table. » J’étais tombé amoureux instantanément. Je crois que je le suis resté jusqu’à mes quatorze ans, quand je me suis mis à aimer une stupide cousine éloignée. Elle avait deux ans de plus que moi et elle ne me regardait même pas.
Après le déjeuner, Antoine me fit d’abord visiter le château. Il était parfaitement poli avec moi, mais malgré mon état de somnambule amoureux, je percevais une certaine hostilité de sa part, que bien sûr je ne comprenais pas. Le reste de l’après-midi fut consacré à la visite du parc. Antoine me montrait ses endroits favoris — le vieux pont sur la rivière, le platane tricentenaire, les fortifications — mais il le faisait avec une certaine raideur, plutôt par obligation, par politesse naturelle ou sur ordre de ses parents. Bref, mon premier contact avec Antoine fut plutôt froid. Des années plus tard, alors que nous étions devenus vraiment amis, il m’a avoué que ce jour-là, il avait tout de suite compris mes sentiments envers sa mère et qu’il m’avait détesté pour ça.
Le soir, en rentrant vers Aix, je me dis que je ne pourrai pas vivre longtemps sans revoir l’amour de ma vie. Dès notre arrivée à la villa, je déclarai à mes parents que j’avais passé une journée épatante, qu’Antoine et moi, nous nous entendions très bien et que j’aimerais beaucoup retourner chez les Colmont pour jouer avec mon nouvel ami. Mes parents étaient ravis. Dès le lendemain, ils téléphonèrent aux Colmont et la chose fut arrangée : chaque jour à dix heures, le chauffeur des Colmont viendrait me chercher pour m’amener à Vauvenargues et me ramener à mes parents le soir vers six heures. Quand j’arrivai au château le jour suivant, Madame de Colmont n’y était pas. J’étais désolé, mais sur l’assurance que je pourrai la voir dès le lendemain, je surmontai ma déception et je me consacrai complètement à Antoine et à ses jeux d’enfants. Ce fut une journée tout aussi extraordinaire que celle de la veille. Hier, je découvrais le grand amour et aujourd’hui, mon meilleur ami…
C’est aussi ce jour-là que j’ai rencontré Isabelle, Isabelle de Prosny, une cousine d’Antoine qui habitait en ville, à Aix. Ils ont fini par se marier, tous les deux. C’était prévisible : amis d’enfance, cousins éloignés, sang bleu… Pendant des années, jusque vers l’âge de quinze, seize ans nous avons passé presque tous les étés ensemble.

Antoine était très différent de moi. À vrai dire, j’étais plutôt aventureux, casse-cou, inconscient, emporté et, je dois le dire, aussi un peu vantard, et si j’aimais lire comme l’avait déclaré ma mère à Madame de Colmont, c’était surtout des romans d’aventures, Les Cinq sous de Lavarède, Vingt-mille lieues sous les mers, Fantômas, ce genre de choses. Au contraire, Antoine était calme et réfléchi. Il avait un an de moins que moi, il ne courait pas vite, il n’aimait pas jouer au football et il ne savait pas qui était Fantômas. Par contre, il lisait déjà Rimbaud, Stendhal et Corneille. Eh oui, Corneille ! Le Cid surtout… vous savez, les âmes bien nées, la valeur qui n’attend pas le nombre des années… Et pourtant, il grimpait aux arbres bien mieux que moi. Il faut dire qu’il avait construit lui-même une incroyable cabane dans un chêne gigantesque. Antoine était très fier de me dire que son arbre avait mille ans. Quand j’y pense aujourd’hui, je réalise que cette cabane était un véritable chef d’œuvre. Tout d’abord, elle était si haut perchée qu’il était impossible de la voir depuis le sol. Ensuite, parce que son accès était impossible aux non-initiés : le fût du chêne était trop gros pour qu’on puisse y grimper en l’enlaçant et ses premières branches étaient trop hautes pour qu’on puisse s’y accrocher. Le Sésame, c’était le tronc d’un sapin. Antoine en avait coupé les branches pas tout à fait à ras. Il le gardait caché dans les hautes herbes. La technique, c’était d’appuyer le tronc du sapin contre une certaine branche basse du chêne. On pouvait ensuite monter facilement à cette échelle naturelle et accéder au cœur de l’arbre. De là, on rejetait l’échelle dans les hautes herbes et on était isolé du reste du monde. La suite de l’ascension était facile. Il fallait juste résister au vertige. Une fois là-haut, c’était le paradis. D’ailleurs, j’y pense, c’est comme ça qu’il l’appelait, sa cabane. Il disait :  » On monte au Paradis ?  » ou bien :  « Le plancher du Paradis est en train de pourrir. Il va falloir monter des planches ». Nous en avons passé des heures, dans son Paradis, au milieu de ses bouquins et de ses jeux de société…
Mais je vous ennuie avec mes histoires de gamin. Je suis là, à m’attendrir sur des souvenirs d’enfance. Ce n’est pas pour ça que vous êtes venu me voir…

Je me demande bien pourquoi ça vous intéresse. Cette photo, c’est un prétexte, n’est-ce pas ? Vous êtes en mission pour votre journal ? Vous faites une enquête sur la mort d’Antoine ? Je me trompe ?

Vous ne répondez pas à ma question ? J’ai touché juste n’est-ce pas ?

Ah, décidemment mon cher, vous êtes trop mystérieux ?  Enfin, je n’insiste pas. Parlons donc d’Antoine.
Nous avons passé plusieurs étés comme ça à Vauvenargues, Antoine, Isabelle et moi. Et puis, les Colmont sont venus vivre à Paris dans leur hôtel de la Rue de l’Université. Ils voulaient qu’Antoine aille au Lycée Henri IV. Je crois que c’était en 27. Oui, c’est cela. C’est l’année où je suis entré en seconde à Janson de Sailly. A partir de ce moment, Antoine et moi, nous avons passé ensemble tous nos jeudis après-midi. Les usages étaient bien établis : un jeudi sur deux, le chauffeur des Colmont déposait Antoine en bas de chez moi — j’habitais avenue d’Eylau — et le jeudi suivant, c’était moi qui me rendais rue de l’Université à vélo. Nous commencions toujours par jouer au train électrique ou à je ne sais quel jeu de société, mais ça ne durait jamais longtemps. Très vite, sous n’importe quel prétexte, nous laissions tout en plan et nous nous mettions à discuter des choses de la vie, entre hommes ! À cette époque, j’avais une très nette tendance à trouver que tout le monde était idiot, et je le disais très fort ; les professeurs, les camarades de classe, les cousins, les cousines, tout le monde était idiot, ou froussard, ou faux-jeton, tout le monde, sauf les parents. Antoine, c’était tout l’opposé. Ce n’est pas qu’il aimait ses professeurs ou ses camarades de classe, mais ils ne l’intéressaient pas. Il n’en parlait pratiquement jamais et quand il le faisait, c’était de façon détachée, sans porter de jugement sur eux, comme s’ils étaient… comment dire ?… des sortes de figurants dont il fallait bien tenir compte mais sans réelle existence, presque des plantes, des objets. C’était surprenant chez un type de son âge, cette façon de voir les choses. Ce qui était surprenant aussi, c’est qu’à treize ans, il avait déjà une culture impressionnante. Dans nos discussions, quand je lui disais Tom Mix ou Tour de France, il me répondait Rimbaud ou Rocroi. Ça doit être pour ça que l’on s’entendait bien.
Nous ne nous voyions jamais pendant les week-ends : le dimanche était réservé à la famille et le samedi après-midi, j’allais jouer au foot au Bois de Boulogne avec les garçons d’un patronage. J’avais bien essayé d’y entraîner Antoine, mais sans succès. Pourtant, un jour, il avait fini par accepter d’assister à l’un de nos matchs. Il pleuvait. Nous, les joueurs, nous étions trempés, couverts de boue, surexcités, heureux… Lui, je le vois encore nous observer, à l’abri dans la limousine familiale. C’est à peine s’il en avait entr’ouvert la vitre. A la fin de la partie, il était venu jusqu’à moi sous son parapluie pour me dire qu’il avait trouvé le spectacle assez ennuyeux et carrément vulgaire et qu’il était surpris que je me plaise à ce pugilat braillard que nous appelions du sport.

Ça a été la cause de la première de nos vraies disputes. Emporté comme j’étais, je le traitai de fillette et de poule mouillée et je lui tournai le dos. Le jeudi suivant, je refusai de me rendre chez lui, mais le jeudi d’après, à l’heure habituelle, il se présenta chez nous. Il apportait un bouquet de fleurs pour ma mère et, pour moi, un livre. Le livre, c’était Les Aventures de Tom Sawyer. Sur la page de garde, il avait écrit : « À mon ami Georges, parce qu’il aime les aventures et parce que je l’aime ; à Paris, le 22 avril 1927 » Ce bouquin, je l’ai toujours. Regardez, il est là, dans ma bibliothèque. Tenez, prenez-le…
Voyez cette écriture ! Étonnant pour un garçon de treize ans, non ? Et l’emphase de cette dédicace ? Et en même temps sa simplicité ! Elle m’avait touchée au cœur, au point que j’en avais la gorge serrée. Tenez ! Encore aujourd’hui… Incapable de prononcer un mot, je ne fis que lui serrer la main. Il comprit. A partir de ce moment, nos relations changèrent. Je ne saurais vraiment dire ni pourquoi ni comment, mais après cette brouille d’enfants, ou plutôt après cette virile réconciliation, nous n’étions plus les mêmes. Nous venions de passer de l’enfance à l’adolescence. En quelques jours, je dévorai Tom Sawyer. En quelques semaines, je cessai d’aller jouer au football, je rangeai définitivement mon Monopoly et mon train électrique.
Un soir, au milieu du diner, je demandai à mes parents l’autorisation permanente de sortir avec Antoine les jeudis après-midi comme je l’entendais. Nous n’étions plus des enfants, nous voulions discuter et découvrir Paris. Après une longue négociation, quelques cris, pas mal de supplications et aussi quelques fausses sorties de table, je réussis à obtenir l’autorisation demandée. Elle n’était que provisoire et son renouvellement mensuel était conditionné par une amélioration tangible — et je dis bien tangible, avait martelé mon père — de mes résultats scolaires. Mais l’autorisation, je l’avais. Je savais que ce même jour, Antoine devait présenter la même demande à ses parents. Je fus abasourdi d’apprendre de lui plus tard qu’il avait obtenu ce droit de sortie en quelques minutes et sur sa seule parole : cette liberté nouvelle ne devrait pas nuire à son travail et il ne ferait rien qui puisse ternir l’honneur des Colmont.
A partir de ce jour, nous avons passé tous nos jeudis après-midi à nous promener. Le plus souvent, nous nous retrouvions place de la Concorde devant l’entrée des Tuileries, et de là, selon un programme préparé soigneusement par lui ou par moi à tour de rôle, nous partions en expédition. Quand c’était mon tour, je choisissais volontiers le quartier des Champs Élysées ou de l’Opéra, les Grands Boulevards, la Bourse… Antoine nous conduisait plutôt vers Saint Germain des Près, le Quartier Latin, l’Ile Saint-Louis. Je lui racontais les fortunes qui peuplaient mes quartiers, il me parlait de l’Histoire qui chargeait les siens. En fin d’après-midi, avant de nous séparer pour rentrer chacun chez soi, nous nous arrêtions dans un salon de thé chic de la rive droite ou dans un café en vogue de la rive gauche. Nous n’avions pas trente ans à nous deux ! Nous devions paraître totalement déplacés au milieu de ces femmes en fourrure ou de ces intellectuels en velours côtelé. Mais nous, nous affections d’être très à l’aise et nous parlions très fort d’art, de littérature ou des avantages relatifs des différents quartiers de Paris. Je crois que nous devions être insupportables de prétention, mais peu importait : nous parlions de tout et nous étions sincères. Aujourd’hui, je reste persuadé que ce sont ces discussions avec Antoine qui ont formé mon jugement, bien plus que les cours de philo de mes professeurs ou les leçons de morale de mon père.
Les années ont passé comme ça, et puis un jour, nous nous sommes fâchés, gravement cette fois-ci. C’était vers la fin de l’été 1930. Nous ne nous sommes pas revus pendant plus de deux ans.

