(…). Là, je suis à l’aise. Je n’ai pas besoin de raconter des histoires. En fait, je ne sais plus si je vous l’ai déjà dit, je suis élève en prépa en attendant de passer les concours des écoles d’ingénieur. Par expérience, je sais que les Américains — ils ne sont pas les seuls — ne comprennent rien à notre système de Grandes Écoles. Alors je lui explique que je suis en deuxième année d’université à Paris pour devenir ingénieur.
« Ingénieur en quoi ? me demande-t-il, l’air subitement intéressé.
Comme je ne peux pas lui dire que je n’en ai aucune idée et que j’entrerai dans l’École qui voudra bien m’accepter, je choisis la discipline la plus éloignée possible de la sienne : Génie Civil. Ça devrait m’éviter d’avoir à tenir des conversations sur le courant triphasé ou le fonctionnement d’un moteur à courant continu.
« Ah ! C’est dommage ! Tu aurais pu m’aider… »
L’aider ? Ça, ça m’intéresse. Je me verrais bien passer quelques jours ici, bien à l’abri, planqué au milieu de nulle part.
« Ah bon ? Et comment ? Dis toujours. On ne sait jamais »
Alors Tom commence à m’expliquer que la Belridge Oil Company fore et exploite des puits de pétrole et qu’elle vend le brut qu’elle extrait à de grandes compagnies comme Chevron et Shell. Une partie du brut est traitée sur place dans une petite unité de raffinage rudimentaire d’où sort un mazout grossier qui est utilisé comme carburant dans un moteur à piston libre. Le moteur entraine une turbine et un alternateur… Une turbine, un alternateur, je vois à peu près, mais je n’ai pas la moindre idée de ce que peut être un moteur à piston libre. Pour le moment, je juge préférable de ne pas le faire savoir. D’ailleurs, ce n’était pas la peine : en poursuivant ses explications, Tom va peu à peu éclairer ma lanterne.
Certains auteurs, tireurs à la ligne, profiteraient de cette occasion pour remplir quelques pages à décrire le principe et l’historique de ce type de machine. Ce n’est pas mon genre. Moi, je me contenterai de vous dire que le moteur à piston libre présente le gros avantage de pouvoir brûler du pétrole peu raffiné et que c’est surtout cela qui a décidé la Belridge à acheter un de ces engins. C’est une société française, Alsthom, qui la lui a fournie, pratiquement un prototype. La machine a été livrée en mai dernier et mise en service en juin. Ensuite, elle a parfaitement fonctionné jusqu’à la fin juillet où elle est tombée en panne. Il n’y avait plus d’électricité à la Belridge. Le petit générateur Honda suffisait pour les bureaux mais, pour la raffinerie, il n’y avait plus rien. On a bien sûr demandé à Tom et à son équipe de deux mécaniciens de régler le problème. Il s’est plongé dans les documents techniques fournis par Alsthom pour s’apercevoir qu’ils n’étaient pratiquement d’aucune utilité pour lui : tous les plans, toutes les notices, le manuel de conduite et le manuel de maintenance fournis par Alsthom étaient en français. Après toute une journée au téléphone avec l’usine de Belfort, Tom a fini par comprendre qu’Alsthom était fermée pour tout le mois d’août et qu’il n’y aurait personne pour le renseigner avant le lundi 3 septembre. Abasourdi par cette nouvelle, Tom avait décidé de lancer le démontage de la machine. Ça occuperait ses mécaniciens pendant deux ou trois jours et ça lui permettrait de réfléchir. Ensuite, il avancerait à tâtons, comptant sur le hasard pour découvrir ce qui clochait dans la machine. Comme sa petite amie lui avait dit qu’elle parlait un peu le français, il était parti un jour plus tôt en week-end à Laguna Beach en emportant avec lui les plans et les manuels. Malheureusement, il s’était vite aperçu que le français de Laureen se limitait à savoir dire « Bonjour, mon nom est Laureen, je suis américaine et je parle pas le français ».
« C’est vrai que j’y ai passé un bon week-end, à Laguna, mais demain, à la centrale, je ne serai pas plus avancé, soupire-t-il, l’air découragé. Je ne sais pas comment je vais faire… »
Moi, je sais. Du moins, j’ai une idée. Je ne connais rien à la mécanique et pas grand-chose à l’électricité. Je sais aussi que toute technique quelle qu’elle soit est bourrée d’expressions étranges et de mots mystérieux que je ne connais pas davantage. Mais je parle anglais correctement, je sais à peu près lire un plan, et dans trois ou quatre ans, je serai ingénieur. Ingénieur en quoi, je ne sais pas encore, mais je serai ingénieur. Et ce qui m’importe pour le moment, c’est de rester ici quelques jours, dans ce trou perdu, à l’abri des recherches.
