(…) Veulerie, paresse, facilité ? Je ne sais pas, mais j’ai fini par laisser mes questions en plan. L’essentiel, c’était que Patricia était redevenue gentille et gaie, peut-être même amoureuse. En tout cas, elle ne me demandait pas de partir. L’essentiel, c’était que j’allais rester près d’elle. Bien sûr, je gardais en moi cette blessure d’amour ou d’amour-propre, cette image de ce salopard de Carver couchant avec Patricia pendant que moi, tout feu tout flamme, je préparais mon voyage pour la rejoindre. Mais l’essentiel, c’était que celui qui était près de Patricia aujourd’hui, c’était moi.
Les parents de Patricia ne devaient rentrer de voyage que le 1er septembre pour aller le lendemain chercher Walter à son camp de voile. La maison était donc toute à nous pour une douzaine de jours. Carver était en vacances quelque part avec femme et enfants et son cabinet était fermé jusqu’au 3. Patricia était donc libre de son temps et elle me le consacra entièrement. Elle fit même preuve de grandes qualités d’organisatrice, de guide et d’animatrice. Chaque jour, au milieu de la matinée, nous partions en voiture vers le centre de Washington et nous visitions musées, monuments, bâtiments fédéraux, quartiers de la ville, tout ce qui était à voir de la capitale des États-Unis. Avec les années, les images que j’en avais gardées, statues gigantesques, palais somptueux, perspectives majestueuses, se sont peu à peu floutés. Pourtant, quelques-unes demeurent encore bien nettes : la salle inoccupée des séances du Sénat, évocation de la toute-puissance de ce nouvel empire romain, sobres pupitres sénatoriaux, moquette étoilée, silence de cathédrale ; le vilain petit bâtiment rouge brique de la Philips Collection avec, à l’intérieur, Auguste Renoir, le Déjeuner des Canotiers devant lequel nous étions restés longtemps assis à imaginer les vies, les amours et les destins de chacun des personnages et même du petit chien ; l’irrépressible émotion devant la simplicité splendide du cimetière militaire d’Arlington ; l’énergie des conquérants d’Iwo Jima incarnée dans le Memorial du Corps des Marines ; l’élan et la légèreté du terminal de Dulles Airport…
En fin de journée, nous rentrions à Bethesda pour y diner sur la table basse du salon en regardant la télévision, tranquillement, comme tous les couples américains. Parfois, le soir, Patricia s’habillait et nous partions au restaurant.
Je me souviens plus particulièrement de l’un d’eux ; il était situé dans le faubourg historique de Washington, à Georgetown, et s’appelait le Marvin’s tavern. Le Président Kennedy l’avait fréquenté un temps quand il n’était que sénateur. L’endroit était célèbre, très couru, mais les prix demeuraient encore abordables. Comment Patricia avait-elle réussi à réserver une table au Marvin’s tavern ? Peut-être y venait-elle souvent ? Avec Carter sans doute ? Je ne lui ai pas demandé. Elle ne me l’a pas dit.
À l’extérieur, l’établissement ressemblait à ceux que l’on trouve dans les petites villes d’Angleterre : lanterne et enseigne en fer forgé se balançant en façade, boiseries et fenêtres à l’ancienne avec petits carreaux de couleur et bacs à fleurs, charme discret de la tradition britannique. Mais à l’intérieur, c’était plutôt la chaleur dans les tons bruns d’une demi clarté, la simplicité du mobilier de bois, les nappes à carreaux rouges et bancs, les verres ballons, et le brouhaha supportable d’un restaurant de quartier qui, s’il n’avait offert quelques box, aurait pu tout aussi bien être parisien ou lyonnais. Malgré la simplicité du cadre bistro, le port de la cravate était obligatoire. Le maitre d’hôtel m’en prêta une et nous installa dans un tout petit box contre une fenêtre.
Depuis une semaine que nous étions revenus à Bethesda, s’il est vrai que nous nous promenions la main dans la main à travers la ville et que nous passions le reste de notre temps tous les deux seuls dans la maison de Patricia, nous maintenions une certaine distance. Notre coexistence était amicale, et même intime, nous nous efforcions d’être gai, léger, prévenant l’un envers l’autre, mais nous nous comportions davantage comme des cousins que comme des amoureux. Entre nous, ce n’était pas vraiment un mur de froideur qui s’était dressé, mais une sorte de gêne, une réserve. Bien sûr, de temps en temps, nous nous embrassions, au cinéma ou dans la voiture, nous flirtions sur le canapé du salon, et même, le deuxième soir, j’avais entrainé Patricia dans la chambre de Walter qui était devenue la mienne et nous avions fini par faire l’amour. Mais un peu plus tard, sans rien dire, Patricia était retournée dans sa chambre me laissant seul dans le lit. Le lendemain matin, tout aussi jolie et gaie que les jours précédents, elle n’avait pas dit un mot de notre nuit et m’avait emmené visiter l’Université de Georgetown. Les nuits suivantes, j’avais couché seul dans ma chambre. Mais la soirée du Marvin’s a tout changé. C’était le 28 août, un mardi…
—Dis-moi, mon vieux, pardon de t’interrompre, mais tu ne les trouvais pas bizarres ces montagnes russes sentimentales ? Un jour, c’est le motel au bord de la mer ; on mange, on boit, on se baigne, on couche… Formidable, merveilleux ! Tout ce tu voulais, en quelque sorte. Et puis, c’est la nuit… Pas chouette, la nuit, la fin en tout cas ! Tu réagis comme un imbécile et tu fais ta crise. Le lendemain matin dans la voiture, c’est encore pire : tu fais la gueule pendant deux heures d’affilée. Pour elle, ça veut dire quoi, tu crois ? Ça veut dire que tu la considère comme une garce, pour être poli, et que tu ne veux plus d’elle. Alors, elle le prend mal, forcément. D’où ton joyeux dimanche de retraité devant la télévision.
— C’est normal, ça. Je l’avais vexée. Ça se comprend, non ?
— Ouais, si on veut, mais ce qui est bizarre, c’est la suite, la douche écossaise : le tourisme sentimental et les séances de flirt furtif d’un côté, et de l’autre, les nuits d’abstinence. Ensuite, une petite coucherie vite fait suivie d’une nuit solitaire, et puis le lendemain, ça repart pour la visite des merveilles de Washington la main dans la main, mais pas plus. Et tu trouvais ça normal, toi ? Et tu supportais ça, comme ça, sans rien dire, sans demander pourquoi, sans râler !
— C’est vrai. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. Moi, après ce pénible voyage de retour à Bethesda, je ne dirai pas que j’avais oublié que Patricia couchait avec Carver encore quelques jours avant que je ne la rejoigne, mais je l’avais assimilé, presque accepté. Je comprends maintenant que tout ce que je voulais, c’était être avec elle, reprendre jour après jour ce que nous avions commencé au Candlewood, jusqu’au moment que je n’arrivais pas à envisager, celui où je devrai repartir en France. Alors, oui, il y avait des bas, de la frustration, du dépit, mais j’avais toujours peur de la brusquer. Je me disais que notre flirt, notre bonne entente de faux cousins ne pouvait pas ne pas évoluer vers quelque chose de plus fort. Alors, j’étais doux, gentil, gai et, de temps en temps, je faisais une tentative… enfin, tu vois, j’espérais. Et finalement, j’ai eu raison…
— Oui, je sais… encore une fois, tu vas me parler de la nuit du Marvin’tavern.
A SUIVRE