HHH, NYC, USA (11) – Geronimo Huge

11-Geronimo

Geronimo H. Huge a 48 ans. Il y a juste dix ans qu’il a pris la direction du groupe. Après être sorti de Stanford et avoir échappé de peu au Viêt-Nam, il est parti faire un tour du monde en moto. Rapatrié après un accident grave en Malaisie, il a passé sa convalescence à apprendre le chinois et les mathématiques. Un an et demi plus tard, plus ou moins rétabli, il est entré chez Lehman Brothers qu’il a quitté au bout de quatre ans pour rejoindre le groupe HHH. Geronimo est marié. Il a trois enfants, tous au collège ou à l’université. Sa femme, Iris, est avocate chez Baker et McKenzie. Ils forment un couple très libre et ils s’entendent à merveille. Ils habitent Long Island, dans une immense maison sur Huntington bay où est amarré leur bateau, le « What’s next ? ».

Appuyé des deux mains sur le dossier du fauteuil de Bob Martinoni, G.H. commence :

—Bien…

Il prend un long temps avant de reprendre :

—Je crois qu’il est temps de clore cette réunion et de …

Mais Harry le coupe aussitôt :

—Ha ben non, alors ! Pas déjà ! Je n’ai pas eu le temps de vous parler des fausses notes de frais de McNamara. C’est vrai que notre responsable CHINA-PACIFIC n’est pas là aujourd’hui. Il doit être dans un de ses palaces favoris de Hong Kong ou de Singapour à traficoter ses additions. Ça ne vous intéresse pas ? Je n’ai pas parlé de vous, non plus, cher C.E.O. Voulez-vous me permettre… ?

—Monsieur Weissberg, grâce à vous, la réunion d’aujourd’hui a été enrichissante, passionnante même. Je suis certain que chacun d’entre nous en a apprécié la teneur et saura tirer profit des informations qui y ont été communiquées. Mais je crois qu’il est temps de conclure et, si vous permettez, contrairement à l’habitude, je vais m’en charger.

Harry… cher Harry Weissberg. Aujourd’hui, vous m’avez appris, ou parfois seulement confirmé, un certain nombre de choses importantes pour le bon fonctionnement de HHH.

Que vous soyez alcoolique, je le savais déjà. Que vous sortiez d’une cure de désintoxication, je le savais aussi. Que vous ayez pris le temps de cette cure sur votre temps de travail sans en avertir la Compagnie, ça aussi, je le savais. Que voulez-vous, vous n’êtes pas le seul à coucher avec votre secrétaire… chère petite Susie Mae ! Elle aime bien le ski dans le Vermont, mais elle n’a pas détesté pas le « What’s next ? » ; c’est une sportive. Mais ce que j’ignore encore, c’est quel est le mélange de substances que vous avez absorbé pour devenir subitement aussi clairvoyant et désinhibé. Je vous prierai donc de vous mettre en rapport avec le département Recherches et Développement pour lui donner le maximum d’information sur ces produits, car je vois là un marché potentiel prometteur pour HHH.

Ceci mis à part, votre comportement d’aujourd’hui justifierait amplement un licenciement immédiat et sans indemnité. Cependant, je reconnais qu’en une heure à peine, vous avez fait économiser pas mal d’argent à la Compagnie. Hé, oui !

Il y avait des mois que l’agence Pinkerton enquêtait sur les fuites dans le dossier Cardiocor. Vous avez révélé le nom du traitre, sans qu’il proteste, preuve de sa culpabilité. Vous m’avez ainsi évité de régler à Pinkerton une nouvelle et colossale provision sur honoraires. Merci.

Mais ce n’est pas tout. Vous avez également raccourci considérablement la durée et le coût de l’audit interne que j’avais lancé en juillet sur les écarts d’inventaires dans les produits sensibles à l’usine de Greenfield. Encore merci.

