Morceau choisi
C’est pourquoi aussi le monde que satirise Proust est loin d’être suranné. Aujourd’hui certes, il n’y a plus guère de salons : ils ont été remplacés par les maisons de campagne ; et les « matinées » ont fait place aux week-ends. Mais sous le pull-over à col roulé comme jadis sous l’habit, c’est le même « cœur révélateur » qui bat. Sous le toit tourangeau ou normand la même conversation se poursuit, les mêmes lieux communs déguisés en paradoxes ; la même affectation de naturel et d’innocence couvre des gestes et les intonations également mécaniques, et c’est la même certitude sous-entendue d’être l’unité d’étalonnage de l’art de vivre, le centre des choses à partir duquel s’échelonne et décroît en s’éloignant la valeur du reste des humains, mesurée à sa ressemblance plus ou moins fidèle avec la petite assemblée qui regarde, ce soir, le feu de bois si discrètement fier d’être si elle-même. Enfin, c’est aussi la même précipitation de prévenance militante dans les détails, superposée à l’incivilité foncière, c’est l’invasion des gentillesses minuscules, des petits cadeaux stupides, des téléphonages superflus côtoyant la sécheresse et l’égoïsme.
J-F Revel « Sur Proust » -1960