Oh ! Pour une chose sans importance, un truc de garçons, un enfantillage ! C’est sans intérêt…

Rien, je vous dis… En fait, nous nous étions mis à parler politique. Ce n’était pas la première fois, mais cette fois-là, je ne sais plus pourquoi, le ton était monté très vite. Mon père était au Parti Républicain. Il me disait souvent que les Colmont étaient royalistes et qu’ils donnaient beaucoup d’argent à l’Action Française. Alors, à un moment, je crois que j’ai qualifié les Colmont d’aristocrates aveuglés par leur fortune héritée et leurs privilèges immérités, ou quelque chose comme ça, un truc bien pompeux. Il a répondu en traitant mon père et sa descendance de nouveaux riches et de petits bourgeois complexés. Furieux, il m’a même avoué qu’au Château, quand je n’étais pas là, tout le monde nous appelait les « Camembert », y compris Isabelle ! Vous voyez où nous en étions, c’était idiot. On aurait dit une dispute de gosses dans une cour d’école. Si ça c’était trouvé, une bonne petite bagarre aurait réglé tout ça. Nous nous serions réconciliés en riant de nos yeux au beurre noir. Mais non, Antoine ne se battait pas. Et de toute façon, nous nous considérions tous les deux comme au-dessus de ça. Se battre, c’eut été indigne des deux intellectuels que nous nous efforcions d’être. Alors, nous nous sommes séparés sur ces insultes. Pendant trois ans ! Il a fallu presque trois ans pour que nous nous retrouvions…

Mon père est mort en Allemagne le 23 mars 1933. Il s’est tué dans un accident de voiture entre Potsdam et Berlin pendant un voyage d’affaires. Ma mère et moi sommes partis pour Berlin et nous avons ramené le corps de mon père à Paris. Les funérailles ont eu lieu deux jours plus tard à Saint-Honoré d’Eylau. J’étais surpris de ne voir Antoine ni à l’église ni pendant le parcours jusqu’au cimetière de Passy. Je le cherchais encore des yeux pendant que nous écoutions les discours sous une pluie battante. J’étais triste et déçu qu’il ne soit pas là. Je trouvais qu’il avait la rancune tenace et je lui en voulais pour ça. Puis je réfléchissais et je me disais qu’il avait dû être empêché, qu’il n’était peut-être pas à Paris. Et l’instant d’après, je pensais que dans ce cas, il aurait pu au moins envoyer un pneu, un télégramme, quelque chose… et je retombais dans mon amertume.
C’est en sortant du cimetière que je l’ai aperçu. Il s’abritait sous un arbre de la petite place qui fait face à la sortie. Il portait un horrible imperméable jaune mais il n’avait ni chapeau ni parapluie. Il devait être là depuis longtemps car ses cheveux étaient collés sur son front et son visage ruisselait de pluie. Il restait là, immobile sous son arbre. Il avait l’air pathétique, tragique même. J’étais entouré d’un tas de gens que pour la plupart je n’avais jamais vus et qui tenaient à m’exprimer leur sympathie. Je les ai plantés là et j’ai traversé la petite rue. Quand je suis arrivé près d’Antoine, j’avais la gorge nouée, je ne savais pas quoi lui dire. Alors j’ai juste fait le mouvement d’avancer mon parapluie pour le mettre à l’abri. Sans rien dire lui non plus, il a fondu en larme, et c’est moi qui me suis mis à le consoler, moi qui venais de perdre mon père et lui de retrouver un ami…
C’est comme cela que nous nous sommes réconciliés.
Nous avons repris très vite nos habitudes, nos balades dans Paris, nos discussions sans fin dans les cafés. Mais, à vrai dire, nous n’étions plus des lycéens. À cette époque, je préparais le concours d’entrée à l’École Polytechnique et lui l’École Normale Supérieure. Ces noms ne vous disent probablement rien, mais…

Ah ? Vous connaissez ! Vous vous doutez donc que nous étions plutôt chargés en travail. Mais nous arrivions quand même à nous réserver du temps pour nous.
Nous avions fait le serment de nous consacrer toutes les soirées du vendredi et tous les après-midi du dimanche.  Quoi qu’il arrive, le vendredi, nous nous retrouvions vers 9 heures du soir, la plupart du temps au Harry’s Bar ou à la Closerie et la soirée commençait. Les restaurants, les revues, les bars, les clubs de jazz… Nos nuits n’en finissaient pas. Je réalise aujourd’hui que, pour des étudiants, nous dépensions vraiment beaucoup. Antoine, lui, c’était sans compter. L’argent n’avait pas d’importance ; il invitait les amis, les inconnus ; il distribuait les pourboires, il faisait des cadeaux ; il jouait aux courses et dans les cercles ; il empruntait aussi, mais ce n’était jamais un problème car son père était toujours là pour couvrir ses dettes. Je crois que ça lui faisait plaisir de voir son fils mener cette vie de bâton de chaise, probablement la même que celle qu’il avait lui-même vécue. Moi, j’étais plus raisonnable, mais depuis la mort de mon père, je touchais une rente confortable de son assurance sur la vie. Sans atteindre aux folies d’Antoine, j’en dépensais la plus grande partie avec lui.
Nous étions riches, nous étions étudiants, nous allions entrer dans les meilleures écoles de France, nous habitions la plus belle ville du monde, nous avions vingt ans. Nous étions les rois de Paris.

Les femmes ? Ah oui, les femmes… Je ne sais pas si je dois vous dire… Isabelle, vous comprenez…Oh et puis après tout, je suis certain qu’Antoine ne lui avait rien caché de sa jeunesse. Voilà…
Dans ces fameux vendredis, nous étions souvent entourés d’une bande d’amis, des noceurs, des intellectuels, des pique-assiettes, des gens du monde, des voyous, des sportifs, toutes sortes de gens. Et bien sûr, il y avait des filles, des étudiantes, des chanteuses, des modèles, des femmes mariées, des filles sérieuses et des demi-mondaines comme disait Antoine. Nous nous déplacions en bande à travers Paris et il n’était pas rare que des couples se fassent et se défassent au cours de la nuit. Souvent, il y avait des filles qui s’intéressaient à Antoine. Il n’était pas…comment dire ?… Antoine n’était pas beau, vous savez, pas très grand, un peu trapu, le visage trop carré des Colmont… Et puis aussi, cette façon un peu particulière de s’habiller ! Datée, décalée… son côté Vieille France sans doute. Bref, il n’était pas à la mode. De plus, Antoine était incapable de badiner. Badiner… vous voyez ce que je veux dire ? Mais si… rire de tout et de rien, dire gravement des choses légères et légèrement des choses graves, flatter, s’exclamer sur le chic d’un petit chapeau, sur l’élégance d’un sac à main, la beauté d’un collier de pacotille… et surtout parler, parler sans s’arrêter, parler pour être drôle… ne jamais être sérieux… Or, la plupart du temps, Antoine était solennel comme un archevêque, pratiquement dénué de sens de l’humour, tout entier dans ce qu’il disait. S’il lui arrivait de déclarer à une fille qu’elle était jolie, cela ne sonnait pas comme un compliment, mais comme une constatation objective, irréfutable. Antoine ne faisait donc rien de ce qu’il fallait pour plaire aux femmes… et pourtant, il leur plaisait. À certaines tout au moins. Celles-là devaient aimer sa différence, sa franchise, sa culture… Et puis, disons-le, je crois que ce qui les piquait au vif, c’était qu’il ne leur prêtait aucune attention, je veux dire en tant que femme.
Donc, malgré toutes ses occasions, qu’il ne percevait d’ailleurs pas, je n’avais jamais vu Antoine tenter de séduire une des filles habituelles ou de passage dans notre petite bande.
Un soir que nous sortions du Café de la Paix, Antoine me déclara brusquement qu’il n’avait jamais connu de femme. « Connu… tu comprends ce que je veux dire ? » avait-il ajouté en me regardant par en dessous.
Cela faisait des années que nous n’avions plus abordé le sujet. La dernière fois, nous devions avoir douze ou treize ans. Ce jour-là, Isabelle n’était pas venue au château et, bien installés au Paradis, nous en avions profité pour parler de filles, de femmes et de sexe. Mais cette fois-là, nous l’avions fait en toute franchise, avec sérieux, sans vantardise, sans que l’un essaye de faire croire à l’autre qu’il en savait plus long que lui. Et nous avions très sérieusement conclu que, finalement, tout cela était bien mystérieux et que ça constituait plutôt une perte de temps qu’autre chose. Par la suite, le sujet était devenu tabou. Nous n’en parlions jamais, et quand la question se profilait dans une conversation, nous nous en tirions avec une plaisanterie ou un air entendu.
Ce qu’Antoine venait de m’avouer, je le savais depuis longtemps, en fait depuis que moi-même, à seize ans, j’avais connu les faveurs d’une amie de ma mère pendant un voyage en Amérique. Après cette aventure qui n’avait duré que quelques jours, j’avais ressenti en moi un changement profond, une sorte de calme. J’avais l’impression de peser plus lourdement sur la terre : j’avais fait l’amour à une femme, j’étais devenu un initié, je savais… À mon retour à Paris, quand j’avais revu Antoine, j’avais bien senti que, lui, il ne savait pas.
Quand il me fit cet aveu, je jouai la surprise, mais pour ne pas le vexer, pas plus que s’il venait de me dire qu’il n’avait jamais mangé d’orange.
« Ça peut s’arranger, tu sais ! Tout de suite, même, si tu veux. Nous sommes à deux pas du Chabanais. Je t’y accompagne… en frère… d’accord ? »
Je crois que c’est exactement ce qu’il attendait de moi car tout de suite, presque soulagé, il a dit « D’accord ! »
Le Chabanais c’était la maison close la plus célèbre et la plus luxueuse de Paris. Je n’y étais jamais allé, pas plus que dans aucune autre maison d’ailleurs, mais tenter l’expérience avec comme prétexte le dépucelage de mon meilleur ami, ça me plaisait bien.
N’entrait pas qui voulait au Chabanais, loin de là. Il fallait montrer patte blanche. Il fallait être ministre, artiste célèbre ou très riche, ou même prince régnant et nous n’étions que deux gamins de bonne famille. Mais mon oncle Charles, le frère de mon père, était un habitué. Il m’avait assuré que, si un jour la chose me tentait, il me suffirait de donner son pseudonyme à l’entrée pour que les portes me soient grand ouvertes et que tous les frais soient portés sur sa note. C’est drôle, je me souviens que ce pseudonyme, c’était « Charles Martell, avec deux L » en référence à son cognac habituel.
Cette soirée fut mémorable, pour bien des raisons d’ailleurs. Nous sommes arrivés au Chabanais vers dix heures et demi. C’était encore très tôt pour un établissement de cette classe et l’endroit était désert. Il m’a suffi de dire que nous venions de la part de « Charles Martell avec deux L » et le portier en habit qui nous avait ouvert s’est incliné et nous a introduits dans le vestibule. « Il est encore un peu tôt, nous a-t-il dit, mais Madame Kelly ne va pas tarder à venir vous accueillir. Veuillez-vous asseoir, s’il vous plait. » C’est drôle, je revois encore certains détails comme si c’était hier. Antoine et moi, nous affections une décontraction mêlée d’un léger ennui que nous n’éprouvions pas du tout. À vrai dire, nous étions sérieusement intimidés. Le vestibule où nous nous trouvions était impressionnant. La pièce était ronde, surmontée par une haute coupole sur laquelle étaient peintes des scènes galantes. On y voyait des bergers embrassant des marquises à l’abri d’un fourré et des marquis lutinant des servantes dans des chambres mansardées. Du sommet de la coupole pendait un immense lustre en verre de Venise multicolore qu’un mécanisme invisible faisait lentement tourner sur lui-même. En plus de la petite porte d’entrée que nous venions de franchir, le vestibule donnait sur trois larges portes ouvragées. Nous imaginions qu’elles devaient ouvrir sur des lieux de plaisir inouïs que nous allions bientôt découvrir, mais pour l’instant elles demeuraient fermées. Entre les portes, chaque panneau en arc de cercle était constitué de plusieurs miroirs à l’ancienne, biseautés et parsemés de petites taches dorées là où le tain s’était décollé. Leur disposition donnait à la pièce une allure d’immensité qui faisait tituber quand on la parcourait. Le sol du vestibule, une rosace compliquée de carrelages noirs et blancs, accentuait encore cette impression de déséquilibre qui nous avait saisis dès l’entrée. À mi-hauteur, au-dessus de nos têtes, courait une galerie circulaire soutenue par des colonnes torsadées et décorées de guirlandes de fleurs artificielles. À travers sa balustrade, on pouvait voir les portes de ce que nous imaginâmes aussitôt être d’autres lieux de plaisir subtils et ineffables qui nous étaient promis. Au centre du vestibule, une fontaine de pierre était entourée d’une banquette circulaire couverte en cuir rouge clouté sur laquelle nous nous assîmes. Quelques minutes plus tard, une porte dissimulée dans l’un des miroirs s’ouvrit et une femme entra. Elle traversa la pièce à grands pas en nous tendant sa main à serrer. « Je suis madame Kelly, déclara-t-elle. » J’avais déjà entendu parler d’une Madame Kelly, fondatrice du Chabanais une cinquantaine d’années plus tôt. Ce ne pouvait évidemment pas être la même : celle-ci n’avait qu’une quarantaine d’années. Taille moyenne, joli visage, silhouette élancée, cheveux bruns et courts, un petit chapeau cloche assorti à un sévère tenue de chasse en tweed à chevrons, et fines bottes de cuir. Tout cela donnait l’image d’une femme moderne, énergique et sportive très éloignée de l’image vaporeuse et alanguie que je m’étais faite d’une patronne de maison, aussi sophistiquée soit-elle. Je me lançai : « Mes hommages, Madame. Je suis le neveu de Charles Martell. Mon nom est … » Elle m’interrompit aussitôt : « Je vous en prie, jeune homme, pas de nom. Ici, nous ne nous connaissons que sous des pseudonymes. Vous choisirez les vôtres tout à l’heure.  Pour votre oncle, je suis au courant, je viens de lui téléphoner. Vous êtes ses invités. Je vous propose que nous passions au salon de musique ; il n’y a encore personne. Nous discuterons de vos désirs devant une coupe de champagne, voulez-vous ? » Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés avec Madame Kelly autour d’une bouteille de Dom Pérignon dans un salon au décor irréel, mélange oppressant de style Louis XV et de Second Empire. Je n’aurais pas été plus surpris que ça d’y rencontrer Sarah Bernhardt et le Prince de Galles en train de sabrer le champagne.
J’exposai à la maitresse des lieux la situation de mon ami Antoine et mon souhait de lui faire abandonner sa virginité dans les meilleures conditions possibles. En ce qui me concernait, et pour ce soir-là, je ne souhaitais consommer rien d’autre qu’une ou deux coupes de champagne.
Pendant que nous parlions, des portes s’étaient ouvertes les unes après les autres, et quelques jeunes femmes silencieuses aux tenues froufroutantes étaient venues s’installer nonchalamment sur des fauteuils, au bar ou même au piano. Comme Antoine ne disait pas un mot et qu’il restait les yeux fixés sur le bout de sa canne, Madame Kelly et moi nous nous sommes mis d’accord sur l’une de ses pensionnaires. Son nom était Louise. Sa petite taille, ses cheveux roux, courts et frisés, ses multiples taches de rousseur et sa tenue modeste donnaient une impression de fragilité propre à mettre Antoine en confiance. Madame Kelly se leva pour aller lui dire quelques mots, puis elle quitta la pièce. Louise se leva à son tour, s’approcha de notre table, prit Antoine par la main pour le conduire jusqu’à une porte derrière laquelle ils disparurent. Je restai seul au salon de musique avec quatre jeunes femmes à faire damner tous les étudiants de Paris.
Après le départ d’Antoine, le salon s’est peuplé de messieurs de la bonne société. Certains entraient seuls et me saluaient discrètement d’un hochement de tête avant de s’installer au bar. D’autres faisaient irruption par deux ou trois dans la pièce en riant et ne me prêtaient aucune attention. Ils s’asseyaient autour d’une table basse et buvaient du champagne ou du cognac en discutant galamment avec les pensionnaires dont le va et vient était incessant. De temps en temps, un homme se levait pour suivre l’une des filles et disparaitre derrière l’une des portes dans la fumée de son cigare. J’avais fini par m’installer au bar pour discuter avec le barman, un grand et beau métis de la Martinique. Je me souviens qu’il portait une veste de smoking blanche avec un œillet rouge à la boutonnière. Il me parlait respectueusement de la pluie et du beau temps avec distinction et sans aucun accent de son pays. De temps en temps, une fille venait nous rejoindre, sans doute pour tenter sa chance auprès de moi, mais avec une grande discrétion et sans jamais insister. Drôle de soirée…