Vous m’avez aussi probablement évité la perte d’une collaboratrice de qualité en me prévenant de ses velléités de départ pour Londres. Pour ça aussi, merci.

Et je ne parle pas de la clarification que vous avez apportée dans les situations personnelles de Messieurs Martinoni, Bogatchi et Paulsen. Bien que je doute qu’ils vous en soient jamais reconnaissants, ces mises au point devraient au bout du compte leur faciliter la vie et, pourquoi pas, les amener à modifier leur comportement, un peu rigide jusqu’ici.

Et, j’allais oublier, vous m’avez évité la pénible tâche d’avoir à apprendre son licenciement à un vieux et fidèle collaborateur.

Pour tout cela, merci, et c’est pourquoi vous conservez un emploi chez HHH. Cependant, il ne faut pas négliger le fait que cette matinée vous aura créé dans notre groupe quelques inimitiés durables. Vous comprenez donc que vous ne pouvez pas conserver vos fonctions au siège. Vous y rencontreriez trop fréquemment nos amis ici présents. Il se trouve que je recherchais un directeur pour notre nouvelle usine de Bethel. Vous êtes l’homme providentiel. C’est une charmante petite ville à l’ouest de l’Alaska, à une dizaine d’heures de route d’Anchorage. Vous y serez très bien.

Bon, voilà qui est réglé. Maintenant, Bob, à toi.

Bob, la fortune de ta femme sera sans doute un jour aussi la tienne. Mais ça ne t’a jamais empêché de donner à la Compagnie le meilleur de toi-même. Je suis certain que tu continueras. Une remarque cependant : j’aimerais que dorénavant tu diriges les réunions d’une main un peu plus ferme. Aujourd’hui, c’était quand même un sacré foutoir.

Miss Dickinson… Ah, Mary ! Vous ne pouvez pas nous quitter comme ça ! Je suis certain que nous allons trouver un arrangement satisfaisant sur tous les plans. Dinons ensemble demain soir pour en parler, voulez-vous ?

Little Bob —vous permettez que je vous appelle Little Bob ? —, vous êtes cocu, ça ne fait aucun doute. Mais vous n’êtes pas le seul chez HHH. Et j’en connais plusieurs que ça n’empêche pas de faire un excellent travail. Alors, pourquoi pas vous ?

David, mon petit David, vous êtes le meilleur Sales Manager que j’aie jamais eu. Alors, deux choses : premièrement, je vous donne deux mois pour régler ce petit problème d’addiction à l’héroïne. Il existe d’excellentes cures de désintoxication que vous pourrez suivre à vos frais en prenant sur vos prochaines vacances. Deuxièmement, je vais faire calculer par J.D. le préjudice financier que vous avez causé à la Compagnie en subtilisant cette substance si recherchée. Vous aurez cinq années pour en effectuer le remboursement, assorti d’un taux d’intérêt raisonnable. J’accepterai comme premier versement la remise des clés de votre jolie voiture. Si par malchance ou par mauvaise volonté, vous n’étiez pas en mesure de remplir ces obligations, le F.B.I. ne tarderait sans doute pas à être informé de vos activités illicites.

Monsieur Bogatchi, vous êtes gay. Et après ! Vous êtes riche. Tant mieux ! Et vous le serez plus encore dans quelques années. Formidable ! Comme Robert Martinoni, vous n’en serez que moins tenté de nous rouler.

Monsieur Huelva, vous avez profité de tout ce que l’Amérique pouvait vous offrir. Vous et vos semblables m’avez coûté énormément d’argent en impôts et taxes diverses. Mais je suis heureux qu’une partie de cet argent retourne aujourd’hui à la Compagnie grâce à vos talents. Un conseil, cependant, à l’avenir soyez moins susceptible et moins antisémite. Entre nous, ne le répétez pas, mais je crois que ma femme est un peu juive. Par ailleurs, je compte sur vous pour rédiger un compte rendu précis de cette réunion. Vous voudrez bien me le soumettre avant ce soir pour une diffusion restreinte.

