Le Cujas (45)

Prenez donc contact avec Viviane, elle vous indiquera mes disponibilités. Elles ne sont pas très nombreuses, je le crains. Ah ! mais j’y pense ! Vous rentrez en Amérique la semaine prochaine, je crois ? Alors, ça ne va pas être possible, parce que moi, je pars après-demain en voyage officiel en Indochine pour trois semaines et d’ici là, je n’ai vraiment pas une minute à moi. Je suis sincèrement désolé, ç’aurait été avec grand plaisir, mais vous voyez… enfin… Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente fin de séjour à Paris. Je vous raccompagne. Au revoir, Monsieur Stiller.

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Huitième partie

Bonsoir, Monsieur Stiller. Vous avez trouvé facilement ? J’aime bien l’Empire Céleste, c’est un endroit calme et la cuisine y est excellente. Nous y serons tranquilles pour parler. Vous n’avez rien contre la cuisine chinoise, j’espère ? Au contraire ? Eh bien, tant mieux… Ah ! Bonsoir, Monsieur Wang… Ma secrétaire vous a bien commandé un canard laqué pour deux personnes ? Parfait ! Avec une bouteille de Château Minuty, s’il vous plait. Je vous remercie…Ah ! Et puis aussi deux cachets d’aspirine… J’ai une de ces migraines … Depuis que je suis rentré d’Hanoï, je ne me sens pas très bien, le soir surtout. Je dois avoir un peu de fièvre. Vous savez, dans ces pays, on est à la merci du premier microbe qui passe. Enfin… Cela va passer…
Ainsi, vous avez décidé de prolonger votre séjour à Paris ?

C’est amusant, parce que de mon côté, mon voyage en Indochine a été écourté. Oui, j’étais parti à Saigon pour préparer le voyage du ministre, mais il a été annulé en dernière minute à cause des nouvelles tensions avec le Vietminh.
Mon voyage écourté, votre séjour prolongé, c’est une vraie chance : nous allons pouvoir reprendre notre conversation. Mais avant, dites-moi, qu’est-ce que vous avez donc fait à Bob Dunbarr pour qu’il vous aime à ce point ? Savez-vous qu’il a fait le siège de Viviane jusqu’à ce qu’il obtienne pour vous le rendez-vous de ce soir ? Bob est un bon ami à moi. Nous avons vécu ensemble des évènements extraordinaires. Et puis aujourd’hui, à Paris, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à un membre de l’Ambassade des États-Unis ?
Goutez ! C’est un excellent rosé de Provence. J’ai pensé que ça vous plairait davantage qu’un bordeaux…
Bien ! Alors, Dashiell… vous permettez que je vous appelle Dashiell ? À propos, appelez-moi donc Georges, cela sera plus facile… Alors, Dashiell, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Volontiers, mais vous savez, comme je vous l’ai dit la dernière fois, je ne vois pas qui cela pourrait intéresser. Enfin… puisque vous y tenez… 

La politique ? Oh ! Vous savez, la politique… C’est vrai qu’aujourd’hui, vous me voyez dans un gouvernement de centre-gauche, mais à l’époque, j’étais plutôt comme mon père, apolitique. Ses sympathies allaient vers le parti Républicain, une sorte de centrisme de droite, mais il n’était pas engagé. Je pensais à peu près comme lui, peut-être encore en un peu plus modéré. Avec Antoine, je ne parlais jamais politique. D’abord, cela avait été la cause d’une brouille qui avait duré trois ans. Vous vous souvenez ? Certes, j’avais du mal à accepter le fait qu’il soit royaliste et que son père soutienne activement l’Action Française, mais je ne voulais pas perdre à nouveau mon meilleur ami et je m’abstenais donc d’aborder le sujet. De son côté, si Antoine avait des opinions politiques bien tranchées, il ne cherchait pas à les imposer, ni même à les faire connaitre.
À vrai dire, à cette époque, la politique ne m’intéressait pas. L’année de mon intégration à Polytechnique, en 34, il y avait eu les émeutes, celles qui ont amené un peu plus tard le Front Populaire. La crise de 29 était encore bien présente et tout allait plutôt mal. Il y avait sans arrêt des affaires ; c’est comme ça que l’on appelait les scandales de corruption. Les gens n’avaient plus confiance en rien. Alors, la politique, vous savez, cela m’écœurait plutôt. Et puis de toute façon, faire de la politique ou même seulement en parler, à l’X, c’était plutôt mal vu parce que c’est avant tout une école militaire. Alors, je restais à l’écart et, sur ce plan-là, je peux dire que ma vie d’étudiant a été calme.
Après, bien sûr, j’ai réalisé certaines choses, et en particulier j’ai compris que, justement, on ne peut pas se tenir totalement à l’écart de la politique si l’on veut être utile à son pays. Je pense sincèrement que devant certains évènements, on doit s’engager. C’est ce que j’ai fait, pendant l’Occupation tout d’abord, puis à la Libération, de plus en plus clairement, vers les Radicaux puis au sein de la Gauche. Bien sûr, je suis parti de la Droite, disons la droite républicaine et vous me voyez aujourd’hui à gauche. Mais c’est une évolution dont je n’ai pas à rougir, et je suis sûr que, s’il avait vécu, mon père m’aurait approuvé. J’aime à penser qu’il serait même fier de me voir servir mon pays dans ce ministère.