J’y viens, j’y viens. Antoine a fini par reparaitre dans le salon de musique. C’était bien après minuit. En le regardant venir vers moi, je guettais un sourire, une gêne, un air rêveur, une expression quelconque, quelque chose qui aurait pu me donner un indice sur la façon dont ces deux dernières heures s’étaient passées pour lui. Mais son visage restait impassible. Sans un mot, il a pris mon bras et m’a entrainé vers la sortie.
Dehors, il faisait bon. Nous avons marché jusqu’au jardin du Palais-Royal, nous nous sommes assis sur un banc face à la fontaine et là, il s’est mis à parler. Solennel comme à son habitude, il a commencé par me remercier. « Mon cher Georges, laisse-moi t’exprimer ma gratitude. Grâce à toi, je viens de passer la soirée la plus passionnante et la plus instructive de ma vie. » Comme je lui demandai un peu plus de détails, il a commencé à parler de sa nuit. La petite Louise était absolument adorable. Elle lui avait raconté sa brève existence, elle qui était née dans un château écossais des amours d’un Lord et d’une servante. Chassée après l’accouchement, sa mère l’avait emmenée avec elle dans une ferme anglaise du Surrey où elle avait trouvé un emploi.  Orpheline à treize ans, pourchassée par les assiduités du fermier, Louise avait fui en France avec un étudiant de passage qui l’avait ramenée à Paris. Ils y avaient vécu deux années de bonheur. Et puis, l’étudiant était mort dans un accident de chemin de fer près de Limoges. Seule, à la rue et sans ressource, elle avait trouvé un emploi de soubrette chez Madame Kelly, qui l’avait prise sous sa protection et lui avait proposé de travailler au Chabanais pour se constituer une dot. Dans deux ou trois ans, elle aurait assez d’argent pour arrêter le métier et retourner s’installer en Ecosse pour y ouvrir une confiserie.
D’un ton un peu goguenard, je lui ai dit que c’était une bien belle et triste histoire. Il n’a pas dû saisir l’ironie de ma remarque, car il m’a répondu en riant : « Enfin, Georges, tu ne vois pas que tout ça c’est du toc ? C’est une histoire montée de toutes pièces. Je suis persuadé qu’il n’y a rien de vrai dans tout ça et que Louise a comme ça trois ou quatre versions qu’elle sort selon le client du moment. Vu mon âge, elle a dû me prendre pour un lycéen romantique et sensible. Et toi, tu y aurais cru ! Tu es d’un naïf, mon cher ! » Je lui demandai ensuite si Louise lui avait raconté son histoire avant ou après… la chose… « Ni l’un ni l’autre, mon vieux Georges, il n’y a eu ni avant, ni après, parce qu’il n’y a rien eu. » Et il m’a expliqué qu’il n’était rien arrivé de ce que j’imaginais, qu’ils avaient passé tout ce temps à parler. Après qu’il lui ait dit qu’il ne croyait pas un mot de son histoire, ils avaient bien ri et une sorte de confiance platonique s’était établie entre eux, une étrange complicité. Bien sûr, elle s’était mise nue. Bien sûr, il l’avait regardée sous toutes les coutures, il l’avait touchée même, mais comme il l’aurait fait d’une statue, en artiste, en anatomiste, tandis qu’elle lui décrivait les parties du corps de la femme et leur rôle dans le plaisir. De la même manière, elle lui avait expliqué le corps de l’homme et ses sensibilités, mais sans joindre le geste à la parole, car il avait refusé qu’elle le touche. La seule chose à laquelle il avait consenti, c’était qu’elle l’embrasse. Elle lui avait fait promettre de ne rien dire à Madame Kelly de leur soirée et ils s’étaient quittés en riant, bons amis. Il avait terminé son récit en déclarant « Mon vieux, maintenant, je suis prêt à affronter toutes les femmes de la terre, je sais tout d’elles, je sais comment les séduire, comment les bouleverser, comment les renverser. Et c’est grâce à toi, mon ami, grâce à tes relations et à leur générosité. Que soient loués Georges Cambremer et ses bonnes idées ! Bénis soient Charles Martell et ses deux ailes ! Pour célébrer cette épiphanie, je t’invite. Je veux aller souper quelque part où il y ait du monde, de la musique et des femmes… surtout des femmes. »
Et c’est comme ça que nous sommes partis pour la seconde partie de cette nuit mémorable…
Mon Dieu. Bientôt quatre heures ! Je n’ai pas vu le temps passer. Cela fait plus d’une heure que nous parlons. Vous n’en avez pas assez, d’Antoine de Colmont ?

Alors, veuillez m’excuser un instant.
Allo ? Vivianne, mon petit, voulez-vous appeler Armengeat et lui dire que j’aurai une petite demi-heure de retard ? Merci.
Bon, voilà. Antoine et moi nous sommes devant le Théâtre du Palais Royal. Il n’est qu’une heure du matin et Le Nemours est ouvert. Nous entrons dans la brasserie. La salle est brillamment éclairée, bruyante, enfumée. La plupart des tables sont occupées par des gens qui finissent de souper. Tout au fond, un couple se lève et quitte sa table. Nous la prenons. La table d’à côté est occupée par six jeunes femmes qui discutent en fumant et en buvant du rosé. Elles se taisent quelques secondes pour nous observer pendant que nous nous installons, puis l’une d’entre elles lance une blague à propos de notre âge. Elles rient. Je réponds par une plaisanterie et aussitôt la glace est rompue. Un quart d’heure plus tard, nous avions pris place à leur table et tandis que je flirtais gentiment avec deux ou trois d’entre elles, je voyais Antoine en grande conversation avec une jolie petite brune. C’était Sylvette. À deux heures du matin, la brasserie fermait et on nous fit sortir. Nous sommes restés là quelques instants, devant la Comédie Française, à discuter de façon confuse et puis, j’ai vu Antoine me faire un petit signe de la main et s’éloigner vers les guichets du Louvre avec Sylvette.

Oui, c’est Sylvette qui a été sa première fois. C’est drôle que cela ait eu lieu le soir même où il sortait vierge d’une maison close, vous ne trouvez pas ? Il n’avait rien voulu accepter des services professionnels que lui proposait la petite Louise, mais à peine quelques heures plus tard, il connaissait son premier grand frisson grâce à une gentille fille rencontrée par hasard. Mais Sylvette n’a pas été que sa première fois. Elle a été aussi sa première liaison.

Oui, je l’ai bien connue. À vrai dire, elle n’est restée avec Antoine que quelques mois, mais nous sommes souvent sortis ensemble. Elle voulait devenir comédienne et elle préparait le Conservatoire au Cours Simon. Pour payer ses études, elle était cousette dans une maison de couture de la rue Mogador. De temps en temps, elle obtenait des places gratuites au troisième balcon de la Comédie Française et elle en faisait profiter ses amies. C’est comme ça que nous l’avions rencontrée ce fameux soir au Nemours : elle sortait de voir Britannicus. Le lendemain de leur rencontre, Antoine l’avait installée dans un hôtel de la rue Saint-Lazare, tout près de son travail et quinze jours plus tard, il l’installait dans son appartement de la rue de Vaugirard. Parce qu’il avait son appartement à lui. Je crois que l’immeuble appartenait à sa famille. Il avait réussi à persuader son père qu’en habitant là, il serait plus près de La Sorbonne et qu’il gagnerait du temps pour travailler ses cours. Je l’enviais beaucoup pour ça, moi qui habitais encore chez mes parents au Trocadéro.
Sentimentalement, Antoine avait beaucoup investi sur Sylvette. Il était très amoureux. Il était aussi très intéressé par les deux mondes qu’elle lui faisait découvrir, celui du théâtre et celui des midinettes. De son côté, Sylvette, bien que je l’aie crue tout à fait désintéressée, appréciait le monde facile dans lequel Antoine la faisait entrer. Oh, pas dans sa famille, bien sûr, ses parents n’auraient pas admis une ouvrière, ni même une actrice à leur table. D’ailleurs, ils le croyaient encore innocent. Mais par Antoine, Sylvette commençait à connaître les grands restaurants, les bars chics, les cabarets à la mode, et il faut dire qu’elle y prenait goût. Pourtant, un jour, j’ai reçu d’elle un coup de téléphone. Elle appelait d’un café près de la Gare de Lyon et me demandait de venir la retrouver d’urgence. Quand j’arrivai là-bas, elle paraissait nerveuse. Elle avait deux valises à ses pieds et elle finissait un verre de cognac. Elle m’annonça qu’elle quittait Antoine. Dans une heure, elle prendrait un train pour le midi avec un homme qu’elle avait rencontré une semaine plus tôt. Il était écrivain et vivait à Arles. Il était merveilleux passionnant, elle ne pouvait plus se passer de lui. « Tu comprends, Georges, j’aime beaucoup Antoine, c’est un garçon épatant, droit, intelligent, cultivé… gentil pour tout dire. Mais avec lui, maintenant, je m’ennuie. J’ai besoin d’autre chose, de quelque chose de moins facile, de plus intense. Alors, je pars vivre avec Olivier… » Elle n’avait pas le courage d’annoncer la rupture à Antoine et elle me chargeait de le faire à sa place, moi, son meilleur ami. Je lui ai dit : « Et ta carrière ? Tu crois que tu vas percer comme actrice à Arles ? C’est très joli, Arles, mais c’est un trou, tu sais ! » Mais sa carrière ne comptait plus… de toute façon, elle n’arriverait jamais à rien, il y avait trop de monde sur les rangs, trop de jolies filles plus douées qu’elles… Elle a pris ses deux valises et m’a planté là avec un baiser sur le front en le disant : « Surtout, sois gentil avec Antoine… »
Elle quittait Antoine et elle me demandait d’être gentil avec lui ! Les femmes sont incroyables…
Vous savez, il va vraiment falloir que je vous laisse. Je suis déjà très en retard. En deux mots, sachez que quand je lui ai annoncé le départ de Sylvette, Antoine n’a pas bronché, pas devant moi en tout cas. Mais je ne l’ai pas revu de toute une semaine. La semaine suivante, je suis allé chez lui. Je l’ai trouvé changé, amer, plus fort, plus sûr de lui. Il avait décidé de ne plus jamais aimer, mais il ne à renonçait pas aux femmes pour autant. Dorénavant, il choisirait des femmes qu’il entretiendrait, comme disait son père, et auxquelles il ne pourrait pas s’attacher. Et pour en être certain, le moyen qu’il avait trouvé, c’était d’en changer régulièrement, systématiquement. C’était bien dans sa manière, ce genre de décision exaltée, définitive, enfantine. Bien sûr, je n’y avais pas cru, mais il s’y est tenu, notamment avec Simone, la fille qui est sur la photo, et avec d’autres… Et puis un jour, il a retrouvé Isabelle qui revenait du Liban. Ils se sont mariés. J’étais le témoin d’Antoine. J’étais content pour lui qu’il change de vie, mais je perdais un compagnon de débauche. Non…, débauche n’est pas le mot qui convient. C’est bien trop fort et ça ne correspond pas à ce qu’Antoine et moi faisions ensemble. Disons que c’est mon camarade de jeu que je perdais à nouveau.

