Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 5-3

(…)Il a dit tout cela, et puis il s’est arrêté, terrifié, attendant la colère de César. Mais César, d’une voix douce et encourageante lui dit :

—Bien, bien, Diodiros. Je vois que tu as compris. Ce que tu viens de me dire, à part quelques détails de peu d’importance, je le savais déjà. Tu m’apportes ce que je cherchais, une confirmation. Et maintenant, parlons ce qui pourrait être fait pour restaurer l’amitié entre le peuple romain et celui du royaume de Pergame.

Chapitre 5-3 – Caius Iulius César 
Automne 74 avant J.C.

Ils ont parlé encore pendant deux grandes heures au bout desquelles le sort du gouverneur Licinius avait été réglé, le montant du tribut de Rome réduit de moitié pour les trois prochaines années et la commission de Diodiros, doublée et agrémentée d’une exclusivité totale pour les transactions avec Rome.

Lorsqu’il fut rentré chez lui, Diodiros, incapable de dormir, se fit servir à dîner sur le toit de sa maison. Tout en dégustant un tendre poulet accompagné de larges rasades de son meilleur vin de Sicile, il regardait vers la ville haute. Se détachant sur un ciel constellé de millions d’étoiles, il contemplait la forme sombre de la villa de César. Dans la chaleur du vin, il avait totalement oublié les frayeurs qu’il avait vécues au cours des dernières heures. Il était rempli d’un immense sentiment d’admiration envers l’habileté avec laquelle il avait su se tirer d’un très mauvais pas en manipulant à sa guise un aristocrate Romain pas si malin que ça après tout.

Appuyé à la balustrade de sa terrasse, César mangeait distraitement quelques grains de raisin en contemplant la ville basse qui brillait sous la lune. Il pensait que ce séjour se terminait bien. L’année de guerre qu’il venait de vivre avant la sinécure de Pergame lui avait confirmé ce qu’il avait compris dès l’âge de la puberté : il était fait pour commander. Il savait analyser, prendre en compte tous les éléments, le terrain, le temps, les hommes, le matériel et même l’inconnu, le hasard. Et puis, il savait décider, ordonner, s’exposer quand il le fallait, changer de décision, ordonner une retraite ou une contre-attaque, galvaniser les hommes et s’en faire aimer.

Mais le séjour de Pergame lui avait fait sentir que son véritable destin n’était pas dans l’armée. Bien sûr, il aimait l’atmosphère des camps, la tactique et les batailles, mais la politique, c’était autre chose. Il avait pris goût à l’organisation d’un réseau de renseignement, à l’analyse d’une situation politique, à la recherche des motivations des hommes, à l’utilisation des faiblesses des uns et des qualités des autres. Il avait aimé jouer avec Diodiros, le flatter avant de le terroriser pour finalement le récompenser tout en le fidélisant avec une rente liée à l’impôt Romain. Mais son plus grand plaisir et sa plus grande réussite avait été de persuader le responsable de la grande bibliothèque que Rome l’avait chargé de reprendre les cadeaux que, soixante-dix ans plus tôt, Lucius Mummius avait offerts au royaume de Pergame. La vente de ce fabuleux trésor de Corinthe lui permettrait de payer les légions et les premiers sénateurs qui lui seraient indispensables pour parvenir un jour au vrai pouvoir.

Oui, vraiment, sa décision était prise. Dès son retour à Rome, fort de ses succès militaires, de la réussite de sa mission diplomatique à Pergame et du trésor qu’il avait commencé à réunir, il se lancerait dans la politique.

Il commencerait par briguer un emploi plus prestigieux, à la hauteur de ses récents exploits militaires et diplomatiques, un poste de sénateur, certainement. Mis à part son jeune âge, il remplissait déjà les conditions nécessaires par la fortune et l’ancienneté de sa famille. L’étape suivante devrait être un consulat, c’était indispensable, mais pour cela il lui faudrait sans doute attendre quelques années, le temps qu’il accomplisse encore quelques exploits militaires. Un consulat, oui, certainement. Mais après ?

César interrompit là ses réflexions et se dit qu’il ne lui restait plus qu’à annoncer son sort à Licinius, écrire une longue lettre au Sénat pour l’instruire de ses conclusions et suggérer le nom d’un ami proche en tant que futur gouverneur. Il faudrait aussi qu’il donne des ordres pour l’aménagement de la trirème qui l’attendait dans le petit port de Candarli. Il avait calculé qu’il faudrait supprimer une vingtaine postes de rameurs pour ménager la place nécessaire aux statues, stèles, bas-reliefs, coffres et tableaux. Cela ralentirait certainement un peu la galère, mais l’importance du trésor valait largement l’inconvénient.

Enfin, il se mit à penser à cette machine compliquée qu’il avait trouvée dans l’inventaire des cadeaux faits par Mummius. César ne s’intéressait pas vraiment à la science en tant que telle et, en cela, il n’était pas différent des autres romains de sa caste. Mais tous ces rouages imbriqués lui avaient rappelé le dernier astrolabe d’Hipparque dont son ami Cicéron lui avait un jour parlé avec une grande excitation. Selon le jeune avocat, cette machine avait disparu depuis très longtemps, mais si on la retrouvait jamais, elle apporterait de grands bouleversements dans la conduite des guerres et même dans celle de la République.

Il se dit qu’il devait bien se trouver à Pergame quelqu’un pour lui raconter l’histoire de cette machine et lui expliquer à quoi elle pouvait bien servir. Tout à l’heure, il mettrait ses espions à la recherche d’une telle personne. Quand il rejoignit sa chambre, le soleil se levait derrière le toit de la Grande Bibliothèque

Quelques jours plus tard, César fit venir tous ses espions et les reçut l’un après l’autre. Aucun n’avait pu obtenir le moindre renseignement sur la machine mystérieuse. D’ailleurs personne dans le royaume de Pergame ne semblait s’y intéresser. Pourtant, le dernier d’entre eux lui dit qu’il se rappelait que l’année passée, il avait rencontré un marchand de Rhodes dont le fils était devenu le disciple d’un vieillard nommé Posidonios. Selon le fils du marchand, ce vieux fou passait son temps à assembler des sphères et des roues dentées. Il disait qu’il voulait fabriquer une machine à mesurer la hauteur du ciel.

—Mesurer la hauteur du ciel ! Quelle idée ! disait l’espion. Mais enfin, puisque César était à la recherche de renseignements sur une machine compliquée, l’espion avait pensé que cette information pourrait l’intéresser ; en tout cas c’est tout ce qu’il avait trouvé.

César remit une petite récompense à l’espion et le congédia. Puis il se mit à réfléchir : il y a quelques années, alors qu’il étudiait la philosophie, il avait entendu parler d’un stoïcien du nom de Posidonios de Rhodes. César n’appréciait guère ce courant philosophique mais, s’il s’agissait bien du même Posidonios, ce n’était assurément pas un fou et, s’il construisait une « machine à mesurer la hauteur du ciel », autrement dit un astrolabe, ce n’était pas par jeu et il pourrait certainement expliquer à quoi la machine de Pergame pouvait bien servir. César décida donc de faire escale à Rhodes sur le chemin du retour vers Rome.

Pourtant, cette année-là, César ne parvint jamais jusqu’à Rhodes.

FIN DU CHAPITRE 5

 

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