Avant ? Mais avant, il y a eu la guerre, vous savez ? Je vous l’ai dit, j’ai été mobilisé comme tout le monde. En sortant de Polytechnique, j’avais le grade de sous-lieutenant. J’ai fait deux ans de service militaire ; une année dans la garnison de Metz et une année à Hanoï, au cabinet du Gouverneur Général. J’étais en permission en France au moment de la déclaration de guerre. Il n’était pas question de me renvoyer en Indochine et j’ai été immédiatement affecté à la ligne Maginot, dans le secteur de Maubeuge. Les premiers mois ont été très étranges. Nous étions en guerre, et nous restions, immobiles, calfeutrés dans nos fortifications à observer ceux d’en face à la jumelle. Et ceux d’en face, ce n’était pas des Allemands, c’était des Belges ! Une « Drôle de Guerre », je vous assure ! Et puis, le 10 mai 40, la Wehrmacht a envahi la Belgique et nous nous sommes retrouvés face aux Allemands. En une semaine, le secteur de Maubeuge est tombé et le reste de l’ « infranchissable » ligne n’a pas tardé à le faire à son tour. La première armée terrestre du monde… balayée en quelques jours. Et moi, j’étais fait prisonnier.
J’ai été interné à Hazebrouck pendant deux mois. C’était un camp pour officiers, mais nous n’étions séparés des hommes de troupes que par deux ou trois rangées de barbelés. Je me souviens que nous évitions de nous approcher de la clôture parce que nous nous faisions insulter par les soldats. Ils nous traitaient d’incapables, de vendus… Il faut les comprendre : ces esprits simples ne pouvaient pas expliquer la défaite autrement que par l’incompétence ou la trahison de ceux qui les commandaient. Mais moi, je savais bien que nos officiers n’y étaient pour rien. Dans leur grande majorité, ils étaient loyaux et bien formés, mais c’était à la tête que nous avions été trahis. Oh, nous n’avions pas été trahis sciemment, mais par la corruption des hommes politiques qui s’étaient succédés depuis la grande guerre et par le passéisme des officiers supérieurs. Je pense que c’est de cette époque, celle du camp d’Hazebrouck, que date le début de ma prise de conscience politique.
Bref, nous étions des milliers d’officiers, des centaines de milliers de soldats, à attendre on ne savait pas quoi. Des bruits couraient partout, tout le temps : nous allions être tous libérés bientôt, dès que l’armistice serait signé, ou bien les libérations concerneraient seulement certaines professions, ou bien… ou bien… C’est quand j’ai réalisé que personne ne savait rien et que les fausses nouvelles proliféraient que j’ai commencé à guetter la moindre occasion d’évasion. Je pensais qu’un jour ou l’autre, nous allions être emmenés en Allemagne et qu’il fallait s’évader tant que nous étions encore en France. Après, ce serait mille fois plus difficile. Il faut dire que j’ai eu une chance extraordinaire. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’officier supérieur français qui commandait le camp de Hazebrouck avait obtenu du commandant allemand d’organiser une visite aux officiers blessés qui avaient été hospitalisés à Armentières. Je me suis débrouillé pour faire partie du groupe de visiteurs et j’ai réussi à m’évader en sautant du camion au retour. Ensuite, je me suis caché de ferme en ferme. La plupart avait été désertées mais j’y trouvais toujours de quoi manger et surtout de quoi m’habiller en civil. Deux semaines plus tard, je me suis retrouvé à Paris.

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