Isabelle est une femme épatante. Vous l’avez rencontrée, je crois ? Alors, vous avez pu en juger. Elle a beaucoup changé depuis la mort d’Antoine et nous ne nous voyons plus beaucoup, mais je garde une grande affection pour elle….
Bon, eh bien voilà, mon cher Stiller, j’ai été ravi de faire votre connaissance. Il faut que je vous quitte maintenant : il y a un conseiller du ministre qui m’attend depuis déjà une vingtaine de minutes.

Écoutez, ce qui s’est passé après leur mariage, Isabelle vous l’a raconté, n’est-ce pas ? Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus.

Vous parler de moi ? Mais pourquoi faire ? Je croyais que c’était Antoine qui vous intéressait. De toute façon, vous en savez déjà beaucoup, ne serait-ce que sur ma jeunesse… Non, je ne vois pas l’intérêt. Vraiment.

Qui voulez-vous que ça intéresse ? J’ai été mobilisé comme tout le monde. J’ai été fait prisonnier et j’ai eu la chance de pouvoir m’évader très vite. J’ai fait un peu de Résistance et après la Libération, je suis entré dans un cabinet ministériel. La suite va de soi. À vrai dire, je n’ai rien fait de bien glorieux. J’ai surtout eu beaucoup de chance, vous savez.

Si vous y tenez vraiment… c’est cela… éventuellement, oui. Prenez donc contact avec Viviane, elle vous indiquera mes disponibilités. Elles ne sont pas très nombreuses, je le crains. Ah ! mais j’y pense ! Vous rentrez en Amérique la semaine prochaine, je crois ? Alors, ça ne va pas être possible, parce que moi, je pars après-demain en voyage officiel en Indochine pour trois semaines et d’ici là, je n’ai vraiment pas une minute à moi. Je suis sincèrement désolé, ç’aurait été avec grand plaisir, mais vous voyez… enfin… Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente fin de séjour à Paris. Je vous raccompagne. Au revoir, Monsieur Stiller.

*

Bonsoir, Monsieur Stiller. Vous avez trouvé facilement ? J’aime bien l’Empire Céleste, c’est un endroit calme et la cuisine y est excellente. Nous y serons tranquilles pour parler. Vous n’avez rien contre la cuisine chinoise, j’espère ? Au contraire ? Eh bien, tant mieux… Ah ! Bonsoir, Monsieur Wang… Ma secrétaire vous a bien commandé un canard laqué pour deux personnes ? Parfait ! Avec une bouteille de Château Minuty, s’il vous plait. Je vous remercie…Ah ! Et puis aussi deux cachets d’aspirine… J’ai un de ces maux de tête … Depuis que je suis rentré d’Hanoï, je ne me sens pas très bien, le soir surtout. Je dois avoir un peu de fièvre. Vous savez, dans ces pays, on est à la merci du premier microbe qui passe. Enfin… Cela va passer…
Ainsi, vous avez décidé de prolonger votre séjour à Paris ?

C’est amusant, parce que de mon côté, mon voyage en Indochine a été écourté. Oui, j’étais parti à Saigon pour préparer le voyage du ministre, mais il a été annulé en dernière minute à cause des nouvelles tensions avec le Vietminh.
Mon voyage écourté, votre séjour prolongé, c’est une vraie chance : nous allons pouvoir reprendre notre conversation. Mais avant, dites-moi, qu’est-ce que vous avez donc fait à Bob Dunbarr pour qu’il vous aime à ce point ? Savez-vous qu’il a fait le siège de Viviane jusqu’à ce qu’il obtienne pour vous le rendez-vous de ce soir ? Bob est un bon ami à moi. Nous avons vécu ensemble des évènements extraordinaires. Et puis aujourd’hui, à Paris, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à un membre de l’Ambassade des États-Unis ?
Goutez ! C’est un excellent rosé de Provence. J’ai pensé que ça vous plairait davantage qu’un bordeaux…
Bien ! Alors, Dashiell… vous permettez que je vous appelle Dashiell ? À propos, appelez-moi donc Georges, cela sera plus facile… Alors, Dashiell, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Volontiers, mais vous savez, comme je vous l’ai dit la dernière fois, je ne vois pas qui cela pourrait intéresser. Enfin… puisque vous y tenez…

La politique ? Oh ! Vous savez, la politique… C’est vrai qu’aujourd’hui, vous me voyez dans un gouvernement de centre-gauche, mais à l’époque, je pensais plutôt comme mon père. Ses sympathies allaient vers le parti Républicain, une sorte de centrisme de droite. Je pensais à peu près comme lui, peut-être encore en un peu plus modéré. Avec Antoine, je ne parlais jamais politique. D’abord, cela avait été la cause d’une brouille qui avait duré trois ans. Vous vous souvenez ? Certes, j’avais du mal à accepter le fait qu’il soit royaliste et que son père soutienne activement l’Action Française, mais je ne voulais pas perdre à nouveau mon meilleur ami et je m’abstenais donc d’aborder le sujet. De son côté, si Antoine avait des opinions politiques bien tranchées, il ne cherchait pas à les imposer, ni même à les faire connaitre.
En fait, à cette époque, la politique ne m’intéressait pas. L’année de mon intégration à Polytechnique, en 34, il y avait eu les émeutes, celles qui ont amené un peu plus tard le Front Populaire. La crise de 29 était encore bien présente et tout allait plutôt mal. Il y avait sans arrêt des affaires, c’est comme ça que l’on appelait les scandales de corruption. Les gens n’avaient plus confiance en rien. Alors, la politique, vous savez, cela m’écœurait plutôt. Et puis de toute façon, faire de la politique ou même seulement en parler, à l’X, c’était plutôt mal vu parce que c’est avant tout une école militaire. Alors, je restais à l’écart et, sur ce plan-là, je peux dire que ma vie d’étudiant a été calme.
Après, bien sûr, j’ai réalisé certaines choses, et en particulier j’ai compris que, justement, on ne peut pas se tenir totalement à l’écart de la politique si l’on veut être utile à son pays. Je pense sincèrement que devant certains évènements, on doit s’engager. C’est ce que j’ai fait, pendant l’Occupation tout d’abord, puis à la Libération, de plus en plus clairement, vers les Radicaux puis au sein de la Gauche. Bien sûr, je suis parti de la Droite, disons la droite républicaine et vous me voyez aujourd’hui à gauche, mais c’est une évolution dont je n’ai pas à rougir, et je suis sûr que, s’il avait vécu, mon père m’aurait approuvé. J’aime à penser qu’il serait même fier de me voir servir mon pays dans ce ministère.

Avant ? Mais avant, il y a eu la guerre, vous savez ? Je vous l’ai dit, j’ai été mobilisé comme tout le monde. En sortant de Polytechnique, j’avais le grade de sous-lieutenant. J’ai fait deux ans de service militaire, dont une année dans la garnison de Metz, et une année à Hanoï, au cabinet du Gouverneur Général. J’étais en permission en France au moment de la déclaration de guerre. Il n’était pas question de me renvoyer en Indochine et j’ai été immédiatement affecté à la ligne Maginot, dans le secteur de Maubeuge. Les premiers mois ont été très étranges. Nous étions en guerre, et nous restions, immobiles, calfeutrés dans nos fortifications à observer ceux d’en face à la jumelle. Et ceux d’en face, ce n’était pas des Allemands, c’était des Belges ! Une « Drôle de Guerre », je vous assure ! Et puis, le 10 mai 40, la Wehrmacht a envahi la Belgique et nous nous sommes retrouvés face aux Allemands. En une semaine, le secteur de Maubeuge est tombé et le reste de l’ « infranchissable » ligne n’a pas tardé à le faire à son tour. La première armée terrestre du monde, balayée en quelques jours. Et moi, j’étais fait prisonnier.
J’ai été interné à Hazebrouck pendant deux mois. C’était un camp pour officiers, mais nous n’étions séparés des hommes de troupes que par deux ou trois rangées de barbelés. Je me souviens que nous évitions de nous approcher de la clôture parce que nous nous faisions insulter par les soldats. Ils nous traitaient d’incapables, de vendus… Il faut les comprendre : ces esprits simples ne pouvaient pas expliquer la défaite autrement que par l’incompétence ou la trahison de ceux qui les commandaient. Mais moi, je savais bien que nos officiers n’y étaient pour rien. Dans leur grande majorité, ils étaient loyaux et bien formés, mais c’était à la tête que nous avions été trahis. Oh, nous n’avions pas été trahis sciemment, mais par la corruption des hommes politiques qui s’étaient succédés depuis la grande guerre et par le passéisme des officiers supérieurs. Je pense que c’est de cette époque, celle du camp d’Hazebrouck, que date le début de ma prise de conscience politique.
Bref, nous étions des milliers d’officiers, des centaines de milliers de soldats, à attendre on ne savait pas quoi. Des bruits couraient partout, tout le temps : nous allions être tous libérés bientôt, dès que l’armistice serait signé, ou bien les libérations concerneraient seulement certaines professions, ou bien… ou bien… C’est quand j’ai réalisé que personne ne savait rien et que les fausses nouvelles proliféraient que j’ai commencé à guetter la moindre occasion d’évasion. Je pensais qu’un jour ou l’autre, nous allions être emmenés en Allemagne et qu’il fallait s’évader tant que nous étions encore en France. Après, ce serait mille fois plus difficile. Il faut dire que j’ai eu une chance extraordinaire. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’officier supérieur français qui commandait le camp de Hazebrouck avait obtenu du commandant allemand d’organiser une visite aux officiers blessés qui avaient été hospitalisés à Armentières. Je me suis débrouillé pour faire partie du groupe de visiteurs et j’ai réussi à m’évader en sautant du camion au retour. Ensuite, je me suis caché de ferme en ferme. La plupart avait été désertées mais j’y trouvais toujours de quoi manger et surtout de quoi m’habiller en civil. Deux semaines plus tard, je me suis retrouvé à Paris.

Le matin où je suis arrivé avenue d’Eylau, ma mère s’est tout de suite affolée. Elle disait qu’en tant qu’officier évadé, j’allais être recherché par les Allemands, que je risquais d’être envoyé dans un camp en Allemagne ou même pire. Il fallait absolument que je me fasse faire des faux papiers. C’est ce que j’ai fait.

Oh ça, ça n’a pas été très difficile ! Pendant les premiers mois qui ont suivi la débâcle, le gouvernement négociait avec les Allemands la libération de certaines catégories de prisonniers, celles qui étaient indispensables au fonctionnement du pays, les gendarmes, les pompiers, les cheminots, ce genre de métier. Tant que les prisonniers étaient encore sur le territoire français, les libérations se faisait dans un grand désordre administratif et en dehors de toute logique. Les soldats libérés recevaient un certificat de démobilisation signé à la fois par les autorités d’occupation et par l’officier supérieur français qui commandait la région où se trouvait le camp. Ils étaient alors rayés des listes allemandes et ne risquaient plus de faire l’objet de recherches. C’est ce genre de papier que j’ai réussi à me faire faire.

Mon père était mort depuis plusieurs années, mais ma mère avait gardé certaines de ses relations. C’est comme cela qu’un vieil ami de mon père qui avait été nommé à Vichy a pu me faire établir le fameux certificat. Il était conseiller au cabinet du Secrétaire d’État à l’Intérieur et il avait accès à un grand nombre de certificats en blanc pré signés par l’ambassadeur d’Allemagne et par le Général Weygand. Le mien avait donc tous les aspects de la régularité.
Cet ami de mon père, c’est Abel Cottard… Monsieur Wang, s’il vous plait, puis-je vous demander encore deux aspirines ? Cette migraine ne veut pas passer.

