Une longue allée de cyprès

Je suis parti.
Ça y est, je suis parti.

J’ai dit non, ça suffit, ce n’est pas pour moi, ce n’est pas moi.
Cet argent, tout cet argent, facile, trop facile, pourtant, je l’avais cherché, j’allais l’avoir, je l’avais.

Cette vie de luxe, Park avenue, East Hampton, Gstaad, ce n’est pas moi. Bien sûr, j’aimais ça, mais ce n’était pas moi.
Ces maisons sur l’océan, ces bateaux, ces voitures, ce n’était pas moi.

Au début, je ne le savais pas ; au début, je croyais que c’était ce que je voulais.
Ces gens, leurs clubs, leurs chevaux, leurs femmes, leurs amis, leur insouciance, leur légèreté, ce n’était pas moi.

Au début, j’avais tout fait pour les rencontrer, j’avais tout fait pour leur plaire. J’avais même tellement tout fait que ça avait marché. Ça avait marché, et plutôt vite, deux, trois ans, pas plus, et plutôt bien, Montauk, Vail, Malibu, Gstaad…

J’étais entré dans leur société, enfin, au bord de leur société.
J’étais de la fête, je faisais partie d’eux, enfin, je croyais.

J’étais excité, j’allais réussir, j’allais en être, vraiment.
J’allais être tranquille, toute la vie, riche.

Elle avait dit oui, j’avais dit oui, nous avions signé, les voitures avaient klaxonné.
Nous avons descendu l’allée de cyprès vers la villa. Nous avons traversé la grande pelouse jusqu’à la mer. La nuit tombait. Vers l’Est, la ville s’illuminait. Dans le lointain, un avion s’envolait silencieusement vers le soleil.

La fête a battu son plein, somptueuse.
Des rires, des cris, des chutes dans la piscine, un petit orchestre antillais, c’était la mode cette année-là.

Vers minuit, un feu d’artifice a été tiré du bateau d’un ami. On a dansé un peu, bu beaucoup.
A un moment, bien plus tard, j’étais seul, content. Assis sur la pierre froide du muret du jardin, je regardais les longues vagues du Pacifique venir mourir à mes pieds.

Pas mal ivre, autant d’alcool que de satisfaction, je ne l’ai pas entendu arriver. Il s’est assis à côté de moi. Il tenait entre deux doigts une bouteille de vodka presque pleine.

Il m’en a offert, j’ai accepté. Nous avons parlé de Palm Springs, de Positano, de Gstaad. Puis nous avons parlé de voitures. Il était plutôt Jaguar et il parlait du charme et de l’élégance britannique. Je disais que nous allions acheter une petite Porsche, plus pratique pour New York. Conversation nonchalante, élégante, tout ce qu’il fallait en cette belle nuit et dans ce beau décor. Parler femmes en cette soirée eut été inconvenant, alors, en hommes du monde, nous avons évité le sujet. Quand la bouteille a été vide, un silence s’est établi entre nous, longtemps. Alors, on a regardé les vagues du Pacifique venir mourir à nos pieds.

Et puis, comme s’il poursuivait une conversation, il m’a dit:
– Vous savez, Paul, vous ne serez jamais qu’un petit gigolo !
Il s’est levé et il a disparu en titubant dans l’obscurité du jardin.

Je suis resté là jusqu’à l’aurore, à essayer d’oublier sa phrase, à la tourner en tous sens pour tenter de la comprendre autrement.

Et puis, quand le soleil est apparu derrière la colline, quand il a éclairé le premier avion du matin, je me suis levé du petit mur, j’ai franchi la pelouse humide vers la maison. Les invités étaient partis, à part deux femmes qui dormaient enlacées sur une chaise longue au bord de la piscine.

J’ai traversé la maison silencieuse, et j’ai remonté la longue allée de cyprès qui menait à la route.
Et je suis parti.

Une réflexion sur « Une longue allée de cyprès »

  1. Un texte intéressant, dont ni le titre ni le déroulement ne laissent présager la fin.
    Tout à fait dans l’esprit du roman initiatique, ce texte serait une bonne intro pour une nouvelle plus étoffée, car elle offre les prémices d’un changement considérable dans la vie du narrateur.
    Il serait en effet intéressant de savoir comment, à partir de cette simple (et méchante!) remarque, le narrateur remet en cause toutes ses valeurs et son schéma de pensée.
    Il serait également intéressant de connaître le point de vue et les motivations de celui qui est à l’origine de ce revirement, car, méchante, la remarque faite l’est indéniablement: qui penserait à dire une chose pareille le jour même d’un mariage, à l’un des époux? Quel désir triture celui qui l’a faite? Simple méchanceté gratuite, jalousie, désir de s’immiscer dans le couple? Et là encore, pourquoi s’immiscer? Désir de nuire, d’avoir le champ libre, de voir souffrir celle qui se retrouvera seule?
    Ou alors, simplement, cette phrase n’est-elle qu’une constatation réaliste de la situation?
    Oui, un texte riche et foisonnant de questions implicitement soulevées…

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