HHH, NYC, USA (9) – Christopher Fagan

9-Christopher

<<… il est sacrément impressionnant, Little Bob avec son double mètre …Harry a beau être costaud, je prendrais bien le pari à 2 contre 10 qu’il va se retrouver sur les fesses dans le couloir avant la fin du premier round…>>

Christopher Fagan ne peut s’empêcher de parier sur tous les évènements de la vie : la couleur de la prochaine voiture qu’il croisera, le résultat des élections au Mozambique, le nombre d’échanges pendant de la finale de Wimbledon, les deux derniers chiffres du numéro de série du billet de 10 dollars que vous avez dans la poche, n’importe quoi. Alors, un pugilat au onzième étage de la tour HHH, vous pensez !

Fagan a soixante ans, il est anglais. Son père était major dans les Royal Gurkha Rifles, ce qui explique la naissance de son fils à Birâtnagar, au pied de l’Himalaya. Son major de père ayant pris sa retraite d’officier de Sa Majesté comme permanent au syndicat des dockers de Liverpool, Christopher fût confronté très tôt à la rugosité de la musique rock et des rapports sociaux. Excellent coureur de demi-fond, il obtint une bourse généreuse qui lui permit d’entreprendre de bonnes études en Angleterre et de les achever en Australie. Divers emplois dans le pétrole le menèrent de Malaisie en Irak, d’Irak au Liban, puis en Arabie Saoudite, en Lybie et enfin à Houston, Texas. C’est là qu’il fut débauché par Hector Huge, le père de Geronimo. H.H. avait rencontré Christopher sur un practice de golf à Pompano Beach en Floride. Il l’avait immédiatement appelé Chris. A cette époque, Chris avait tout juste quarante ans et il représentait pour Hector Huge tout ce que ce fils de pharmacien de Winslow, Arizona, aurait secrètement voulu être : élégant, bien élevé, cultivé, avec cette nonchalance naturelle ou affectée des anglais de la classe sociale « moyenne supérieure ». Mais Hector avait également été impressionné par la connaissance qu’avait Chris d’un si grand nombre de pays, lui pour qui le seul qui soit fréquentable à l’Est de Boston était la Grande Bretagne. Au moment où il souhaitait vendre ses produits dans un tas de pays étranges et lointains comme l’Egypte, l’Iran, l’Inde, et même peut-être d’autres encore plus étranges et lointains, il fut très content d’embaucher ce globe-trotter qui lui paraissait sympathique et compétent. Il le nomma Sales Manager pour la région MIDDLE-EAST-INDIA que Christopher se mit à parcourir en tous sens avec efficacité. Le couple Fagan ne résista pas longtemps à tant de voyages et Chris accorda volontiers le divorce et une pension raisonnable à sa femme à laquelle il n’avait jamais vraiment tenu. Elle vit maintenant à Londres, tandis que son fils est musicien à San Francisco et sa fille, mère de famille à Kuala-Lumpur.

Comme la plupart des britanniques, Christopher est amateur de noble-art et de paris sportifs, c’est pourquoi il se réjouit de ce qui est en train de se dessiner. Entre Weissberg et Paulsen, ces deux amateurs aux solides carrures, on peut espérer un joli combat de boxe. Cependant, le flegme auquel Christopher est tenu par tradition lui interdit d’encourager les adversaires à engager le premier round. Il reste donc silencieux et attentif.

Little Bob continue à faire le tour de la table vers le siège dans lequel Harry Weissberg s’est renfoncé, doucement rigolard. Bob Martinoni a saisi un téléphone de la main gauche et marmonne quelque chose dans le combiné en cachant sa bouche de sa main droite, puis, s’adressant à Paulsen :

—Laisse tomber, Bob, j’ai appelé la sécurité. Ils vont s’en charger.

Mais Little Bob semble ne pas avoir entendu. Il continue sa progression.

—Robert, je pense qu’il serait préférable que vous restiez assis à votre place.

