Hitler s’est suicidé le 30 avril. Pourtant, en ce début du mois de mai 1945, la guerre continue. Le 4, une colonne de blindés US et la 2ème D.B. de Leclerc investissent Berchtesgaden où se trouve la résidence privée du Führer. Le lendemain, en fin d’après-midi, c’est un commando français qui le premier prend possession du Nid d’Aigle, sorte de refuge de luxe qui surplombe Berchtesgaden à 1700 mètres d’altitude. Il y a donc 80 ans aujourd’hui, le drapeau français était planté sur le point culminant de l’Allemagne nazi.
Ce qui s’est réellement passé lors de la prise du Nid d’Aigle, c’est l’objet du chapitre 10 de « Histoire de Dashiell Stiller », roman qui traverse le temps de 1935 à 1948 et l’espace, de Paris à Paris, en passant par New York, Treblinka, Aix en Provence, Sebastopol, Oslo, Marly… Vous ne pouvez pas manquer ça !
Extrait du chapitre 10
(…) Le lieutenant Dashiell Stiller, 101e Division aéroportée, 501ème Régiment d’infanterie parachutée, 2ème bataillon, Compagnie E, a passé sa jambe droite à l’extérieur de la Jeep. Du pied, il appuie fortement sur l’aile droite. Sa main gauche est crispée sur le montant du pare-brise. Il ne quitte pas des yeux la piste qui se déroule devant lui, dont une épaisse couche de neige fondue recouvre les cailloux et les ornières. C’est Königsberg qui conduit. Allan Königsberg a dix-neuf ans. Il vient d’arriver à la Compagnie E et Stiller ne sait encore rien de lui sinon qu’il est du Bronx, qu’il aurait bien voulu qu’on l’appelle Al mais que les anciens semblent avoir décidé de l’appeler Coney. Coney n’aime pas ça, mais qu’est-ce qu’il y peut ? Il n’est qu’un bleu. A l’arrière, il y a le sergent Yanichewski. On l’appelle Yani ou Sergent. Il est avec Stiller depuis l’Angleterre. Avant d’être nommé sergent à Arnhem, Yanichewski était caporal. Pour ce soir, il a repris ses anciennes fonctions de mitrailleur. A cause des cahots, il se tient difficilement debout, agrippé aux poignées de la mitrailleuse plantée dans le plancher entre les deux sièges avant. A côté de lui, assis sur la petite banquette arrière, il y a son copain, Paul Crocetti, dit Cross. Ils se connaissent depuis deux ans, depuis le camp de Toccoa. Cross est un bon soldat mais il refuse la discipline et les responsabilités. Alors, Yani est monté en grade, et lui, non. Mais ils sont toujours inséparables. C’est pourquoi le lieutenant les a désignés tous les deux pour faire partie de ce commando de reconnaissance.
A une vingtaine de mètres en arrière, deux Sherman M4 suivent la Jeep. Le grondement régulier de leur gros diesel et le cliquetis de leurs chenilles à peine amorti par la neige fondue emplissent le silence de la forêt. Encore cinquante mètres en arrière, un GMC fait rugir son moteur et lutte de ses trois essieux pour ne pas se laisser distancer. À bord, dix hommes de troupe et un sergent complètent le commando.
Depuis Obersalzberg, la piste sinue à travers une forêt de sapins. La montée n’est pas encore très raide, mais le chemin est à peine assez large pour le passage des chars ; à droite, c’est la montagne et à gauche, le ravin ; alors, prudente, la petite colonne avance lentement.
Ce n’est que le crépuscule et, en ce début du mois de mai, après la journée magnifique qui vient de régner sur la vallée de la Salzach, le vrai froid n’est pas encore tombé. Stiller pense que cette mission devrait être tranquille. La nouvelle du suicide d’Hitler est tombée avant-hier et la fin de la guerre n’est certainement plus qu’une affaire de jours…
J’ai tellement aimé écrire ce texte – c’était à l’époque où j’écrivais facilement – que je ne peux résister à vous en donner encore un extrait :
(…)
Par radio, il ordonne aux chars de couper leur diesel et d’éteindre leurs lumières. Stiller écoute. Le bruit d’un moteur emballé enfle et diminue pour disparaitre et réapparaitre à nouveau. « C’est un véhicule léger, probablement un kübelwagen, un baquet… à peine plus gros qu’une Jeep. » La nuit est à nouveau balayée par un pinceau lumineux. « Le kübelwagen vient de prendre une nouvelle épingle. » Le flanc rocheux du virage qui est devant lui s’éclaire. Les Allemands sont là, dans la dernière ligne droite avant l’épingle où les attend le commando. Stiller a saisi le pistolet-mitrailleur qui est accroché au flanc de la Jeep et il a sauté sur la piste pour être plus libre de ses mouvements. Il entend Yanichewski qui arme la BMG.
— C’est moi qui donne l’ordre de tirer, Sergent ! lui dit-il d’une voix tendue, puis il saisit la radio et ordonne : Les chars, vous mettez pleins phares dès qu’ils débouchent du virage !
Le bruit du moteur enfle, la tache de lumière qui éclaire la paroi du virage tremble et grossit. Et d’un coup, les phares quittent le flanc du virage, balayent le vide et viennent les éclairer en plein, la Jeep, ses occupants et le char qui est immédiatement derrière. Stiller est ébloui. Tout ce qu’il voit, ces sont ces phares qui dévalent vers lui. Tout ce qu’il entend, c’est ce moteur qui hurle. Au moment où Coney et le conducteur du premier char allument leur phares, Stiller tire une courte rafale. C’est le signal pour Yani qui tire à son tour. Le véhicule fou fait une embardée sur sa gauche et saute dans le vide. Pendant une seconde, on n’entend rien d’autre que l’écho des coups de feu et le rugissement du moteur emballé, et puis un choc, un horrible froissement de tôle, un grincement, encore un choc. Pendant ce temps, plusieurs fois les phares ont éclairé le ciel. Les hommes se sont précipités au bord de la piste pour regarder la chute. Mais il n’y a plus rien à voir, les phares se sont éteints. Le silence est retombé sur la montagne. Les soldats continuent à scruter en vain le précipice.
C’est Cross qui parle le premier :
— Ben, mon salaud ! Il a fait un joli saut, le nazi !
Coney ne dit rien.
Stiller a descendu la pente sur quelques mètres jusqu’au bord du ravin. Il contemple le vide silencieusement. Yanichewski le rejoint. Ils regardent ensemble vers le bas et puis Yani prononce d’une voix blanche :
— Dash… Je crois que c’était une Jeep…
(…)
Cet épisode est, comme qui dirait, un tournant important pour la suite du livre et pour l’avenir du lieutenant Stiller. « Je me souviens » comme dirait un Québécois puisque c’est leur devise (une belle devise d’ailleurs).