— Cher auteur,
Vous avez écrit des milliers de pages, des centaines de chroniques, des dizaines de nouvelles, une demi-douzaine de romans dont trois ont été achevés. L’ensemble de votre œuvre dénote une diversité d’inspiration, de genres et de styles rarement rencontrée, passant sans dommage de la comédie au drame, de la critique de la société à l’analyse du comportement individuel, de la réalité à la fiction, du romantisme le plus exacerbée au réalisme le plus cru sans oublier vos passages par l’absurde, de la relation du passé à la prévision du futur, j’en passe, et non pas ‘’des meilleurs’’, comme le disent trop souvent les journalistes adeptes des syntagmes figés et maladroits, mais j’en passe et des tout aussi bons.
Alors, cher auteur, pourriez-vous expliquer à votre lectorat subjugué comment vous viennent toutes les idées qui sous-tendent vos textes, comment vous les couchez sur le papier, comment vous les faites éditer, et toute cette sorte de choses mystérieuses que nous sommes tous avides de recueillir de la bouche du cheval. Ne prenez pas mal, s’il vous plaît, cette image. Elle provient d’une vieille expression qui ne dit plus rien à personne, mais dont je n’arrive pas à me débarrasser.
— Cher journaliste,
Laissez-moi d’abord vous remercier car ce n’est pas si souvent, et c’est le cheval qui vous le dit, que l’on me demande comment j’écris, comment me viennent toutes ces idées originales, ces passionnantes histoires, leurs étonnants développements, leurs personnages extraordinaires, leurs fins inattendues.
En effet, c’est pour ainsi dire jamais que l’on me pose ce genre de questions et, quand on me les pose, on ne me donne jamais vraiment le temps de répondre, car les gens sont pressés, vous savez, et les réponses de plus de quatre mots, eh bien, ils n’ont pas le temps. Sans compter que, la plupart du temps, les questions posées sont rhétoriques, de pure politesse. Alors, les réponses… Vous pensez si les gens s’en foutent. Ah là là…
Pourtant, j’aurais tant aimé au cours de ma carrière avoir à répondre posément à des questions brèves mais sensées. J’y aurais répondu à mon rythme et à ma manière en tentant de faire comprendre le mystérieux processus créatif de l’écriture.
Eh bien, aujourd’hui, puisque vous m’en donnez enfin l’occasion, je ne vais pas me gêner.
Répondre à votre question serait chose aisée pour un écrivain professionnel, chevronné, organisé, méthodique… Si j’étais Georges Simenon par exemple, je vous dirais :
« Eh bien voilà, je prends un quartier, de Paris de préférence, je l’étudie à fond, ses rues et ses boulevards, ses places et ses jardins, ses bâtiments, ses monuments, sa petite histoire, ses habitants… Ensuite, je cherche un métier, si possible un peu particulier, un métier que tout le monde connaît, mais pas très bien ; j’étudie ses traditions, ses outils, sa pratique, ses difficultés, ses avantages… Après ça, je crée trois ou quatre personnages très ordinaires, professionnels du métier, clients, fournisseurs… À chacun d’eux, j’attribue des qualités et des défauts également très ordinaires que je dévoile au fur et à mesure mais avec parcimonie. Parmi les personnages, j’en choisis un que je dote secrètement d’un problème particulier ou d’une histoire peu ordinaire, cette particularité pouvant expliquer un comportement extraordinaire comme un vol, un meurtre, un suicide, évènement qui sera le prétexte du livre… Une fois que tout est prêt, généralement sous forme de cases dans un tableur Excel, je n’ai plus qu’à laisser tourner la mécanique de l’habitude pour que l’action avance. »
Personnellement, je considère Simenon comme un excellent, sinon un grand écrivain et je ne voudrais pas que vous preniez cet exemple, qui d’ailleurs ne caricature que ses romans policiers, comme un dénigrement de toute son œuvre, car chez lui, ce n’est pas vraiment l’intrigue qui compte, mais l’ambiance et le style, tout le reste n’étant que prétexte.
A SUIVRE
L’écriture, c’est un beau métier
Qui ne peut être fait qu’à moitié
Sinon le lecteur dit « ma foi
On ne m’y prendra pas deux fois ».