Aurélien et Bérénice : Un coup de baguette magique (1)

Il n’est pas nécessaire d’avoir lu les précédents « Aurélien et Bérénice » pour pouvoir lire ce texte. Sachez seulement qu’il s’agit d’un exercice de thème imposé : écrire une histoire originale commençant par l’incipit du roman Aurélien de Louis Aragon. Compte tenu de ce que je connais de votre capacité de concentration, je vous livre cet exercice en deux parties.

Aurélien et Bérénice : Un coup de baguette magique (1)

La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Moi aussi d’ailleurs. Une histoire incroyable ! Il faut absolument que je vous raconte ça.

C’était l’aurore aux doigts de rose. Roger et moi, nous venions de faire la fermeture du Lapin à Gil. Imprégnés d’absinthe de contrebande et de bière éventée, nous descendions en varappe les pentes vertigineuses de Montmartre en nous appuyant aux murs élastiques des immeubles et aux rampes molles des escaliers de la Butte qui, de façon étonnante, s’obstinaient à nous repousser méchamment vers le milieu de la chaussée. Malgré les récifs, les vents contraires et la marée montante, les ailes du Moulin Rouge finirent par apparaitre à nos yeux hagards et assoiffés. La Place Pigalle, ses bars à filles, ses filles, sa fontaine et sa station du Métropolitain nous tendaient les bras dans le jour naissant. Mais la Régie Autonome dormait encore du sommeil sans rêve de l’ouvrier parisien et l’eau de la fontaine était notoirement trafiquée. Alors, il fallait bien que nous entrions dans l’un de ces estaminets minables qui s’empressaient autour de nous. L’un deux, fortuitement le plus proche, nous attira d’emblée : c’était le Sexy Follies. « Venez, beaux jeunes gens, semblait nous dire en Morse son enseigne lumineuse en court-circuit. Venez, nobles damoiseaux, vous désaltérer sous mes frondaisons ! » Nous hésitions : l’heure était vraiment tardive, ou alors trop précoce, la question n’est pas tranchée. L’enseigne, changeant de rythme, sembla insister : « Venez, vaillants soldats de la nuit ! Venez gouter au repos du guerrier dans le giron de mes petites nièces. Elles sont toutes plus vaillantes à la tâche les unes que les autres et parlent presque anglais. Venez, mes agneaux, venez… » Nous vînmes et nous entrâmes.

L’endroit était peu peuplé. Derrière le comptoir, un barman chauve, juché sur un haut tabouret et adossé à un distributeur de cacahuètes du Sénégal, lisait la Critique de la Raison Pure dans une édition illustrée à la lueur d’une bougie dégoulinante plantée dans le goulot d’un Jéroboam de VAT69. L’homme avait le front bas et plissé des penseurs de Corrèze et la moustache atrabilaire du syndicaliste grognon. Assise dans un box, affalée contre la cloison et observant avec fixité la demi-rondelle de citron avachie qui flottait dans le fond d’un verre marqué aux armes de la Maison Dubonnet, une fille réfléchissait au sens de la vie. Ou alors elle dormait. Dégoulinant des hauteurs du plafond, la voix de Dalida parlait d’un type qui venait d’avoir dix-sept ans. Une sacrée ambiance ! La Vie Parisienne ! Je demeurai un instant figé à l’entrée du boui-boui, hésitant entre une retraite discrète et une entrée en fanfare, quand mon camarade de cordée, ayant clairement opté pour le deuxième volet de l’alternative, m’écarta de l’embrasure et fit trois pas décidés et de biais vers l’intérieur de la salle. On aurait dit John Wayne entrant dans le bar de Rio Bravo ou alors Cyrano de Bergerac chez Ragueneau.

—Je me présente, dit Roger : Aurélien-Edgar de Chassy-Poulet, Comte de Malpertuis et Seigneur de Champ de Faye, philosophe cruciverbiste et copocléphile à mes heures, amateur de femmes et de bon vin à toutes les autres. Aubergiste, que me proposes-tu ? Surprends-moi, je te prie, et que ça saute !

Jamais John Wayne ne se serait exprimé de cette façon. C’était donc Cyrano, sans discussion. J’aime bien quand il fait le rigolo comme ça, Aurélien-Edgar, je veux dire quand il se promène, comme il dit, dans les vignes du Seigneur. Je l’aime mieux comme ça que quand il est sobre, parce que, quand il est sobre, il s’appelle Roger Ratinet, il est clerc à l’Étude de Maitres Robinard, Robinard et Trafougnoux, Notaires associés, 25 rue de Londres à Paris, et il est pas rigolo. Parce que c’est pas rigolo d’être clerc de notaire, c’est moi qui vous le dis. Je le sais, parce que moi aussi je suis clerc chez Robinard, Robinard et Trafougnoux, Notaires associés, 25 rue de Londres à Paris. En fait, Ratinet et moi, on est tous les deux clercs de notaire chez Roubinard, Roubinard et Trifougnoux. On est même voisin de bureau. Et ça rigole pas, chez Bobinard, Bobinard et coetera…, croyez-moi. Alors, une fois par semaine, le vendredi, Roger et moi, on se retrouve à dix-neuf heures pétantes à la station Anvers, et on devient Aurélien-Edgar de Chassy-Poulet, Comte de Malpertuis et Augustus Fink-Nottle, dit Gussie-les-doigts-d’or, gentleman espion-cambrioleur au service de Sa Majesté. Ensuite, on prend le funiculaire et on part en expédition. Roger dit qu’on fait la tournée des Grands Ducs, d’auberge en estaminet… Moi, je préfère dire qu’on fait du cabotage, de port en port… En fait, on picole, de bistrot en bistrot.

