Retour sur la Piazza Navona – fin

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Troisième et dernière partie—Andrea Gnecchi-Rampa, marquis et collectionneur

Maintenant, la marée des touristes monte. Il en arrive de toutes les ruelles. Il y a les asiatiques serrés en paquet autour d’un parapluie-oriflamme sous autant de chapeaux en plastique tissé. Il y a les nordistes portant banane, vaste short ou pantalon corsaire distendu, tricot de corps, chemise flottante et Birkenstock. Il y a les provinciaux intimidés aux vestes sombres et aux jupes à fleurs, il y a des nuées de jeunes à sac-à-dos et bouteilles de plastique, des groupes de vieux, des essaims de bonnes sœurs…Ils se pressent autour des fontaines, s’extasient devant Sant’Agnese. Ils prennent des photos, des selfies, beaucoup de selfies. Ils regardent, hésitants, les cafés-restaurants. « C’est bientôt l’heure de déjeuner, mais ça doit être cher… » Sont arrivés aussi les colporteurs aux sacs informes, les marchands de lunettes de soleil aux éventaires de carton, les portraitistes, les musiciens… Il est encore trop tôt pour que la terrasse du Da Lorenzo se remplisse, mais c’est la fin du matin. Deux carabiniers passent en discutant et en fumant, les yeux au sol. A l’entrée de la place, une auto blindée s’arrête en travers d’une ruelle. Deux soldats en armes en descendent. Ils se postent devant leur véhicule, jambes écartées, mitraillette sur l’avant-bras, les yeux à l’horizon, martiaux…  La journée a vraiment commencé.

Et voici que, venant de l’autre bout de la place, réapparait le retraité aux chiens, l’ami Enzo. Il n’a pas changé de chapeau ni de costume, mais son allure n’a plus rien à voir avec celle de tout à l’heure. Il avance à pas vifs tout en parlant avec animation à une femme qui semble l’écouter avec une grande attention. Elle doit avoir une quarantaine d’années, elle est brune, elle est belle, elle est élégante. Je ne m’y retrouve plus. Le serveur n’est pas loin et je lui demande s’il connait « questo signore ». Evidemment, qu’il le connait. Tout le monde le connait, ici !

« Questo signore », c’est le dernier survivant de la famille Gnecchi-Rampa, de vieille noblesse pontificale. Andrea Gnecchi-Rampa est marquis. Bien qu’il soit propriétaire d’une magnifique villa à quelques kilomètres de Tivoli, le marquis habite le deuxième étage du plus bel immeuble de la piazza Navona, juste en face de l’ambassade du Brésil. On dit que c’est un immense appartement, dont les murs sont couverts d’une collection de tableaux inestimable. Il y vit seul avec ses quatre chiens et une petite nièce qui lui sert de gouvernante.

—Et la « signora », vous la connaissez aussi ?

—Bien sûr. C’est Graziella Casagrande, la chef de cabinet du Ministre de la Culture. Depuis trois ou quatre ans, elle vient de temps en temps diner ici avec le Marquis. Je crois qu’elle essaie de le convaincre de faire don de sa collection à la Galleria Borghese avant qu’il ne soit trop tard. Vous comprenez, il a quatre-vingt-sept ans, Monsieur le Marquis ! Un autre café ?

Le marquis et sa compagne disparaissent derrière l’auto blindée.

Surgit à leur place un nouveau groupe d’américaines. Celles-ci ont une vingtaine d’années. Elles ne sont que six, mais on les croirait bien plus nombreuses tant elles parlent, elles rient, elles chahutent en longeant ma terrasse. Un des serveurs du café voisin, le Dolce Vita, les apostrophe en les invitant à venir s’asseoir à ses tables. Elles s’arrêtent et le serveur les rejoint sur la chaussée. Il parle, quelques-unes répondent, je ne comprends pas ce qu’ils disent. J’entends des cris, des rires, puis tout à coup, le silence. Le serveur est en train d’embrasser l’une des filles. Les autres se sont mises en ligne pour être embrassées à leur tour par le jeune italien. En se faufilant, une petite rousse réussit à se faire embrasser deux fois. Tout le monde rit. Autour d’eux, les gens se sont arrêtés, souriants. Ils ne pensent plus à photographier. Enfin le manège s’arrête. On parle encore un peu, puis les filles s’éloignent en se retournant et en agitant leurs mains. Elles garderont ce souvenir toute leur vie. Pendant des années, Cleveland, Oklahoma City et Columbus entendront parler de ces baisers sur la Piazza Navona.

Une petite fille rousse de Cleveland a demandé à sa mère : « Maman, raconte encore comment tu t’es fait embrasser deux fois par Papa sur cette place de Rome… Allez, s’il te plait… »

Mais mon rendez-vous est là :

—Je ne suis pas trop en retard ? Ça va ? Tu as l’air tout bizarre.

Fin

 

 

 

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