Non, non, cela va aller, je vous assure.
Cet ami de mon père, c’est Abel Cottard. Vous avez entendu parler de lui certainement ? Non ? Il est mort dans des circonstances tragiques en 43. Je vous en reparlerai surement.
Bon, un jour que Cottard était de passage à Paris, c’était début septembre, un peu plus d’un mois après mon évasion, il est venu diner chez nous. Il m’a demandé de lui parler de mes années de prépa et de Polytechnique, et puis de mon séjour à Hanoï. Il s’intéressait aussi beaucoup à mes impressions de jeune officier sur les conditions d’internement des prisonniers dans un camp allemand. En retour, je lui posais des questions sur le Maréchal, sur la façon dont il comptait diriger la France et sur ses intentions vis-à-vis des Allemands. Au début, il ne donnait que des réponses convenues, « le Maréchal se sacrifiait pour la Nation », « Pétain allait redresser le pays en restaurant ses valeurs morales », toute cette sorte de choses que les journaux et la radio répétaient tous les jours. À la fin du repas, ma mère s’était retirée et nous restions seuls à la table du diner. Au fur et à mesure que la soirée avançait, le discours de Cottard évoluait, sinon vers une critique de Vichy, du moins vers une position plus nuancée, une position d’attente. Au moment du cognac, il s’est lancé : « Écoutez, m’a-t-il dit, à Vichy, nous aurions besoin de jeunes gens comme vous. Ce que je vais vous dire doit rester absolument confidentiel. Même madame votre mère ne doit rien savoir. Voilà : les ministères sont remplis d’hommes de droite, très conservateurs, antirépublicains et, pour beaucoup d’entre eux, antisémites… des fascistes ou tout comme. Le Maréchal est un grand homme, c’est vrai, mais c’est aussi un homme âgé. Nous sommes quelques-uns à craindre que l’influence de l’extrême droite ne le fasse basculer vers une collaboration trop étroite avec les Allemands. Je fais partie d’un petit groupe confidentiel de gens au sein des cabinets ministériels. C’est le groupe H4. Tout en étant loyaux envers le Maréchal, nous souhaitons nous opposer à une dérive fasciste qu’on ne voit que trop venir. En vous écoutant tout à l’heure, j’ai cru comprendre que vous êtes viscéralement patriote mais que vos opinions sont plutôt modérées. Ce sont des qualités que nous apprécions. Nous pensons que vous pourriez être utile à la France si vous acceptiez d’entrer en tant que fonctionnaire dans un cabinet ministériel. Qu’en pensez-vous ? »
Cottard avait raison : j’étais ­— je suis toujours — viscéralement patriote et, à vrai dire, comme tout le monde à l’époque, je dois bien avouer que j’admirais le Maréchal Pétain — oui, je sais, c’est mal vu aujourd’hui — mais en même temps, j’étais tout à fait antiallemand. La défaite de la France m’avait désespéré, son occupation m’était insupportable, mais j’étais désorienté. Littéralement, depuis un mois que j’étais revenu à Paris, je ne savais pas quoi faire de ma vie. Un de mes camarades de promotion m’avait proposé de partir avec lui rejoindre le Général De Gaulle. Il comptait passer en Espagne puis gagner l’Angleterre par Gibraltar ou par le Portugal, il n’était pas bien fixé. J’hésitais. Bien sûr, il y avait certainement des risques importants à franchir toutes ces frontières, mais ce n’est pas ça qui me retenait. C’était en fait que peu de gens connaissaient ce drôle de Général De Gaulle et qu’encore moins lui faisaient confiance. Et puis il faut se rappeler qu’à ce moment-là, Hitler était victorieux partout et que beaucoup pensaient que l’Angleterre n’allait pas tarder à être envahie à son tour. Beaucoup de patriotes se demandait alors s’il valait mieux, pour servir la France, partir en Angleterre pour reprendre la lutte un peu plus tard ou rester pour se rendre utile à l’intérieur.
Et voilà que tout d’un coup, on m’offrait une place d’où je pourrais servir le pays. Certes, il s’agissait de travailler pour un gouvernement de collaboration, un gouvernement soumis à l’autorité allemande. Mais Cottard m’avait convaincu qu’avec son groupe d’amis, je pourrais agir, orienter la politique, préserver Pétain des influences fascisantes de beaucoup de ses collaborateurs. Alors, j’ai accepté. Début novembre, je déménageai à Vichy. J’entrai comme fonctionnaire détaché au Gouvernement de l’État Français. Mon poste officiel était deuxième adjoint au Secrétaire Général du Ministère de l’Intérieur.

Plus ou moins… enfin, disons, pas tout de suite. Les choses ne sont jamais simples, vous savez… rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. D’abord, il faut comprendre que je n’étais qu’un fonctionnaire parmi d’autres. Je débutais, on ne me confiait que des tâches sans importance, organiser des réunions, établir des comptes rendus, faire des recherches de détail. Cottard était souvent à Paris et je le voyais très peu, j’ignorais tout des ficelles du pouvoir, je ne connaissais même pas les noms de tout les membres du H4. Je restais donc prudent, je m’efforçais de faire mon travail du mieux possible, j’observais, j’apprenais…
Au début, les options du Gouvernement ne me choquaient pas vraiment : j’avais découvert que le souci de la plupart des gens qui étaient au pouvoir, ce n’était pas de collaborer avec les Allemands mais de prendre leur revanche sur le vieux système parlementaire : la classe politique s’était déconsidérée par son impuissance et sa corruption ; elle avait amené le pays là où il en était, et il n’était que temps de s’en débarrasser. Mis à part leur désir de revanche et les quelques excès qu’il provoquait, je n’étais pas loin de penser comme eux. Pourtant, certaines des premières mesures prises par Vichy m’avaient profondément troublé : la condamnation à mort par contumace de De Gaulle et de quelques autres officiers « déserteurs », les premières lois raciales qui interdisaient certaines professions aux gens de race juive. Je m’en étais ouvert à Cottard. Il m’avait rassuré en me disant qu’elles n’avaient été prises que pour donner des gages aux Allemands et qu’elles ne seraient jamais appliquées.
Pendant quelques mois, j’ai vraiment cru qu’avec les H4, je pourrai orienter la politique du gouvernement dans le bon sens. À cette époque, on appelait ça la Révolution Nationale : cela consistait à faire table rase de la IIIème République, créer un nouveau cadre légal et administratif pour mettre en place une République plus forte, plus juste, plus propre et finalement plus humaine. Et il faut bien reconnaitre que c’est pendant cette période qu’ont été mises en place de nombreuses réformes en matière sociale et économique dont nous avons hérité et que le gouvernement actuel entend bien maintenir et améliorer. Comme beaucoup de gens de bonne foi, je me rendais bien compte qu’on ne parlait pas beaucoup de République, de démocratie, de liberté ni d’égalité, mais je pensais que c’était un mal pour un bien, que le pays avait besoin d’un grand nettoyage et qu’après, dans cinq ans, dans dix ans, il serait possible de rétablir une vraie démocratie dans une Europe en paix.
Mais mon aveuglement n’a pas duré très longtemps. Chaque jour, le groupe H4 perdait de son influence, ses membres étaient remplacés les uns après les autres par de froids technocrates sans âme ou par de furieux réactionnaires. Il n’était toujours pas question de rétablir le Sénat et la Chambre. On annonçait d’ailleurs des procès en trahison contre plusieurs parlementaires.
Contrairement à ce dont Cottard m’avait assuré, les lois raciales commençaient à être appliquées de plus en plus strictement. D’ailleurs, il fût limogé en mai 41 après un accrochage avec Darlan à propos de Bousquet. J’avais rencontré Bousquet deux ou trois fois et sa nomination à la tête de la police ne me laissait rien présager de bon. J’étais très perturbé par tout ce qui se passait et je commençais à agiter l’idée de flanquer ma démission au ministre avec fracas. En juillet, j’allai voir Cottard pour lui demander conseil. Depuis sa disgrâce, il avait été affecté à un poste subalterne à la préfecture de région à Marseille. Nous ne sommes restés que quelques minutes dans son bureau, une sorte de grand placard sur cour, dans lequel il régnait une chaleur de four, et puis il m’a emmené déjeuner dans un petit bistrot proche de l’Opéra. L’endroit était sombre, frais et désert. Il a commandé pour nous deux du poisson et une bouteille de vin de Bandol et j’ai commencé à lui expliquer ce que j’avais sur le cœur. Quand j’ai eu fini, il m’a dit qu’il partageait beaucoup de mes sentiments et qu’il comprenait parfaitement mon trouble devant l’évolution du régime de Vichy. Lui-même avait profondément révisé sa façon de voir les choses. Par contre, il était totalement opposé à ce que je démissionne. « Démissionner ? Pour faire quoi ? m’a-t-il demandé. » « Pour pouvoir m’opposer à ce gouvernement, pour lutter contre le régime totalitaire qui s’installe, pour participer à un rétablissement d’une vraie république… » Je m’emballais et je commençais à parler trop fort. Il me demanda de me calmer et de réfléchir : « Vous êtes conscient que lutter contre Vichy, à un moment où à un autre, ce sera inévitablement lutter contre les Allemands, et qu’il vous faudra inévitablement, à un moment ou à un autre, prendre le maquis ou partir à Londres ? » Je lui avouai que j’avais pensé à tout cela et que ma conviction était faite : pour rétablir la démocratie en France, il fallait d’abord la libérer et pour cela combattre les Allemands. Je souhaitais bien sûr connaitre son avis mais je penchais pour rejoindre De Gaulle. « Et vous retrouver avec quelques milliers d’autres, incorporé dans la légion des volontaires des Forces françaises libres ? me dit-il. Ce serait honorable, courageux même, mais inefficace. Réfléchissez, mon petit. Pensez à l’endroit où vous êtes actuellement : au cœur du système qui décide de l’organisation du pays, de sa police, de sa production industrielle, de sa politique vis à vis de l’empire colonial et surtout, surtout, vous êtes là où l’on reçoit les souhaits, disons plutôt les ordres de Berlin.  Ne vous y trompez pas, aujourd’hui, la guerre n’est plus seulement une affaire de nombre de chars, de bombardiers et de cuirassés, c’est aussi et surtout une affaire de renseignement.
Que penseriez-vous d’en faire ? Avec un peu d’habileté et de courage, vous pourriez être d’une très grande utilité pour De Gaulle, vous savez ? »
Pour la deuxième fois en moins d’un an, on me proposait un engagement radical et c’était le même Cottard qui m’avait engagé à servir Vichy qui m’incitait à présent à le combattre. Bien sûr, il avait raison : un soldat de plus ou de moins dans les rangs des F.F.L., quelle importance ? Mais un agent au sein du gouvernement ennemi, c’était inespéré. Bien sûr rester à Vichy, dans ce milieu délétère de la collaboration, ce serait pénible. Je savais que j’aurais du mal à toujours dissimuler mes sentiments, mais au moins je servirais la France, la vraie, plus efficacement qu’en allant faire le coup de feu dans le maquis ou en Afrique du Nord.
Ma décision était prise et je le dis à Cottard.
« Très bien, a-t-il dit. Je prends cela comme votre parole d’officier. Maintenant, vous allez retourner à Vichy. Trouvez une bonne explication pour ce voyage à Marseille. Reprenez votre travail et même si certaines tâches vous écœurent, ne changez rien, ne faites de zèle ni dans un sens ni dans un autre. Soyez un fonctionnaire modeste et modèle, ne prenez pas de risques, écoutez, regardez, ne notez rien, souvenez-vous. Dans un mois, dans trois mois, dans six, on vous enverra quelqu’un qui vous dira quoi faire. Voulez-vous choisir un nom de guerre ? Ce sera en même temps le mot de reconnaissance pour votre futur contact. »
Je ne sais pas pourquoi ça m’est revenu à l’esprit d’un seul coup, mais je n’ai pas hésité une seconde et j’ai dit « Charles Martell avec deux ailes »
Cottard a acquiescé, il a fait signe au patron de mettre la note sur son compte et en se levant pour partir, il m’a dit : « Moi, je suis Guermantes. Je vous laisse. Mais avant, laissez-moi vous dire une dernière chose : ne soyez plus jamais imprudent comme vous l’avez été aujourd’hui avec moi. J’aurais pu tout aussi bien être un fidèle de Vichy et vous dénoncer aussitôt. Ne faites plus jamais part de vos vrais sentiments ni de votre activité à qui que ce soit, votre maîtresse, votre mère, votre confesseur… personne, je dis bien personne. » Et il a achevé dans un sourire : « Et maintenant, adieu, Charles Martell avec deux ailes, et bonne chance ».
Deux mois plus tard, on m’a fixé un rendez-vous le long de la promenade du Lac d’Allier. C’est une femme qui est venue. Ce jour-là, tout en lançant du pain aux canards, en moins d’une demi-heure, elle m’a donné toute une série d’instructions, sur la façon de communiquer, les boîtes aux lettres, les procédures d’urgence, quel genre d’information je devais rechercher. Elle devait avoir une cinquantaine d’années. Elle ne m’a pas dit son nom et je ne l’ai jamais revue, même pas après la guerre, dans les associations de Résistance. C’est ce jour-là que je suis devenu un espion. Le mot me faisait sourire parce qu’il me rappelait les romans de ma jeunesse. Mais c’est pourtant ce que j’étais devenu en quelques minutes. Et à vrai dire, c’est ce que j’ai été pendant près de deux ans, jusqu’à ce que je décide de rejoindre ouvertement la Résistance en décembre 43… Voilà !