Chris, je suis extrêmement déçu par ce que je viens d’apprendre. Quand je pense que c’est mon père qui vous avait engagé. Vous avez vendu notre programme Cardiocor à cette fripouille d’Anderson pour cinq cent mille dollars. Sur ce point, je suis d’accord avec Monsieur Weissberg : vous auriez pu en tirer au moins le double. Mais ce qui est fait est fait. Pour régler cette indélicatesse, nous irons voir ensemble dès demain matin notre avocat, Hauptmann & Bochurberg, qui mettra au point un petit compromis dont la signature vous évitera une plainte de notre part. On pourrait par exemple envisager un accord comprenant un engagement sur dix ans pendant lesquels vous resterez à votre poste avec une rémunération fixe égale à, mettons, la moitié de votre salaire actuel, avec obligation pour vous de fournir à Anderson toutes les fausses informations que nous voudrons bien lui communiquer. Entre gentlemen, ça doit être possible, non ?

Je ne vous oublie pas, Monsieur Dunbar. Vous avez déjà compris qu’à compter de cet instant, vous ne faites plus partie de notre grande famille. Vous comprendrez que HHH n’a que faire d’un représentant de commerce à la dérive. Vous voudrez bien remettre tout à l’heure votre ordinateur, votre téléphone portable et votre badge de parking à la Sécurité. Je vais demander à J.D. de vous verser aujourd’hui vos trois semaines d’indemnité contractuelle. Merci pour toutes ces années, Richard. Et bonne chance !

Pour finir, un point de détail. Je vous rappelle à tous que nous changeons de siège social dans moins de quinze jours. Le mobilier et le matériel seront déménagés et remis en place dans nos nouveaux locaux durant le week-end du 6 et 7 septembre. Les tests auront lieu dans la journée du lundi 8. Vous pourrez donc disposer de vos nouveaux bureaux dès le mardi 9, à partir de 9 heures du matin. Exceptionnellement, la prochaine réunion Sales and Marketing aura lieu le jeudi suivant dans la nouvelle salle du conseil d’administration, au 63ème étage de cet immeuble prestigieux, la tour Nord du World Trade Center.

Donc, notez bien : Prochaine réunion, jeudi 11 septembre, à 8:30 précises. Soyez tous présents… sauf vous, Monsieur Dunbar, bien entendu.

FIN

ET DEMAIN, UNE CRITIQUE AISEE, LA CENT QUATRIEME, CELLE DE LUCHINI.

Une réflexion sur « HHH, NYC, USA (11) – Geronimo Huge »

  1. J’ai pris beaucoup de plaisr à relire chaque épisode de cette fiction, plus que lors de sa première lecture. Les personnages sont bien campés, les illustrations jouent cette fois un rôle non négligeable, et, même si on se rappelle de la fin qui clos l’histoire de façon inattendue, on se prend au jeu d’un déroulement hors norme. Car il faut bien admettre que dans la vie réelle d’une entreprise quelconque, une réunion des responsables commerciaux ne saurait pas se poursuivre telle qu’elle est décrite ici pour les besoins d’une fiction littéraire. J’en ai connu beaucoup et, indépendamment des personnalités des participants, de leurs faces cachées et de leurs relations interpersonnelles, ces réunions sont généralement conduites de façons presque militaires. C’est pas pour rien si on donne couramment le nom de ‘force de vente’, ou en anglais de ‘sales force’, à la branche commerciale d’une entreprise, et son directeur, ici Martinoni, en a en principe si bien conscience qu’il ne peut pas toléré que son autorité soit bafouée surtout dans une réunion formelle. Mais je le rappelle, HHH est bien une fiction, bien ficelée, conçue pour nous conduire à une fin brusque, inattendue, dramatique et presque morale. C’est réussi!

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