Le Cujas (47)

Et voilà que tout d’un coup, on m’offrait une place d’où je pourrais servir le pays. Certes, il s’agissait de travailler pour un gouvernement de collaboration, un gouvernement soumis à l’autorité allemande. Mais Cottard m’avait convaincu qu’avec son groupe d’amis, je pourrais agir, orienter la politique, préserver Pétain des influences fascisantes de beaucoup de ses collaborateurs. Alors, j’ai accepté. Début novembre, je déménageai à Vichy. J’entrai comme fonctionnaire détaché au Gouvernement de l’État Français. Mon poste officiel était deuxième adjoint au Secrétaire Général du Ministère de l’Intérieur.

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Dixième partie

Plus ou moins… enfin, disons, pas tout de suite. Les choses ne sont jamais simples, vous savez… rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. D’abord, il faut comprendre que je n’étais qu’un fonctionnaire parmi d’autres. Je débutais, on ne me confiait que des tâches sans importance, organiser des réunions, établir des comptes rendus, faire des recherches de détail. Cottard était souvent à Paris et je le voyais très peu, j’ignorais tout des ficelles du pouvoir, je ne connaissais même pas les noms de tout les membres du H4. Je restais donc prudent, je m’efforçais de faire mon travail du mieux possible, j’observais, j’apprenais…
Au début, les options du Gouvernement ne me choquaient pas vraiment : j’avais découvert que le souci de la plupart des gens qui étaient au pouvoir, ce n’était pas de collaborer avec les Allemands mais de prendre leur revanche sur le vieux système parlementaire : la classe politique s’était déconsidérée par son impuissance et sa corruption ; elle avait amené le pays là où il en était, et il n’était que temps de s’en débarrasser. Mis à part leur désir de revanche et les quelques excès qu’il provoquait, je n’étais pas loin de penser comme eux. Pourtant, certaines des premières mesures prises par Vichy m’avaient profondément troublé : la condamnation à mort par contumace de De Gaulle et de quelques autres officiers « déserteurs », les premières lois raciales qui interdisaient certaines professions aux gens de race juive. Je m’en étais ouvert à Cottard. Il m’avait rassuré en me disant qu’elles n’avaient été prises que pour donner des gages aux Allemands et qu’elles ne seraient jamais appliquées.
Pendant quelques mois, j’ai vraiment cru qu’avec les H4, je pourrai orienter la politique du gouvernement dans le bon sens. À cette époque, on appelait ça la Révolution Nationale : cela consistait à faire table rase de la IIIème République, créer un nouveau cadre légal et administratif pour mettre en place une République plus forte, plus juste, plus propre et finalement plus humaine. Et il faut bien reconnaitre que c’est pendant cette période qu’ont été mises en place de nombreuses réformes en matière sociale et économique dont nous avons hérité et que le gouvernement actuel entend bien maintenir et améliorer. Comme beaucoup de gens de bonne foi, je me rendais bien compte qu’on ne parlait pas beaucoup de République, de démocratie, de liberté ni d’égalité, mais je pensais que c’était un mal pour un bien, que le pays avait besoin d’un grand nettoyage et qu’après, dans cinq ans, dans dix ans, il serait possible de rétablir une vraie démocratie dans une Europe en paix.
Mais mon aveuglement n’a pas duré très longtemps. Chaque jour, le groupe H4 perdait de son influence, ses membres étaient remplacés les uns après les autres par de froids technocrates sans âme ou par de furieux réactionnaires. Il n’était toujours pas question de rétablir le Sénat et la Chambre. On annonçait d’ailleurs des procès en trahison contre plusieurs parlementaires.
Contrairement à ce dont Cottard m’avait assuré, les lois raciales commençaient à être appliquées de plus en plus strictement. D’ailleurs, il fût limogé en mai 41 après un accrochage avec Darlan à propos de Bousquet. J’avais rencontré Bousquet deux ou trois fois et sa nomination à la tête de la police ne me laissait rien présager de bon. J’étais très perturbé par tout ce qui se passait et je commençais à agiter l’idée de flanquer ma démission au ministre avec fracas. En juillet, j’allai voir Cottard pour lui demander conseil. Depuis sa disgrâce, il avait été affecté à un poste subalterne à la préfecture de région à Marseille. Nous ne sommes restés que quelques minutes dans son bureau, une sorte de grand placard sur cour, dans lequel il régnait une chaleur de four, et puis il m’a emmené déjeuner dans un petit bistrot proche de l’Opéra. L’endroit était sombre, frais et désert. Il a commandé pour nous deux du poisson et une bouteille de vin de Bandol et j’ai commencé à lui expliquer ce que j’avais sur le cœur. Quand j’ai eu fini, il m’a dit qu’il partageait beaucoup de mes sentiments et qu’il comprenait parfaitement mon trouble devant l’évolution du régime de Vichy. Lui-même avait profondément révisé sa façon de voir les choses. Par contre, il était totalement opposé à ce que je démissionne. « Démissionner ? Pour faire quoi ? m’a-t-il demandé. » « Pour pouvoir m’opposer à ce gouvernement, pour lutter contre le régime totalitaire qui s’installe, pour participer à un rétablissement d’une vraie république… » Je m’emballais et je commençais à parler trop fort. Il me demanda de me calmer et de réfléchir : « Vous êtes conscient que lutter contre Vichy, à un moment où à un autre, ce sera inévitablement lutter contre les Allemands, et qu’il vous faudra inévitablement, à un moment ou à un autre, prendre le maquis ou partir à Londres ? » Je lui avouai que j’avais pensé à tout cela et que ma conviction était faite : pour rétablir la démocratie en France, il fallait d’abord la libérer et pour cela combattre les Allemands. Je souhaitais bien sûr connaitre son avis mais je penchais pour rejoindre De Gaulle. « Et vous retrouver avec quelques milliers d’autres, incorporé dans la légion des volontaires des Forces françaises libres ? me dit-il. Ce serait honorable, courageux même, mais inefficace. Réfléchissez, mon petit. Pensez à l’endroit où vous êtes actuellement : au cœur du système qui décide de l’organisation du pays, de sa police, de sa production industrielle, de sa politique vis à vis de l’empire colonial et surtout, surtout, vous êtes là où l’on reçoit les souhaits, disons plutôt les ordres de Berlin.  Ne vous y trompez pas, aujourd’hui, la guerre n’est plus seulement une affaire de nombre de chars, de bombardiers et de cuirassés, c’est aussi et surtout une affaire de renseignement.
Que penseriez-vous d’en faire ? Avec un peu d’habileté et de courage, vous pourriez être d’une très grande utilité pour De Gaulle, vous savez ? »
Pour la deuxième fois en moins d’un an, on me proposait un engagement radical et c’était le même Cottard qui m’avait engagé à servir Vichy qui m’incitait à présent à le combattre. Bien sûr, il avait raison : un soldat de plus ou de moins dans les rangs des F.F.L., quelle importance ? Mais un agent au sein du gouvernement ennemi, c’était inespéré. Bien sûr rester à Vichy, dans ce milieu délétère de la collaboration, ce serait pénible. Je savais que j’aurais du mal à toujours dissimuler mes sentiments, mais au moins je servirais la France, la vraie, plus efficacement qu’en allant faire le coup de feu dans le maquis ou en Afrique du Nord.
Ma décision était prise et je le dis à Cottard.

A SUIVRE 

Bientôt publié

25 Mar, 07:47 Bons numéros (1)
26 Mar, 07:47 TABLEAU 341
27 Mar, 07:47 Le Cujas (48)
28 Mar, 07:47 Stations de Métro – 4, 5, 6

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *