Sacrée soirée ! (2)

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C’est quand elle avait perdu son mari, quatre ans auparavant, que Renée s’était mise à organiser chaque mois ses fameux diners d’inconnus. A cinquante-huit ans, Fernand Chastel était Président-Directeur-Général d’une importante compagnie d’assurance lorsqu’il mourut dans un accident d’hélicoptère entre l’aéroport de Nice-Côte d’Azur et la Principauté de Monaco. Il laissait à sa veuve un patrimoine appréciable auquel venait s’ajouter l’indemnité considérable que les assureurs de la compagnie UberCopter eurent à lui payer. Après une longue semaine de veuvage inconsolable, Renée s’était fait une raison et avait décidé de reprendre les diners qu’elle tenait du temps de son mari. Mais cette fois, ce serait elle qui choisirait les invités. Plus de PDG du CAC Quarante, plus de chefs de cabinets ministériels, plus d’ambassadeurs ou de ministres étrangers, mais des amis, des voisins, des cousins. Nous étions présents au premier diner qu’elle avait organisé, une quinzaine de jours après l’accident. Ce fut une vraie réussite. Pendant l’apéritif, après un petit quart d’heure de compassion convenue pour la perte de l’être cher, Renée avait demandé à la cantonade s’il y avait à Paris un spectacle à voir. Une jeune femme avait répondu d’un ton léger qu’il ne fallait absolument pas manquer le dernier spectacle que Jérôme Deschamps venait de monter au Chatelet, La Veuve Joyeuse. Ce n’est qu’au moment où elle prononçait ces trois derniers mots qu’elle s’était rendu compte de l’énormité de la gaffe qu’elle venait de commettre. Pendant quelques secondes, chacun s’était plongé dans la contemplation des arabesques du tapis, des moulures du plafond ou du contenu de son verre. Et puis, l’un des invités, incapable de se contenir plus longtemps, avait explosé de rire, dispersant sur sa cravate la gorgée de champagne qu’il venait de boire. Renée avait éclaté de rire à son tour, suivie en cela par tous les autres invités. Tout le monde en avait été très soulagé. Le reste de la soirée avait été très gai, très spirituel, bref très réussi, sans aucune autre allusion à ce que les Anglo-Saxons appellent l’éléphant dans la pièce, en l’occurrence l’ombre de Fernand Chastel. Anne et moi étions restés les derniers et, au moment de nous séparer, alors que nous dressions tous les trois un bilan très positif de ce diner, Renée remarqua que, ce soir-là, ses invités étaient tous des inconnus les uns pour les autres. Ce n’était pas voulu mais c’est à cela qu’elle en attribua la réussite. Elle décida de s’en tenir à cette règle : désormais, elle n’inviterait chaque semaine à diner que des gens qui ne se connaitraient pas. Ce serait un peu comme ces « blind dates » où un jeune américain a rendez-vous avec une jeune fille qu’il ne connait pas. Blind dinners ! Le nom était trouvé. Il resta. Chaque mois, elle organiserait un blind-dinner.

Les premiers blind dinners furent plutôt intéressants. Anne avait particulièrement apprécié notre deuxième invitation au cours de laquelle elle s’était fait honteusement courtiser par une sorte d’hurluberlu dont elle me vanta l’esprit pendant les trois mois qui suivirent. Je n’y avais pas prêté attention car, moi-même, j’avais lié connaissance ce soir-là avec un homme d’affaire qui devint par la suite un très bon client. Je me souvenais aussi de cette autre soirée où un jeune metteur en scène d’extrême gauche et un avocat corse s’étaient opposés à propos du cinéma français. Le duel où la culture de l’un s’opposait à l’esprit de l’autre avait été brillant et cordial. J’avais d’ailleurs moi-même fait rebondir le débat avec humour à plusieurs reprises en posant quelques questions faussement naïves. Mais, avec les années, l’ambiance de ces réunions s’était dégradée et beaucoup d’entre elles avaient tourné au pensum.

Comme je suis plutôt casanier et qu’Anne est plutôt sauvage, ces soirées ne nous enchantent plus guère ni l’un ni l’autre et nous préférerions mille fois nous retrouver en tête à tête au Stella devant une douzaine d’huitres. Disons plutôt qu’autrefois, nous aurions préféré diner en tête à tête au Stella devant une douzaine d’huitres. Aujourd’hui, ce serai plutôt devant Thalassa et un plateau-TV jambon-épinards. Mais bon… l’habitude était prise et il était trop tard pour opposer à Renée un refus qu’elle aurait pris pour une trahison.

Cette contrainte que Renée nous imposait de ne rencontrer chez elle que des inconnus était devenue ridicule. Tout le monde devrait savoir que, pour qu’un diner soit réussi, si l’on peut y admettre un ou deux nouveaux venus, il faut que l’essentiel de l’assemblée soit composé de gens qui se connaissent afin qu’une certaine complicité fondée sur un minimum de souvenirs communs puisse faciliter la conversation. Quand un ange passe, rien de tel pour le chasser que quelqu’un qui lance : « Si je me souviens bien, chère Isabelle, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était chez les Machins. » Et c’est parti ! : « Mais, tout à fait ! Quel homme charmant que ce Michel, n’est-ce pas ! » Ou bien : « Pas du tout ! C’était à Bormes, mon cher ! Chez les Choses. Il faisait une de ces chaleurs ! Nous avions tous fini dans la piscine ! Quelle soirée ! Ah ! Ah ! » Et en avant les minauderies, les galanteries, les traits d’esprit sans lesquels il n’est pas de bonne réception. Au contraire, quand personne ne se connait, la tendance naturelle des gens est de rester sur la réserve de peur de gaffer ou de passer pour un imbécile. C’est du moins comme ça  que je vois les choses.

A SUIVRE

Bientôt publié

21 Août, 07:47 Tableau 361
22 Août, 07:47 Dimanche matin
23 Août, 07:47 Sacrée soirée ! (3)

4 réflexions sur « Sacrée soirée ! (2) »

  1. « Tu ne vas pas nous congédier avec trois ” mon cheri” et le verre de jus d’orange final ? »
    Je ne sais pas encore si je vous emmènerai jusqu’au bout de la nuit, mais vous avez encore une petite vingtaine d’épisodes devant vous.

  2. « c’est un commentaire de Lariègeoise, la VRAIE, ou bien … ? »
    Pourtant, le style m’en parait bien reconnaissable !

  3. Oui bien mystérieuse ma disparition instantanée d’hier….
    Donc ces dîners : la pauvre Anne , gourdasse et rabrouée au cours du premier épisode, est à présent sauvage, et adepte du plateau repas: la charge misogyne n’était qu’une accroche bien sentie , et nous y allons de bon cœur dans ces dîners  » mondains »
    Tu ne vas pas nous congédier avec trois  » mon cheri » et le verre de jus d’orange final ?
    Je suis curieuse de savoir qui va entrer en scène….
    Ou alors tu vas lancer le jeu devinez qui vient diner chez la veuve joyeuse ou racontez votre pire souvenir de voisinage à table?

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