J’ai dix ans (Chap.1)

1-Grandes vacances
Comme Souchon, je sais que c’est pas vrai, mais j’ai dix ans. Peut-être onze. Les grandes vacances sont commencées depuis déjà longtemps mais la rentrée, fixée au 2 octobre, est encore à perte de vue. Ça me permet d’effacer facilement la vague angoisse du passage en sixième dont on m’a dressé un tableau terrifiant.
Les premiers jours de Juillet ont été merveilleux. Je suis resté à Paris. Il a fait beau et chaud, j’ai fait du patin à roulettes sur le boulevard, j’ai fait naviguer des voiliers sur le bassin du Luxembourg, je me suis baigné dans la fontaine Carpeaux, je suis allé deux fois chez mon ami René-Jean où nous avons mis le feu à un petit bois le long de la voie ferrée, fumé des baguettes de sureau et lancé des pétards sur la bande d’Andrésy-le-Bas, je suis allé une fois au guignol, deux fois au cinéma ( Le Corsaire Rouge! La Guerre des Mondes !) et j’ai vu le feu d’artifice du 14 juillet dans le jardin des Tuileries. C’était chouette.

Après, c’était moins bien, mais pas mal quand même. Un mois à Saint-Brévin-l’Océan. Hôtel des Tamaris, construction d’avant-guerre en bord de plage, ses chambres avec balcon et vue sur mer ou sans balcon et vue sur jardin, sa terrasse à balustrades en ciment blanc imitation bois et sa salle à manger panoramique d’où, tous les soirs, nous guetterons le rayon vert et les marsouins. Nous sommes arrivés là par le train en deuxième classe, ce qui permet de regarder de haut les passagers de la troisième classe, puis en autocar Chausson. Je partage une chambre sur mer avec Maman. Ma soeur et notre cousine sont dans une chambre sur jardin à un autre étage. Je crois  que ça arrange ces deux grandes filles qui vivent à mille lieues de moi. Papa n’est pas là, il ne vient jamais en vacances avec nous. On me dit qu’il viendra peut-être passer deux ou trois  jours. Quand? Bientôt.
Parasol bleu, ballon rouge, seau et pelle jaunes, casquette assortie jaune-rouge-bleu, sac de billes, coureurs cyclistes de plomb, j’ai tout l’équipement. Mais la plage, tous les jours, c’est un peu ennuyeux. Club des Marsouins, jeu de la chandelle, gymnastique suédoise, leçon de natation…Heureusement, il y aura le concours de châteaux de sable du Figaro, le passage du Tour de France et la promenade aux îles.

Nous rentrons à la maison juste après le 15 août et je me vois déjà avec plaisir reprendre mes activités parisiennes jusqu’à la rentrée. Mais une mauvaise surprise m’y attend. Mes parents ont décidé de me confier pour une quinzaine de jours aux Levallois. Désespoir.

Les Levallois vivent à Touffreville, un tout petit village en bordure de la forêt de Lyons. (C’est là que mes parents louent à l’Etat une maison forestière, jolie mais rudimentaire – il n’y a pas d’eau courante. )  Elle, c’est Madeleine. Maman l’emploie comme femme de ménage. Elle arrive à la maison en mobylette ou avec sa fourgonnette 2CV quand elle apporte les bidons d’eau potable. Elle m´impressionne car, contrairement à notre bonne de Paris, respectueuse et stupide, elle parle haut, d’égale à égale avec Maman qui semble même un peu intimidée par cette femme énergique qui dirige son colosse de mari comme elle l’entend.
Monsieur Levallois, dont j’ai toujours ignoré le prénom, est très grand, un peu gros et très fort. Il est aussi un peu plombier et gère un petit dépôt de gaz butane. On le voit souvent charger sans effort les grosses bouteilles bleues dans la 2CV qui plie sous le poids. Il parle peu. Il fait du bruit en respirant par le nez.