C’est G.H. qui vient de parler sur le ton anodin de la conversation. Cette fois-ci, Paulsen a entendu. Il regarde le grand patron, écarte légèrement les mains en signe d’incompréhension et retourne s’asseoir.

—C’est ça, Little Bob, couché, gentil, Little Bob… à la niche !

Little Bob fait mine de se relever, mais se rassied aussitôt en regardant G.H. d’un air désespéré.

C’est maintenant G.H. qui a la main et tout le monde retient son souffle en attendant que Geronimo H. Huge justifie son deuxième prénom d’Hurricane en pulvérisant Weissberg. Mais au contraire, il ignore son dernier sarcasme et s’adresse à Martinoni :

—Dis-moi, Bob, avec tout ça, je suis un peu perdu. Où en étions-nous ? Ah, oui… à la suggestion de Monsieur Weissberg de nous intéresser à l’Iran. C’est votre pays d’origine, je crois, Monsieur Bogatchi. Qu’en pensez-vous ?

Bahram hésite un peu quant à la réponse à donner à cette question délicate. Le patron est-il sérieux, ou cherche-t-il à le mettre en difficulté ? Il se décide pour une réponse bien formatée :

—À vrai dire, je ne suis pas en situation de donner un avis autorisé sur la question de l’ouverture éventuelle d’un marché pour la Compagnie en Iran. Tout d’abord, j’ai quitté ce pays il y a un peu plus de vingt ans. L’Iran d’aujourd’hui est très certainement aux antipodes de ce qu’il était du temps des Pahlavi. Ensuite, vous l’ignorez peut-être, mais toute ma famille a été condamnée à mort par contumace lors des procès de 1981. Il ne peut donc être question pour moi de retourner là-bas, même avec mon passeport américain. Ceci-dit, l’établissement de relations commerciales entre l’Iran et HHH dépendra tout d’abord de notre Administration et seules des informations obtenues à très haut niveau, par exemple auprès du Département d’Etat, pourrait nous permettre d’anticiper un assouplissement de l’embargo. Si cette question devait se poser, des informations pourraient certainement être obtenues auprès de fonctionnaires haut-placés dans l’Administration de Téhéran. Je suis en effet persuadé que, malgré le changement radical de régime, certaines habitudes sont restées bien ancrées dans le pays. De telles informations seraient onéreuses, mais leur obtention, du domaine du possible. Pour en terminer, j’ajouterai que la question ne serait pas très différente si la Compagnie souhaitait s’intéresser à Cuba.

Content de lui, Bahram pose ses avant-bras sur les accoudoirs de son fauteuil, s’appuie fermement sur son dossier et, tournant lentement la tête de droite à gauche, regarde l’un après l’autre chacun de ses collègues.

<<…bon, ça va…je crois que je m’en suis bien sorti…pas mal, l’idée de Cuba…>>

Toujours vautré dans son fauteuil, Harry se met à taper dans ses mains sur un rythme exagérément lent :

—Alors là, bravo, Batman ! Chapeau ! Arriver à ne pas répondre tout en déplaçant la question sur Cuba, c’est du grand art, c’est tout l’Orient ! Est-ce que tu dois ça à ton côté Perse ou à ton côté homo ?

<<…bon sang, il dépasse vraiment les bornes…ça va dégénérer… le grand déballage…après Mary, c’est Batman…à qui le tour? …pourvu que…>>

—Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Tu es gay, non ? Tout le monde le sait que tu es gay. Dis-donc, tu as vraiment pas intérêt à y retourner, en Iran, parce qu’ils pourraient te pendre deux fois : une fois comme émigré et une fois comme homosexuel. Rigolo, non ? Et à Cuba, c’est la même chose qu’en Iran, à Cuba ? Tu sais ce qu’ils leur font aux homos à Cuba ? Non, tu sais pas ? Attends, on va demander à Monsieur Hullby.

La suite après-demain 21 octobre

ET DEMAIN, UNE BELLE BOUTIQUE, LA QUINZIÈME, LE CHANGE DU PANTHÉON

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