Le barman leva les yeux et, par-dessus Emmanuel Kant, il regarda Aurélien-Edgar d’un air fatigué :

—Et pour M’sieur l’comte, qu’est-ce que ce s’ra ? Un dernier p’tit coup de pichtegorne ou un septième ciel de derrière les fagots ?

—Mon brave, ce sera tout d’abord un premier grand cru de bordeaux chambré dans un vaste verre de cristal.

—Est-ce qu’il aimerait pas mieux un petit beaujolpif bien glacé dans un petit verre ballon, le Marquis de Carabas ? Y a pas écrit Claridge au d’ssus de la porte, non ? J’me trompe ?

—Eh bien, va pour le beaujolais et le verre ballon, mon ami. Car, comme disait mon arrière-arrière grand-oncle, qui fut Pape en Avignon, qu’importe le flacon…Mais, pour ce qui est du septième ciel, la chose est différente et le flacon a son importance : tout dépend de ce que vous avez à me proposer.

—Ah ben, Monseigneur, fallait v’nir plus tôt ! À c’t’heure, j’ai plus qu’ça en magasin, dit le bistrotier en désignant du menton l’épave qui stagnait au fond de la salle.

Elle semblait avoir changé de centre d’intérêt, l’épave, car, tout en mâchouillant le bout de citron effiloché qu’elle avait extrait de son verre entre deux doigts douteux, elle observait avec étonnement la pointe de sa chaussure Bata qui s’agitait au rythme de Zag Varum interprété par Aimé Mortimer et son orchestre.

—Ça, c’est Bérénice, poursuivit le gargotier. Là, faut avouer qu’vous la voyez pas à son meilleur. Eh, Yvonne ! Elle s’appelle pas plus Bérénice que moi Napoléon. Bérénice, je vous demande un peu ! Et pourquoi pas Priscilla, pendant qu’elle y est. Bérénice, c’était son nom de scène. Parce qu’elle a été danseuse, vous savez. Ça se voit pas trop aujourd’hui, mais y a seulement dix ans, fallait la voir lever la jambe. Et vas-y donc, c’est pas ton père, qu’on lui criait pour l’encourager ! On dit même qu’elle a très bien connu Monsieur Feydeau, vous savez, Feydeau, le poète. La coqueluche de la rue Delambre, qu’on l’appelait… la ravageuse de La Coupole.  Oui, parce qu’à cette époque, elle exerçait à Montparnasse. Jusqu’au jour où… Enfin…Eh, Yvonne ! Lève-toi, tu veux ? Y a du monde, et du beau.

La chose qui croupissait entre table et banquette au fond de la salle fut prise d’une sorte de spasme suivi d’une quinte de toux. Puis elle secoua la tête, la releva lentement et, lançant un regard haineux au barman, elle éructa :

—Eh, Ducon, ça te défriserait le bocal de m’appeler Bérénice ?

Puis changeant de ton et s’adressant à Aurélien :

—Ne prêtez pas attention à Francis, Monsieur le Comte. C’est un ignorant. Pour lui, Bérénice, c’est probablement une pouliche dans la quatrième course à Vincennes.

—Ah, Bérénice ! dit Roger qui avait des lettres car il n’avait manqué son baccalauréat que de peu. Bérénice ! Reine de Palestine, maitresse de l’empereur de Rome ! Bérénice, quel prénom magnifique, et quel excellent choix, mademoiselle !

Impressionnée, Yvonne avait commencé à se lever….

SUITE ET FIN DE CETTE 4ÈME VERSION APRES-DEMAIN

MAIS DEMAIN, CE SERA UN COLLAGE

3 réflexions sur « Aurélien et Bérénice : Un coup de baguette magique (1) »

  1. Finement exécuté, avec beaucoup d’humour et d’inattendu. J’ai hâte de lire la suite…

  2. On s’attend au meilleur !
    La fine touche d’humour rend la lecture trop brève. Bref, que du talent.

  3. “Rien n’est moins sûr que l’incertain.”
    Celui qui nous le dit est Pierre Dac.
    Avec le troisième emprunt à Aragon d’Aurélien
    L’incertain s’estompe et moins sûre est l’arnaque.

    Soyons patients encore quelques heures
    D’avance goûtons l’issue sans peur
    Car tel ce grand héros Cyrano de Bergerac
    Avec panache nous encaisserons le coup de Jarnac.

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