Écoutez, mon vieux, soyez gentil. J’ai une migraine épouvantable et ma fièvre est loin de s’arranger. Vous ne pensez pas que vous en savez déjà beaucoup et que nous pourrions mettre un terme à ce dîner ? D’ailleurs, le restaurant va bientôt fermer. Ah ! Monsieur Wang, nous allons partir ; voulez-vous me préparer la note, s’il vous plaît ?

Plus de détails ? Mais sur quoi, grands dieux ? Sur ce que j’ai fait à Vichy ? Mais je vous l’ai dit. J’ai suivi les conseils de Cottard et les instructions que je recevais de mon correspondant : continuer mon travail de fonctionnaire loyal et dévoué au sein du Ministère de l’Intérieur et transmettre à la France Libre les renseignements que je pouvais obtenir. C’était un rôle modeste, vous savez, et la plupart du temps, j’ignorais si les informations que je transmettais étaient précieuses ou anodines ou même seulement utiles. Mais je suis fier d’avoir ainsi contribué, même de façon mineure, à la victoire des alliés…
Maintenant, je vais aller me coucher. Je suis vraiment épuisé, vous savez ?

Dites, vous êtes insatiable, vous ! Oui, Cottard est mort. Il a été tué par la Résistance en juin 43. Lui et son chauffeur se sont fait mitrailler dans une voiture de la Préfecture. Ça a été une erreur tragique :  ceux qui avaient décidé de son exécution l’avaient pris pour un collaborateur ; ils croyaient qu’il était responsable de nombreuses arrestations de résistants et de juifs. Ce qu’ils ne savaient pas, ce qu’ils ne pouvaient pas savoir, c’est qu’au sein de la Préfecture de Marseille, et plus particulièrement dans sa fonction de directeur adjoint de la police, il rendait de nombreux services à la Résistance et à Londres. Je suis persuadé qu’un jour, il sera réhabilité. Ça ne saurait tarder.
Bon, écoutez, maintenant ça suffit ! Je vous laisse, que vous le vouliez ou non. Je ne vous en dirai pas plus ce soir. Ne m’en veuillez pas, mais je ne me sens pas bien du tout.

Écoutez, je vous propose une chose. Dans quelques jours, je vous écrirai une lettre. Je vous raconterai ce que j’ai fait entre début 42 à Vichy et la fin de la guerre. Cela vous va ?

….

Oh ! Pas avant quelques semaines, probablement. Comme je vous l’ai dit, notre gouvernement est en crise et en ce moment, je n’ai pas une minute à moi.

Dans ce cas, je vous la ferai parvenir chez vous, à New-York. Écrivez-moi votre adresse sur ce bout de papier, s’il vous plaît…Merci.
Eh bien, bonsoir Monsieur Stiller. Monsieur Wang se fera un plaisir de vous appeler un taxi. Moi, je rentre me coucher. Mon chauffeur m’attend. Adieu.

***

 

 Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre
Le Ministre

                 Mon cher Dashiell,

Il y a quelques semaines, j’avais dû écourter notre dîner à l’Empire Céleste du fait d’un brusque accès de fièvre, une forme heureusement légère de paludisme contractée sans doute lors d’un récent voyage en Indochine. C’est pourquoi, contre ma volonté et à mon grand regret, je n’avais pu compléter le récit de ma carrière depuis mon arrivée à Vichy en 1940 jusqu’à mon entrée dans le Gouvernement Schumann en fin de l’année dernière.

Je pensais combler cette lacune dans une lettre que je vous avais promise, mais je suis persuadé que le document que je joins à cette lettre vous renseignera bien mieux que je n’aurais su le faire moi-même. Il s’agit du tiré-à-part d’un article que le journal COMBAT vient de me consacrer.

Je compte naturellement sur vous pour m’adresser un exemplaire dédicacé de votre futur livre auquel je souhaite tout le succès possible.

Très amicalement

Georges Cambremer 

Combat

La nouvelle de la nomination de Monsieur Georges Cambremer au Ministère des Anciens Combattants a valu à Monsieur Queuille, chef du nouveau gouvernement, plusieurs interpellations venant de divers bancs de l’Assemblée Nationale. Des représentants du MRP et des Modérés se sont limités à demander des éclaircissements sur les activités de Monsieur Cambremer pendant l’occupation, tandis que les Communistes, en la personne de Monsieur Claude Boulard, député de Seine et Oise, s’indignaient que l’on ait pu nommer aux Anciens Combattants un « collaborateur notoire et de surcroit ancien membre du gouvernement de Vichy. » (Sic)
Entre les injures lancées par l’opposition et les vérités officielles parcimonieusement distribuées par les services du président du conseil, Monsieur Cambremer est demeuré jusqu’à ce jour étonnamment silencieux. Il a accepté de rompre ce silence en accordant à nos deux journalistes politiques, André Buvard et Robert Pécuchaix, un long interview que nous reproduisons dans ces colonnes.

*

Combat :  Monsieur Le Ministre, vous avez 35 ans et, avec Monsieur Mitterrand, le nouveau Secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, vous êtes aujourd’hui le plus jeune ministre du gouvernement d’Henri Queuille. Vous faites aujourd’hui partie des jeunes loups de la politique et les milieux bien informés s’accordent pour vous croire promis à un grand avenir.
Sorti de l’École Polytechnique en 1936, vous êtes mobilisé en septembre 1939. Affecté dans la région de Maubeuge avec le grade de lieutenant, vous êtes fait prisonnier en mai 1940. Vous vous évadez dès le début du mois de juillet et vous regagnez Paris tant bien que mal. Quelques mois plus tard vous rejoignez Vichy où vous entrez dans le cabinet du Ministre de l’Intérieur.
Monsieur Cambremer, pourriez-vous nous expliquer ce choix qui, pour certains, leur a valu la Haute Cour de Justice ? 

GEORGES CAMBREMER – Volontiers. Je suis très heureux de cette occasion qui m’est donnée aujourd’hui d’expliquer au très large public de vos lecteurs les raisons de ma collaboration, toute provisoire, on le verra, avec Vichy. Mais, si vous le permettez, j’aimerais tout d’abord rappeler les circonstances qui ont prévalu à cette décision. En mai 40, notre armée, réputée la plus puissante du monde, avait été défaite en quelques jours. Notre gouvernement légitime avait fui jusqu’à Bordeaux, jetant les civils sur les routes de l’exode. Les Français étaient en état de choc, K.O. debout. Bien sûr, quelques centaines d’hommes, sans doute plus courageux mais surtout plus visionnaires que les autres, ont tout de suite choisi de s’exiler pour continuer le combat, mais la grande majorité des Français, bien qu’ils s’en défendent aujourd’hui, s’est placée sous la protection que le Maréchal leur promettait. Mais je tiens à affirmer que ce n’est pas pour me réfugier sous l’aile de Pétain que j’ai rejoint Vichy, mais pour servir la France. À vrai dire, mon séjour dans un camp de prisonniers et, une fois évadé, la traversée d’une partie de la France dévastée m’avaient fait réaliser l’état catastrophique dans lequel se trouvait le pays. Alors, après une courte période d’abattement, j’ai voulu me rendre utile en mettant mes capacités à la disposition de mon pays. Pétain venait de constituer un premier gouvernement et entreprenait de reconstruire l’Administration qui s’était dissoute dans la débâcle ; Vichy était le seul endroit où j’imaginais pouvoir être utile. J’ai donc franchi la ligne de démarcation et j’ai offert mes services au Ministère de l’Intérieur où j’avais quelques vagues relations. On m’y a tout de suite accepté. Après tout, j’étais ancien élève de l’École Polytechnique, j’avais exercé des fonctions administratives en Indochine et j’avais acquis une expérience du commandement avec les 150 hommes de mon escadron.

Combat : Vous entriez quand même dans un gouvernement présidé par Laval. Ça ne vous a pas posé de problème ?

G.C. : Pas au début, non. Je voyais dans les premières actions du gouvernement une réelle volonté de redresser le pays. Certes, on pouvait sentir chez la plupart des ministres et de leurs collaborateurs un désir de revanche sur la 3ème République, dont ils disaient qu’elle était responsable de la catastrophe de mai 40. Mais je considérais encore à cette époque que le redressement valait bien quelques entorses aux principes de la démocratie.

Combat : Et aujourd’hui, pensez-vous toujours de cette manière, autrement dit croyez-vous que la fin justifie toujours les moyens ?

G.C. : Certainement non. Tout d’abord, je crois fermement que toute action politique qui ne respecte pas rigoureusement les principes démocratiques ne peut qu’aboutir à la tyrannie. Par ailleurs, j’étais à cent lieues d’imaginer que le Gouvernement de Vichy deviendrait ce que l’on sait aujourd’hui qu’il est devenu. J’étais encore très jeune, inexpérimenté, naïf même et je croyais sincèrement servir la France en accomplissant avec bonne volonté et même, on peut le dire, avec ardeur les tâches subalternes que l’on me donnait. Mais bientôt, les procès contre les officiers qui avaient rejoint De Gaulle à Londres, les restrictions de plus en plus sévères des libertés publiques, et dès les premiers mois de 1941, les premières mises en application des lois raciales m’ont fait considérer les choses d’un autre œil. Je n’étais d’ailleurs pas le seul à évoluer de cette manière. Avec quelques amis sûrs placés à divers niveaux dans presque tous les ministères, nous avions formé un groupe clandestin, le groupe H4. Plutôt que de nous opposer frontalement à la politique menée, nous pensions plus efficace d’agir de l’intérieur pour orienter les décisions gouvernementales vers moins de rigueur pour la population et surtout envers les juifs.

Combat : Vous avez mentionné ce groupe H4 à plusieurs reprises par le passé. La dernière fois, c’était à l’occasion d’un discours tenu le 11 novembre dernier devant le monument aux morts de Guéret. Après enquête, nous n’avons découvert aucune trace de votre appartenance à ce groupe qui, du reste, n’a eu qu’une existence éphémère, à peine un an. 

G.C. : C’est exact, et vous allez comprendre pourquoi quand je vous aurais parlé de l’arrivée de Darlan. En début 42, Darlan est nommé à la tête du gouvernement.  À Vichy, on ne tarde pas à sentir qu’avec lui, le gouvernement de la France devient entièrement et irrémédiablement soumis à la volonté des Allemands.
De plus, il amène René Bousquet dans ses bagages et le nomme Secrétaire Général de la Police.  Bousquet lance aussitôt une enquête interne simultanée sur tous les ministères. Il a déjà fait les preuves de son efficacité en tant que préfet et les membres du Groupe H4 se sentent vite très menacés. Certains démissionnent pour passer dans la clandestinité. L’un d’entre nous est arrêté. Les autres dissolvent le groupe et se mettent en sommeil.

Combat : Et c’est ce que vous faites : vous mettre en sommeil. Votre prise de conscience, qu’on pourrait qualifier de tardive, de la soumission totale de ce gouvernement à l’occupant ne vous fait pas prendre vos distances d’avec Vichy ?

G.C. : Si, bien sûr. Après quelques jours d’hésitation, j’étais décidé à passer en Angleterre. En attendant d’en trouver le moyen, il ne fallait pas attirer l’attention. J’ai donc continué mon travail au Ministère. C’est pendant ma recherche d’une filière que j’ai été contacté par un agent de Londres. C’était une femme. Je ne l’ai jamais revue, mais c’est elle qui m’a convaincu de rester en France et d’entrer dans la Résistance. Je devais rester en poste dans mon ministère et renseigner Londres sur les projets du gouvernement et sur les ordres qu’il recevait des Allemands. C’est ce que j’ai fait à partir de juillet 41.

Combat : En somme, vous seriez devenu espion de De Gaulle ?

G.C. : A vrai dire, j’ignorais pour qui je travaillais. Était-ce pour les Forces Françaises Libres ou pour le SOE britannique, je ne le savais pas. Dans le renseignement, un cloisonnement hermétique entre les différentes cellules est une précaution élémentaire. Je recueillais des renseignements, je les communiquais à mon contact qui me donnait en retour de nouvelles instructions, un point c’est tout. Ce n’est ni très glorieux ni très romantique, mais c’est essentiel. Et dans ce rôle, je crois sincèrement avoir été utile.

Combat : Pensez-vous avoir mis votre vie en danger ?

