Excipit

Morceau choisi

« Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps.« 

C’est avec cette phrase¹ que Marcel Proust termine l’œuvre gigantesque qu’il avait commencée trois mille pages plus tôt avec « Longtemps, je me suis couché de bonne heure.« 
Cet excipit est plus représentatif, non du style, mais de la phrase que le petit Marcel construit habituellement, cette phrase que Paul Morand, tout en s’amusant à pasticher le style qu’il décrivait, analysait ainsi :

« Cette phrase chantante, argutieuse, raisonneuse, répondant à des objections qu’on ne songerait pas à formuler, soulevant des difficultés imprévues, subtile dans ses déclics et ses chicanes, étourdissante dans ses parenthèses qui la soutiennent comme des ballons, vertigineuse par sa longueur, surprenante par son assurance cachée sous la déférence, et bien construite malgré son décousu, vous engaine dans un réseau d’incidents si emmêlés qu’on se serait laissé engourdir par sa musique si l’on n’avait été sollicité soudain par quelques pensées d’une profondeur inouïe ou d’un comique fulgurant.« 

¹ Marcel Proust – À la Recherche du temps perdu – Le Temps retrouvé

4 réflexions sur « Excipit »

  1. J’ai surtout placé cette dernière phrase de La Recherche pour vous faire découvrir cette phrase de Paul Morand qui, pour moi, analyse et caractérise parfaitement celle de Proust.

  2. Tout comme Jim, c’est là un sommet que je n’ai jamais réussi à gravir, abandonnant en cours de route, lassée par ces phrases interminables au style souvent inégal.
    Je réalise que c’est là un point d’achoppement entre moi et le JdC, mais qu’y puis-je?

  3. Dans la version Audio de La Recherche (128 heures d’écoute), les meilleures voix sont dans l’ordre : André Dussolier, Guillaume Gallienne, Denis Podalydèss ; les autres Robin Renucci, passable, Lambert Wilson, mauvais, Michael Lonsdale, exécrable.

  4. Moi qui n’a jamais réussi à atteindre l’excipit de La Recherche du Temps Perdu (jamais dépassé le tome 3 ou le 4, je ne me souviens plus), mais familiarisé avec ce gigantesque sommet à gravir depuis Novembre 2013 que je suis abonné au JDC qui en a fait là aussi un leitmotiv, je me dis que j’ai peut-être raté quelque chose. Mais je n’ai pas le courage, ni l’énergie, ou le temps, qui sait, de reprendre l’ascension de cette montagne par la lecture. Alors j’ai enfin compris. C’est par l’écoute que je pourrais peut-être atteindre ce sommet himalaïen, l’Excipit, sans sherpas ni bouteilles à oxygène, bercé par la musique douce d’une belle voix, celle d’Henri Savador par exemple, bercé comme par une chanson douce que me chantait ma maman. Roger Frison-Roche me pardonnerait certainement ce subterfuge.

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