Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 11-3 – François Coulon

Mais en attendant ce moment, elle avait bien l’intention de se mettre à l’abri du besoin en se faisant offrir le plus de bijoux possibles, et pourquoi pas une petite maison au bord de la mer, ou bien un commerce dans un quartier chic. Elle craignait que la nouvelle assurance de son amant, si elle devait durer, ne fasse qu’il ne se lasse d’elle pour aller chercher ailleurs de nouvelles sensations.
Il fallait donc qu’elle reprenne le dessus sur son amant. Elle savait comment faire.

 Chapitre 11-3 – François Coulon
Hiver 1902

Quand Tim est rentré dans le laboratoire, il portait devant lui un grand plateau. Seirina avait tiré le rideau de l’une des fenêtres et regardait au dehors. Il faisait nuit. La lune éclairait le Parthénon au-dessus des lumières tremblotantes de Plaka.

-Voilà, ma chérie ! De l’eau, du vin et du raisin, a-t-il dit d’une voix joyeuse en poussant le désordre du bureau pour y poser le plateau. Tu viens ?

Elle s’est retournée, boudeuse, et sans un mot, elle a traversé la pièce et s’est servi un verre de vin. Elle l’a bu lentement en fixant Tim à travers le fond du verre, puis elle s’est laissé tomber au fond du fauteuil club en soufflant :

—Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Tim a fait le tour du fauteuil. Il s’est agenouillé derrière le dossier et il a plaqué ses mains sur les épaules de la jeune femme en déposant un baiser sur ses cheveux.

—Eh bien, j’avais envie que tu mettes la belle robe bleue qu’on a achetée l’autre jour chez Furiani et qu’on aille diner au King George. Tu verras, là-bas, il y aura une surprise pour toi.

Tout en parlant, il avait fait glisser ses mains sous le corsage de Seirina et commencé à lui caresser les seins. Elle a écarté ses mains vivement et s’est levée d’un bond.

—Ah, non ! Ça suffit comme ça, hein !

—Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? Tu n’as pas envie… ?

—Non !

—Pourquoi ? C’était bien, tout à l’heure…

—Pour toi, peut-être, mais…

—Pas pour toi ?

—Mais si, mais si…, dit-elle d’un ton conciliant.

—Ah non, Seirina ! Dis-moi franchement, tu n’as pas aimé ?

—Mais si, mais si…répondit-elle, agacée.

Les épaules de Tim se sont affaissées et Seirina a bien vu son regard anxieux et désolé. Elle a compris qu’elle venait de marquer un point important dans la reconquête de son pouvoir sur Tim : en inscrivant le doute dans l’esprit de Tim, elle savait qu’elle avait cassé pour longtemps sa toute nouvelle assurance de mâle satisfait.

Devant l’air penaud de Tim, elle avait presque pitié de lui. Elle a pensé que ça suffisait pour ce soir, qu’elle l’avait assez bousculé. Il fallait le réconforter un peu, tout en le laissant quand même dans le doute.  Elle a repris d’un ton plus doux :

—Mais si, Agapimou, je t’assure. C’était très bien, très bien… Mais maintenant ça suffit. J’ai envie d’aller prendre l’air.

Un peu rassuré, Tim a dit, plein d’espoir :

—Alors, tu veux bien qu’on aille au King George. Il n’est pas trop tard, je suis sûr qu’ils servent encore dans la grande salle. On se fera servir du champagne, tu verras, et puis je te ferai une surprise…

—Ah non, pas le King George, pas ce grand machin plein d’Anglais. C’est trop triste et trop silencieux. Et puis, la dernière fois, ils m’ont tous regardé d’un drôle d’air, comme si j’arrivais de la lune.

—Il faut dire que tu avais pas mal bu, et quand tu t’es mise à chanter…

—Non, je te dis, pas le King George, j’ai envie de chanter, justement. De chanter, de boire et de danser. Allons au To Doxeio !

—Mais il est beaucoup trop tôt. Il n’est que dix heures.

—Eh bien, nous n’avons qu’à aller d’abord manger des brochettes à Plaka. Chez Strofi, tu sais, juste en face d’Agios Nikolaos, ce sont les meilleures d’Athènes.

—Mais c’est toujours plein de monde. Et puis il faut manger debout ! Je voulais un bel endroit pour…

—Oui, mais moi, là-bas, j’y ai plein d’amis. Je veux voir du monde, des gens comme moi, des gens qui s’amusent, qui vivent, pas des anglais qui rient sans faire de bruit, des vieux qui ne savent pas danser, tu comprends ?

Tim comprit et accepta d’aller manger des brochettes à Plaka. Quand ils arrivèrent au To Doxeio, un morceau endiablé venait de s’achever. Les trois joueurs de bouzouki et le tambourin avaient déposé leurs instruments au pied de l’estrade. Affalé sur une chaise, l’un d’eux se versait une carafe d’eau sur la tête. Les autres musiciens s’étaient jetés sur leur verre d’Ouzo blanchi. Les danseurs regagnaient leur table en s’applaudissant mutuellement. Les hommes se donnaient de grandes accolades. Ils poussaient de bruyants soupirs d’aise en s’essuyant le torse et le visage avec de grands mouchoirs qu’ils nouaient ensuite autour de leur cou. Les femmes parlaient haut et fort en agitant leurs larges jupes pour se donner de l’air, puis elles partaient en riant s’asseoir sur les genoux d’un homme ou d’une autre femme. Le brouillard gris des cigarettes et des pipes se mêlait aux grasses volutes bleues qui provenaient de la cuisine. L’odeur des brochettes et des calamars frits se mélangeait avec les vapeurs de vin renversé et les relents de transpiration. Le vieux serveur impassible s’insinuait dans la foule pour repousser avec un balai les débris de vaisselle contre les murs. Il était à peine minuit. C’était le début de la soirée.

Tim décida qu’il ne pouvait pas faire sa demande en mariage dans un tel endroit.

—Je lui dirai demain, sur la terrasse, pensa-t-il. Pendant le petit déjeuner. C’est ça, demain, sur la terrasse…

Il traversa la salle pour aller rejoindre sa future épouse.  Tout en arrangeant ses cheveux, elle était en train de parler en souriant à un grand gaillard en uniforme de marin.

Fin du chapitre 11

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