G.C. : A vrai dire, je n’en sais rien. Bien sûr, j’étais protégé par l’organisation qui m’employait. Entre autres, elle avait nettoyé les rares archives d’H4. C’est sans doute pour cela que vous n’avez pas trouvé trace de mon appartenance au groupe. Ma vie en danger ? Je ne sais pas… peut-être… probablement. Parfois, mon contact était remplacé par un autre. Je ne le revoyais jamais. Était-ce une simple précaution ? Avait-il été pris ? Allait-il parler ? Allait-on m’arrêter ? Je n’avais aucun moyen de le savoir… alors, je continuai mon travail, mon double travail. Je me souviens qu’à la fin 42, j’ai reçu pour instruction de me mettre en sommeil jusqu’à nouvel ordre, de ne plus rien transmettre ni même chercher à recueillir des informations. J’ai imaginé alors que mon réseau avait eu vent d’un soupçon, d’une menace sur ma personne, mais je n’ai jamais su vraiment pourquoi. Deux mois plus tard, j’ai pu reprendre mon travail d’espionnage.

Combat : On a dit dans certains milieux qu’au sein des gouvernements successifs de Vichy, votre rôle a été bien plus important que ce que vous avez bien voulu déclarer à la commission d’enquête en 1946. Les mêmes racontent que vous avez participé activement à la rédaction des décrets d’application des lois antisémites et même à l’organisation de leur mise en œuvre, en particulier aux côtés de René Bousquet. Ce serait même là la raison de votre nomination à l’ordre de la Francisque.

G.C. : J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de tordre le cou à ces ignobles rumeurs qui sont propagées par mes ennemis politiques. La Commission d’enquête a entendu mes explications après avoir mené des investigations indépendantes. Si elle n’a pas encore rendu ses conclusions, ce n’est qu’une question de temps, peut-être quelques semaines. Je suis tout à fait serein quant à la teneur du rapport qu’elle produira très bientôt. Je n’ai rien à me reprocher et je fais toute confiance à la justice.
Cependant, je comprends fort bien que mes différentes fonctions à Vichy et la décoration qui m’a été décernée par Laval puissent faire naître des doutes à mon propos chez des gens de bonne foi. C’est à ces personnes que je veux m’adresser à travers cet interview. Il faut qu’ils comprennent que l’apparence que j’ai pu donner d’une loyauté sans faille envers Pétain, c’était justement ce que mes activités de renseignement exigeaient. C’est bien grâce à ce double-jeu, à cette apparence de collaboration avec le régime de Vichy que j’ai pu rendre, j’en suis persuadé, de grands services à la France Libre.

Combat : Nos lecteurs jugeront.

G.C. : Vos lecteurs pourront juger, certes. Mais la Commission d’enquête, elle, elle l’a déjà fait.

Combat : Comment cela ? Son rapport n’a pas encore été déposé. Auriez-vous des informations sur ses conclusions ?

G.C. : Pas exactement, non.  Vous savez que la Commission enquête et délibère dans le plus grand secret. Mais je ne peux m’empêcher de penser que, si j’ai été nommé Ministre deux fois de suite par Monsieur Queuille, c’est bien que, pour lui, mon cas est parfaitement clair. Pouvez-vous imaginer qu’un homme politique de cette expérience, qui, en tant que sénateur a refusé les pleins pouvoirs à Pétain, qui a rejoint le Général De Gaulle à Londres, qui a œuvré pour la Résistance, qu’un homme comme lui, dis-je, puisse se tromper sur un point aussi important. Allons, Messieurs ! Réfléchissez ! C’est impensable !
De toute façon, les actes patriotiques que l’on a bien voulu m’attribuer par la suite, je veux dire après mon départ de Vichy, sont une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de mon engagement dans la Résistance dès le mois de mai 1941, c’est à dire aux premières heures.

Combat : Justement, Monsieur le Ministre, vous avez quitté Vichy en Mars 43. Pourriez-vous nous rappeler pourquoi et dans quelles circonstances ?

G.C. : En début d’année 43, j’avais été promu premier adjoint au chef de Cabinet du Secrétaire Général du Ministère de l’Intérieur. C’était à l’époque Monsieur Hilaire. Les Allemands et les Italiens occupaient la zone libre et les Alliés avaient débarqué en Afrique du Nord. A Vichy, la tension était très forte. Ma nouvelle affectation était un magnifique poste d’observation, très propice au recueil d’informations essentielles pour la France Libre et pour les alliés. Ce que j’ignorais, c’est que cette promotion avait attiré l’attention d’un obscur inspecteur de police dont j’ai appris plus tard qu’il avait pour fonction secrète de s’assurer de la loyauté des membres du gouvernement et de leurs collaborateurs.
Dès ma nomination à mon nouveau poste, ce type a commencé à mener une enquête sur moi, au début sans que je m’en aperçoive. Mais j’ai bientôt réalisé que je le rencontrais de plus en plus souvent, comme par hasard, dans les couloirs du ministère où dans les cafés de Vichy que je fréquentais. C’est quand je me suis aperçu que j’étais suivi que j’en ai parlé à mon correspondant en lui demandant des instructions. Une semaine plus tard, il me convoquait par la procédure d’urgence. Il est venu accompagné d’un homme que je ne connaissais pas. Il m’a appris que j’étais sur le point d’être découvert et que mon arrestation n’était qu’une question de jours, peut-être d’heures. Il fallait fuir immédiatement, le soir même serai le mieux. Le trajet à travers la France occupée serait dangereux, mais une filière était prête à me prendre en charge. Je n’avais aucune attache à Vichy, ni famille ni amis. Alors j’ai accepté sans hésiter. Dans la nuit, un camion m’a transporté jusqu’à Tulle. De là, je me suis rendu à bicyclette jusqu’à Bayonne d’où un bateau m’a emmené à Santander en Espagne. Dix jours plus tard, j’arrivai à Londres.

Combat : Et là, vous avez rencontré le Général De Gaulle…

G.C. : Non, pas tout de suite. J’ai tout d’abord rencontré chaque jour pendant presque un mois un aide de camp du Général, le Commandant Calixte. C’était un homme très cultivé, tout à fait charmant, avec qui j’ai eu de longues conversations sur beaucoup de sujets. Devant une tasse de thé ou un verre de whisky, nous parlions de littérature, de mon séjour en camp de prisonnier, de la carrière de mon père ou de la personnalité de Pierre Laval. De temps en temps, Calixte était accompagné d’un jeune anglais très poli. Il me l’avait présenté comme étant un étudiant en littérature française. Je n’ai pas tardé à comprendre que Calixte était chargé de mieux cerner ma personnalité et de s’assurer de la sincérité de mon engagement. J’ai d’ailleurs appris plus tard que le jeune anglais faisait partie du MI5.

Combat : Et ensuite ?

G.C. : Eh bien je pense que j’ai dû réussir l’examen de passage puisque je n’ai revu Calixte qu’à Paris le jour de le Libération et que l’on m’a intégré dans l’unité qui était dirigée alors par Jacques Marchèse, le Bureau 21.

Combat : Quel était la fonction de ce fameux Bureau 21 ?

G.C. : A cette époque, de nombreux mouvements de Résistance coexistaient plus ou moins pacifiquement. Il y avait d’abord les communistes du Front National et des Francs-Tireurs et Partisans, il y avait les militaires de l’Organisation de Résistance de l’Armée, il y avait le RNPG qui rassemblait les anciens prisonniers résistants, sans oublier les démocrates-chrétiens de Combat. Et puis bien sûr l’Armée Secrète formée par les gaullistes. Tous ces mouvements travaillaient chacun de leur côté, sans concertation. Il arrivait même qu’ils se fassent une méchante concurrence pour obtenir les armes que Londres envoyait. Cette situation réduisait considérablement l’efficacité de leurs actions contre les allemands. Le Général voulait réunir tous ces mouvements sous une seule appellation, sous un seul commandement unifié et centralisé à Londres. Il a confié cette tâche à Marchèse. Et c’est avec lui que j’ai travaillé pendant plus d’un an au Carlton Gardens dans une grande pièce sans fenêtre qui portait le n°21. Ça n’a pas été une tâche facile que de réunir des gens d’origines et d’opinions politiques si différentes et de les faire travailler ensemble, et si nous y sommes parvenus, c’est bien grâce à l’incroyable obstination de Marchèse, à son sens du compromis, à son pouvoir de conviction et à son dévouement à la patrie. Un dévouement qu’il a d’ailleurs payé de sa vie, vous le savez. Je suis fier d’avoir pu travailler avec un homme de cette trempe et d’avoir contribué de cette manière à la libération de la France.

Combat : Vous étiez avec Jacques Marchèse quand il a été arrêté. Que savez-vous des circonstances de sa mort ?  

G.C. : Ça s’est passé le 12 mai 1944. C’est un jour que je n’oublierai jamais… L’accord de principe sur la fusion des principaux mouvements de résistance sous la bannière des FFI avait été obtenu au début du mois de février, mais il restait à le mettre en pratique sur le terrain. C’est pourquoi Jacques avait jugé nécessaire de se rendre en France dès le mois de mars pour entreprendre une tournée des commandements régionaux. Je devais rester à Londres pour diriger le bureau en son absence. Mais la tâche était immense et à la fin avril, Jacques m’a envoyé un message me demandant de le rejoindre à Roanne le plus tôt possible. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à sauter de nuit au-dessus de Saint Alban au tout début du mois de mai. J’avais déjà sauté en parachute deux ou trois fois quand j’étais à l’X, mais jamais de nuit. C’est une sacrée expérience, croyez-moi ! Une fois à terre, j’ai rejoint la ferme qu’on m’avait indiquée et j’ai attendu Marchèse. Il est arrivé au bout de trois jours, en bicyclette, fatigué mais enthousiaste : la nouvelle organisation était bien acceptée sur le terrain. Nous sommes repartis presque aussitôt vers Thiers où devait se tenir le lendemain une réunion des réseaux du centre de la France. Nous sommes arrivés le 11 mai au soir dans le petit hôtel qui devait nous accueillir à l’entrée de Thiers. La Gestapo nous y attendait. Nous avons tout de suite été séparés et je n’ai revu Jacques que le lendemain soir, dans le camion qui nous emmenait vers Clermont-Ferrand, au centre d’interrogatoires de la police allemande de la Prison de Chamalières. A l’arrière du camion, nous étions quatre prisonniers menottés, gardés par trois soldats ; deux voitures de la Gestapo nous encadraient ; nous n’avions pas le droit de parler, mais Jacques m’avait fait signe que tout allait bien. D’ailleurs aucun de nous ne semblait avoir encore subi d’interrogatoire.
A un moment, j’ai vu que Jacques était pris de convulsions et j’ai tout de suite compris qu’il avait avalé sa capsule de cyanure. Les soldats se sont affolés. Ils ont crié pour que le camion s’arrête. Ils ont sorti Jacques sur la chaussée et les policiers des deux voitures se sont précipités vers lui pour tenter de l’empêcher de mourir. Tout le monde se pressait autour de Jacques dans la lumière des phares, les soldats, les policiers et nous, les prisonniers. La confusion était totale, personne ne nous prêtait plus attention. Il faisait nuit, il pleuvait, nous étions au milieu d’une forêt et j’entendais couler un torrent loin en contre-bas.  C’est alors que j’ai pensé à mon évasion d’Hazebrouck en septembre 40 et que j’ai décidé de tenter ma chance à nouveau. Je me suis glissé dans le fossé et j’ai rampé dans la forêt menottes aux poignets vers le haut de la montagne, en espérant qu’on me chercherait vers le bas. C’est ce qui s’est passé. En quelques jours, j’ai pu rejoindre Saint-Alban et puis Paris où je me suis caché chez des amis.

Combat : Jacques Marchèse était en possession d’informations capitales. S’il les avait révélées à la Gestapo, cela aurait porté un coup peut-être fatal à la Résistance alors qu’on se trouvait à moins d’un mois du débarquement de Normandie. Il s’est donné la mort pour ne pas parler. Monsieur Cambremer, n’avez-vous pas pensé faire de même ? Après tout vous en saviez pratiquement autant que lui sur l’organisation des FFI, et vous pouviez vous aussi craindre de parler sous la torture.

G.C. : Vous savez, dans ces moments-là, on n’a pas beaucoup de temps pour réfléchir. J’étais surtout bouleversé par l’agonie de Jacques et, quand j’ai repris mes esprits, c’est cette incroyable opportunité de m’enfuir qui m’a occupé tout entier. Ce n’est qu’ensuite, quand je fuyais à travers la forêt, quand je pensais que j’allais être rattrapé d’un moment à l’autre que j’ai réalisé l’héroïsme de Jacques et que je me suis promis de suivre son exemple si je devais être repris. J’ai eu la chance de ne pas avoir à le faire.

Combat :  Vous êtes donc arrivé à Paris.