Je n’ai pas du tout envie de perdre une partie de mes vacances avec ce couple sans chien, sans enfant, ni citadin ni paysan, si différent. Mes protestations se heurtent aux descriptions enthousiastes que l’on me fait du bon air et de la vie simple et campagnarde au milieu des poules et des lapins
– Et des bouteilles de butane ! ajoute ironiquement mon père qui croit que je ne l’entends pas.
(à suivre)

Publication du chapitre 2: lundi 19 mai

2 réflexions sur « J’ai dix ans (Chap.1) »

  1. Que de souvenirs qui remontent, dans une envolée d’un lyrisme inspiré.
    Merci de partager cette évocation qui fleure bon l’enfance, les jeux , les inquiétudes de cet âge charnière qui passe des « petits » aux « grands » en changeant simplement d’établissement scolaire.
    Un bien joli retour en enfance…

  2. Que de bons souvenirs de septuagénaires!

    Tenais-tu un journal intime dès ce jeune âge?

    Je regrette de ne pas l’avoir fait! Il est vrai que je ne savais ni lire ni écrire et que je me souvenais de rien! Depuis, j’essaye de lire mais ce ne sont que de modestes essais, pas du Proust!

    Je ne puis confirmer les dates ou les ans (10 ou 11)! Par contre, pour les lieux et les faits, oui,  » je me souviens! » (comme on dit au Québec sans savoir de quoi!). Andrésy et ses guerres « de toute une enfance, » opposant le haut au bas (Marx n’était pas loin!)

    La voie ferrée (Paris – Mantes-la-Jolie par Conflans-Sainte-Honorine) servait de frontière. Impassible aux conquêtes du haut (mieux armé de grenades en papier, de carabines à plomb, de mortiers à pétard propulsant des boites de conserves vides qui retombaient de branches en branches en faisant un vacarme de stuka teuton piquant sur sa cible, de fusées de feux d’artifices dont un stock, malencontreusement allumé, rasa un champ de poireaux pour exploser en plein jour mais avec « un effet coq » dans le poulailler d’une voisine octogénaire). Imperturbable aussi devant les invasions, – vite repoussées – de « la bande à Gauron, » lamentablement équipée de minables lances-pierres. Doués comme des Cosaques, (même si mono-redoublant de la 8e, je contemplais la septième lorsque Philippe envisageait la 6e.) nous pratiquions la stratégie « des cailloux ramassés. » Cela nous permettait de harceler victorieusement l’envahisseur ainsi démunitionné sur nos terres préalablement décailloutées.

    Je me souviens aussi de Saint-Brévin-l’Océan-des-Pins où, petit rouquin à la peau et au cœur tendres, je pris mon premier coup de soleil – je m’en souviens encore après 50 ans du froid Québec – , c’était, je crois, quelques années avant nos dix ans! Ce qui ne m’empêcha pas de tenter d’aborder une fillette attablée à quelques encablures en prétextant vouloir faire sa connaissance (au sens biblique du terme – j’étais alors très croyant -)! (C’est ce qu’elle m’a rapporté beaucoup plus tard lorsque je l’ai retrouvée par hasard sur les bancs de la Sorbonne!)

    Je me souviens enfin de Touffreville où nous nous rendions, à la Pente-Côte, dans la Cubique de Papa Coutheillas. J’y ai appris à tirer au vrai fusil ‘avé de vraies balles,’ à conduire une deux-chevaux dans un verger pentu sans tordre ses ailes ou effleurer les pommiers, à guérir rapidement des piqûres d’horties, hum! à faire exploser des bouteilles de carbure, à enfreindre l’interdiction parentale d’aller en Solex aux Andelys et d’en ramener des cartes postales, etc. etc. Hélas, je n’ai pas de souvenirs précis des Valois qui osaient tenir tête à maman Coutheillas. Ils auraient régné sur cette maison de gardes-chasse comme sur le reste de la France de 1523 à 1589. Sans doute, Sans-culottes inconscient, leur ai-je coupé la tête, Place de la Concorde, avec celle d’un de leurs cousins Capet lors de la célébration du bicentenaire de leur fin de règne!

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