Walter Mitty, c’est moi ! (1)

Critique aisée 42-1

« Madame Bovary, c’est moi!« 

Ce qu’avait voulu dire Flaubert en lançant cette petite phrase, on ne le sait pas vraiment. Voulait-il confirmer par là qu’il avait écrit tout ça tout seul : Madame Bovary, c’est moi qui l’ai écrit tout seul ! Moins prosaïque et plus littéraire: on pourrait penser qu’il voulait expliquer que la personnalité d’Emma, son attitude devant la vie, son insatisfaction, ses déceptions, étaient le résultat de ce que lui, écrivain, avait vécu. Moins littéraire et plus psychologique: certains affirment qu’avec cet aphorisme, Flaubert avait voulu révéler la femme qui était en lui. Moins psychologique et plus people: à partir de cette petite phrase, d’autres ont même été jusqu’à insinuer que Gustave était une femme.

« Madame Bovary, c’est moi !  » Qu’est-ce que Flaubert avait bien voulu dire par là ? Hé bien, rien du tout. Parce qu’aux dernières nouvelles, il n’aurait jamais dit ni écrit cette phrase ! Que de dissertations, essais, articles, thèses, notes de bas de page et autres exposés deviennent désormais bons à jeter aux orties ! Au moins, ça fera de la place pour les choses sérieuses.

Donc, Flaubert a dit « Madame Bovary, c’est moi ! «  et personne n’a rien compris. Mais quand je dis: « Walter Mitty, c’est moi!« , vous comprenez très bien ce que je veux dire. Non ? Ah, bien sûr, si vous ne savez pas qui est Walter Mitty, pour vous, tout ça manque un peu d’intérêt.

Hé bien, voilà :
Walter Mitty est un héros littéraire (c’est à dessein que j’emploie ici le mot héros) qui n’est apparu qu’une seule fois, et très brièvement, dans la littérature nord américaine, plus précisément dans une courte nouvelle de deux mille mots parue le 18 mars 1939 dans le New-Yorker. L’auteur ? James Thurber, 1894-1961. Humoriste, écrivain, dessinateur, journaliste…., le cursus habituel. Il est pour moi, avec Robert Benchley, le meilleur humoriste new yorkais du début du vingtième siècle. (Ça paraît restrictif comme ça, ce classement, mais quand on y réfléchit, c’est quand même quelque chose).
Thurber a écrit de nombreux petits chefs d’œuvre que je vous recommande d’aller chercher chez votre libraire habituel : The seal in the bedroom and other predicaments – My life and hard times – The Thurber carnival…

Bon, Thurber, c’est fait.
Mitty, maintenant. Plutôt que vous expliquer la personnalité du héros et vous résumer ses brèves aventures, je vais vous laisser les découvrir dans le texte complet de la nouvelle. Voici donc le texte intégral de « La vie secrète de Walter Mitty ». (N’ayant pu retrouver le bouquin abîmé dans lequel j’avais lu Thurber en français pour la première fois il y a une cinquantaine d’années, je vous l’ai retraduit intégralement personnellement moi-même. Ceci pour expliquer les quelques lourdeurs que vous pourrez y trouver et qui ne sauraient être du fait du bon vieux Jimmy).

La vie secrète de Walter Mitty

« On y va !  » La voix du Commandant sonnait comme une fine couche de glace qui se brise. Il portait son grand uniforme avec sa casquette blanche richement décorée abaissée nonchalamment sur son œil gris et froid. « On n’y arrivera pas, Monsieur. Ça tourne à l’ouragan, si vous voulez mon avis. » « Je ne vous le demande pas, Lieutenant Berg, » dit le Commandant. « Allumez les projecteurs ! Montez à 8500 ! On y va !  » Le martèlement des cylindres augmenta: ta-pocketa-pocketa-pocketa-pocketa-pocketa. Le Commandant regarda la glace qui se formait sur le hublot du pilote. Il s’approcha d’une rangée de cadrans compliqués et les manipula. « Lancez l’auxiliaire N°8 !  » cria-t-il. « Lancez l’auxiliaire N°8 !  » répéta le lieutenant Berg.  » Tourelle N°3 à pleine puissance !  » cria le Commandant.   » Tourelle N°3 à pleine puissance !  » Les membres de l’équipage, penchés sur leurs diverses tâches dans le gigantesque hydravion de la Marine aux huit moteurs poussés à fond, se regardèrent en souriant. « Le Vieux va nous faire passer » se disaient-ils les uns aux autres. « Le Vieux n’a pas peur de l’Enfer ! « …

« Pas si vite ! Tu conduis trop vite !  » dit Mrs Mitty. « Pourquoi conduis-tu aussi vite ? « 

« Hmm ?  » dit Walter Mitty. Il regarda sa femme sur le siège d’à côté avec stupéfaction. Elle lui parut extrêmement inhabituelle, comme une femme étrange qui lui aurait crié dessus dans une foule. « Tu étais à cinquante-cinq«  dit-elle. « Tu sais que je n’aime pas être au-dessus de quarante. Tu étais à cinquante-cinq. » Walter Mitty poursuivit sa route vers Waterbury en silence tandis que le rugissement du SN202 dans la pire tempête de ces vingt dernières années de navigation de la Marine disparaissait dans les routes aériennes intimes et lointaines de son cerveau. « Tu es à nouveau énervé » dit Mrs Mitty. « C’est un de tes mauvais jours. J’aimerais que tu laisses le Dr Renshaw t’examiner. »

Walter Mitty arrêta la voiture devant l’immeuble où sa femme devait aller chez le coiffeur. « Souviens-toi d’acheter ces caoutchoucs pendant que je suis chez le coiffeur » dit-elle. « Je n’ai pas besoin de caoutchoucs, » dit Mitty. Elle rangea son miroir dans son sac. « Nous avons déjà parlé de ça« , dit-elle en sortant de la voiture. « Tu n’es plus un jeune homme. » Il fit tourner le moteur un peu plus vite. « Pourquoi ne portes-tu pas tes gants? Est-ce que tu as perdu tes gants? » Walter Mitty fouilla dans une poche et en sortit les gants. Il les enfila, mais après qu’elle fut rentrée dans l’immeuble et qu’il fut arrivé à un feu rouge, il les enleva à nouveau.*

A suivre…
La suite de « La vie secrète de Walter Mitty » demain samedi 22 novembre

*
(c) James Thurber – My world and welcome to it-1942-Harcourt, Brace and Co.
(c) Philippe Coutheillas -2014- pour la traduction française.

Une réflexion sur « Walter Mitty, c’est moi ! (1) »

  1. Je veux bien croire qu’il y a du Mitty chez Philippe. Mais, est-ce-à dire que Sophie c’est Mrs Mitty?

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