G.C. : Oui, et là, j’ai pris contact avec le commandement des FFI de la Rue de l’Abbé de l’épée. Je me suis fait connaître et on m’a intégré dans l’organisation. Il y avait beaucoup de fébrilité parce que le débarquement de Normandie était annoncé pour bientôt. Et puis, dans la nuit du 5 juin, le message codé est arrivé : c’était pour le lendemain matin. Le message était surtout destiné aux réseaux de Normandie qui devaient préparer le terrain pour les alliés. Mais il avait mis le feu aux esprits des FFI de Paris. Pour l’instant ils avaient ordre de demeurer inactifs. On ne voulait pas risquer de déclencher les terribles représailles dont Von Choltitz avait menacé Paris.
Les informations que nous recevions sur les plans des alliés étaient vagues, imprécis. On ne savait pas quand ils allaient arriver à Paris ni même s’ils n’allaient pas le contourner. Ce sont les communistes, les Francs-Tireurs, qui ont déclenché l’insurrection, le 19 août, un peu trop tôt sans doute, on le sait aujourd’hui. Mais ce qui était fait était fait. Il n’était plus possible de revenir en arrière. Rue de l’Abbé de l’Épée, on s’est décidé à lancer aussi l’ordre d’insurrection générale. La suite, on la connait : l’occupation de la Préfecture de Police et de l’Hotel de Ville, la Wehrmacht prise au dépourvu qui se ressaisit vite et qui tire au canon sur la Préfecture, la situation désespérée des assiégés, et puis l’entrée de Leclerc dans Paris, la capitulation de Von Choltitz, l’arrivée de De Gaulle, son formidable discours du 25 Aout, et toute la suite…

Combat : C’est effectivement encore dans toutes les mémoires, Monsieur le Ministre. Mais ce que nos lecteurs ne savent pas c’est quel a été votre rôle pendant ces évènements. Pouvez-vous nous en parler ?

G.C. :  Je pourrais, bien sûr, mais à vrai dire je n’aime pas beaucoup me mettre en avant dans ce genre de choses. Ce sont les soldats de Leclerc, les FFI et le peuple de Paris qui ont libéré la Ville. Mon rôle à moi n’a été que modeste. Disons simplement qu’avant le 19 aout, j’ai rendu divers services en faisant la liaison entre les réseaux des différents quartiers et deux ou trois fois, j’ai transporté des munitions. J’ai même collé des affiches un peu partout dans Paris. C’était pendant la nuit du 13 au 14 juillet ; les affiches donnaient des informations sur l’avancée des alliés vers Paris et appelaient la population à célébrer la Fête Nationale et à se préparer à l’insurrection. Du 19 au 24 aout, pendant que les Allemands assiégeait la Préfecture et l’Hôtel de Ville, j’ai continué à assurer la liaison entre les FFI des quartiers. Et puis le 24 au soir, j’ai reçu l’ordre de me poster avec un petit groupe d’une dizaine de FFI du Vème à Denfert Rochereau et d’y attendre les chars de la 2ème DB qui devaient entrer dans Paris le lendemain matin par la Porte d’Orléans. Vous vous souvenez que ce jour-là, dans Paris, c’était déjà la fête depuis dix heures du soir parce qu’une dizaine de blindés de l’armée Leclerc était parvenus sans encombre jusqu’à Notre Dame. Il faisait chaud, et les cloches sonnaient de partout. À Denfert, toutes les brasseries de la place étaient ouvertes et débordaient de gens qui chantaient, qui dansaient, qui s’embrassaient. Curieusement, les Allemands ne se montraient pas. Nous avons passé la nuit-là. À l’aurore, les civils étaient partis se coucher et nous demeurions là à guetter l’avenue d’Orléans par où devaient arriver les chars. Ce n’est que vers 9 heures et par l’avenue du Parc Montsouris qu’une colonne est arrivée. Nous nous sommes faits connaître du char de tête et, par deux ou trois, nous avons grimpé sur les tourelles des premiers engins pour les guider vers l’Hôtel de Ville. Nous avons rejoint la rue Saint-Jacques et c’est quand nous commencions à descendre vers la Seine que la colonne a été prise sous le feu de mitrailleuses lourdes. Elles étaient installées tout en haut de l’observatoire de la Sorbonne et prenaient toute la rue en enfilade, depuis la rue Soufflot jusqu’à la Seine. Le FFI qui se tenait à côté de moi a tout de suite été tué. Tout le monde a sauté à terre pour s’abriter et les chars ont attaqué la tour au canon. Au bout d’une dizaine de minutes, les mitrailleuses se sont tues et nous avons pu continuer vers Notre-Dame, mais brusquement le char sur lequel j’étais a tourné à gauche pour remonter vers le Sénat, suivi par cinq ou six autres. En fait, il y avait une poche de résistance allemande fortement installée dans le Palais du Luxembourg, avec des tranchées, des blockhaus, et des armes lourdes. Il a fallu plusieurs heures pour la réduire. Ensuite, nous avons fait notre jonction avec les autres groupes de Leclerc et avec les Américains place de la Concorde. Paris était libéré.
Voilà ce qu’ont été mes quelques jours à Paris au moment de la Libération. Vous voyez, pas d’acte d’héroïsme particulier, mais je suis fier d’avoir pu participer à la bataille.

Combat : Monsieur le ministre, nous vous remercions pour ces éclaircissements qui, nous n’en doutons pas, permettront à nos lecteurs de se faire une opinion sur votre action pendant les années d’occupation. Passons maintenant, si vous le voulez bien, à votre carrière politique. Comment a -t-elle débuté ?

G.C. : Voyez-vous, je suis né dans une famille catholique. Mon père était un homme d’affaires. On parlait peu de politique à la maison, mais je savais que ses sympathies allaient plutôt à l’Alliance Démocratique, c’est-à-dire au centre. Je ne dirai pas que je n’étais pas influencé par lui, mais je n’avais pas vraiment de position affirmée.

Combat : On a dit pourtant que votre père était inscrit au Parti Populaire Français, qui était notoirement pro-nazi. D’ailleurs, l’accident de voiture dans lequel il a été tué s’est produit sur la route de Berlin alors qu’il revenait de la grande parade nazie de Potsdam organisée par Goebbels après le succès d’Hitler aux élections de février 33.

G.C. : C’est inexact. Tout d’abord, j’affirme que mon père n’avait aucune sympathie pour le régime nazi, qui n’était d’ailleurs que naissant à l’époque. Il n’était inscrit à aucun parti politique, pas plus au PPF qu’à l’Alliance Démocratique, d’ailleurs. Pour ce qui est de l’accident dans lequel il a trouvé la mort, il s’est effectivement produit en Allemagne, mais la présence de mon père là-bas n’avait rien à voir avec les Nazis. Il s‘était rendu à Berlin pour ses affaires, comme il le faisait très régulièrement. Ce jour-là, il aurait tout aussi bien pu se trouver en Italie, en Belgique ou en Angleterre qu’en Allemagne.
Tout le monde sait que ces calomnies ont été répandues pour me nuire. Ce sont d’ignobles procédés malheureusement devenus courants de nos jours en politique. Ils ont profondément blessé ma mère qui a eu du mal à s’en remettre. Pour ma part, après quelques années au service du pays, j’en ai pris l’habitude et je sais à présent comment traiter ces insinuations : par le mépris.

 Combat : Revenons, s’il vous plait, à vos débuts dans la politique. Donc, au moment de la Libération, vous êtes sans attache politique particulière. Et pourtant, vous ne tardez pas à grimper dans l’appareil d’état.

G.C. : Je crois qu’on peut dire que tout a commencé pour moi Place de l’Hôtel de Ville juste après le fameux discours du 25 août. J’étais au pied de l’estrade et j’acclamais De Gaulle avec les autres. A la fin du discours, j’ai entendu qu’on m’appelait. C’était le Commandant Calixte. Il était à côté du Général. Il m’a fait monter sur l’estrade et a tenu à me présenter à lui. De Gaulle ne m’a pas reconnu tout de suite, mais quand Calixte lui a rappelé que j’étais l’adjoint de Marchèse et que j’étais présent lors de sa mort, le Général m’a dit : « Ah ! Cambremer ! Vous avez eu beaucoup de chance de pouvoir côtoyer un homme comme Marchèse. Montrez-vous en digne. » Et puis il a ajouté : « Calixte, voyez donc ce qu’on peut faire de ce jeune homme. » C’est comme ça qu’une dizaine de jours plus tard, Calixte me convoquait à l’Hôtel de Brienne et me demandait, disons plutôt qu’il me donnait l’ordre d’entrer dans son cabinet. Vous souvenez qu’il avait été chargé du programme de nationalisations que De Gaulle voulait pour redresser l’économie et sanctionner les entreprises qui avaient collaboré avec l’ennemi.  J’ai bien sûr accepté avec enthousiasme. On m’a plus particulièrement chargé de préparer la création d’Électricité de France. J’ai dû rapidement constituer une équipe de travail, car la tâche était énorme : il y avait plus de mille entreprises concernées à nationaliser. Il fallait les identifier, retrouver leurs ayants-droit, leur signifier la nationalisation prochaine, discuter des indemnités d’expropriation, ébaucher la future organisation, préparer la loi de nationalisation, rechercher les futurs dirigeants… J’ai composé mon équipe essentiellement avec d’anciens camarades de l’X. J’ai choisi les plus compétents et aussi les plus diplomates, car il fallait traiter avec les propriétaires, il fallait informer et consulter les ministères concernés, ceux de la Production Industrielle, de l’Économie, des Finances, de l’Intérieur…. Il fallait surtout traiter avec le Parti Communiste qui était très intéressé à la création de ce monopole national. Les relations que j’avais pu nouer dans la Résistance se sont montrées très utiles pour cela.
Quand De Gaulle a démissionné en janvier 46, son cabinet a bien sûr été démantelé pour être remplacé par celui de Monsieur Félix Gouin, mais le nouveau Président a souhaité maintenir mon groupe de travail pour mener le projet de création d’EDF jusqu’au vote de la loi par l’Assemblée le 8 avril 1946. 

Combat : Votre tâche était alors terminée ?

G.C. : Loin de là. Il fallait alors mettre la machine en route et les membres de mon équipe étaient à coup sûr les mieux préparés à cela. La plupart d’entre eux, moi y compris, sont entrés dans le nouvel Établissement Public pour y occuper la plupart des postes directoriaux. C’est celui de Directeur des Investissements que j’ai occupé pendant un peu plus d’un an.

Combat : Jusqu’en novembre 1947, où vous êtes entré dans le cabinet de Monsieur Queuille, ministre des finances du Gouvernement Schumann.

G.C. : C’est exact. J’avais rencontré Jules Moch en 45 quand il était ministre des Transports. Lorsqu’il a été nommé à l’Intérieur par Robert Schumann, il m’a recommandé à Henri Queuille avec qui j’ai travaillé pendant quelques mois, tant que le Gouvernement Schumann a duré. Je ne parlerai pas du deuxième gouvernement Schumann, qui n’a duré que deux jours. Mais quand Monsieur Queuille a formé son gouvernement il y a seulement quelques semaines, il a bien voulu me confier le Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre que venait de quitter mon ami François Mitterrand. Et c’est la fonction que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui et à laquelle j’entends consacrer toute mon énergie.

Combat : Pouvez-vous préciser pour nos lecteurs quelle sera votre politique en la matière et quelles sont les première mesures que vous allez prendre.

G.C. : Je voudrais d’abord rendre ici hommage à l’action de mon prédécesseur et ami, François Mitterrand. En quelques mois, il a déjà accompli une tâche immense qu’il m’appartient maintenant de prolonger. Il y a actuellement en France plusieurs millions d’anciens combattants, prisonniers de guerre, déportés, résistants. Ils ont droit à la reconnaissance et à la solidarité nationale. C’est sur ma demande que le Gouvernement auquel j’appartiens allouera très prochainement à mon ministère un budget en très forte hausse qui permettra de matérialiser cette solidarité. Par ailleurs et, dès mon arrivée au ministère, j’ai lancé une importante opération de recensement systématique des personnes entrant dans l’une des catégories que j’ai citées tout à l’heure. Mais je compte également établir les listes des veuves de guerre et autres ayant droits.
Pour ce qui est des victimes civiles de guerre, je rappelle qu’une grande campagne d’information a été lancée invitant ces personnes à se faire connaitre auprès des préfectures. Leurs dossiers y seront examinés et transmis à mon ministère. Nous avons devant nous une tâche immense que la solidarité, la reconnaissance et l’honneur nous impose d’accomplir dans les meilleures conditions. C’est à cette tâche que je compte désormais me consacrer entièrement.

Combat : Nous vous remercions, Monsieur le Ministre, d’avoir bien voulu nous recevoir et d’avoir répondu avec franchise et clarté aux questions que le public était en droit de se poser et dont nous nous sommes faits l’écho.

G.C. : C’était bien naturel. Il ne faut jamais oublier que le politique est au service du citoyen et que, par conséquent, il doit lui rendre des comptes. Je vous remercie de m’en avoir donné l’occasion. Au revoir, Messieurs.

Combat : Au revoir, Monsieur le Ministre. 

Fin du chapitre 8

 

 

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