Alors, je demande à Tom de me montrer les manuels et les plans de la machine Alsthom. Je prends un air calme et compétent pour déployer les plans sur le sol et pour feuilleter les manuels. Au bout d’un grand quart d’heure, je replie le tout.
« Écoute, Tom. Je crois pouvoir te traduire tout ça. Bien sûr, ce ne sera pas parfait, mais ça devait t’aider à mieux comprendre comment le moteur fonctionne et peut-être même à trouver la panne. »
Je ne suis pas du tout certain de ce que je viens de dire, mais Tom est enthousiaste. Il me propose même de m’embaucher à la semaine comme assistant.
« Je ne pourrais pas te payer plus de 60 dollars par semaine, mais tu serais logé sur place, dans le bungalow de passage. Et puis, le soir, on pourra toujours diner ensemble… D’accord ? Qu’est-ce que tu en penses ? »
Je n’en pensais que du bien. C’était même exactement ce à quoi j’avais voulu arriver.
Le lendemain matin, à l’aube, nous sommes partis vers le nord avec le pick-up. Au bout de quelques minutes, sur la gauche de la route, le désert de cailloux et de buissons desséchés s’est couvert de lointaines silhouettes noires qui faisaient penser à de gros oiseaux oscillant lentement de la tête pour picorer quelque chose au sol. Plus nous avancions, plus les silhouettes grossissaient et plus elles se multipliaient. Il en est venu des dizaines et des dizaines, puis des centaines. Depuis que nous avions quitté le motel, Tom conduisait, pensif, et je n’avais pas voulu révéler mon ignorance en lui demandant ce que c’était que ces compagnies d’énormes volatiles. Mais les gros oiseaux finirent par venir jusqu’au bord de la route, puis des deux côtés, et je réalisai subitement que j’en avais déjà vus deux ou trois exemplaires en Seine et Marne et des centaines dans le dernier film de James Dean, Giant.
« Ce sont les puits de la Belridge Oil Company, tout ça ? demandai-je à Tom
— Oui, me répondit-il. Il y en a des centaines et des centaines. Le gisement n’est pas profond mais il n’y a pas beaucoup de pression. Alors, au bout de quelques mois, elle devient insuffisante pour faire remonter le brut. C’est pour ça qu’on installe un de ces nodding donkey qui le pompe jusqu’à la surface.
— Pourquoi nodding donkey ?
— Parce qu’on dirait des ânes qui hochent la tête, tu ne trouves pas
— J’aurais plutôt dit des oiseaux qui picorent, mais je ne suis pas un spécialiste…
— Oui, des oiseaux aussi… Pourquoi pas ?… Ça y est, on arrive. »
Un bâtiment en béton, long et plat, aux vitres fumées, deux pick-ups, une voiture et une moto garés devant. Ce sont les bureaux. A une vingtaine de mètres, un bâtiment en tôle, plus haut, presque carré, porte coulissante grande ouverte, avec devant un camion de forage, deux 4×4 tous-terrains et deux autres pick-ups. C’est l’atelier. A l’opposé, une construction toute neuve, toute propre, peinte en blanc, entourée d’une véranda. C’est la cantine – salle de repos – vestiaires – salle de douche – infirmerie. Et puis en face, le Guest House, le pavillon des invités. Trait d’humour californien ou anachronisme involontaire dans cet environnement désertique et fonctionnel, c’est une petite maison de style colonial, avec un porche, une véranda, un banc-balançoire en bois suspendu par des chaines. Il y a même un clocheton avec une horloge aux chiffres romains. Un salon-cuisine, une salle de douche, quatre chambres, toutes inoccupées. Ce sera mon logement de fonction en tant qu’Assistant de l’ingénieur mécanicien.
A notre arrivée, c’était de cette manière que Tom m’avait présenté aux quelques hommes venus le saluer. « Il est français, avait-il annoncé. Il est venu pour m’aider à réparer la machine Alsthom. » A l’entendre, et c’était sans doute ce que voulait Tom, on pouvait presque comprendre que j’étais venu spécialement de Belfort pour régler le problème. Après quelques plaisanteries sur la fameuse technique et les fameuses vacances françaises, tout le monde s’est rendu dans la salle de repos pour y prendre un café et discuter du planning de la semaine qui s’ouvrait. Dix minutes plus tard, chacun partait vers son travail, deux 4×4 prenaient la piste, le camion de forage chauffait sur le parking et Tom m’emmenait à la Centrale. Il était à peine 7 heures. Moi qui n’avais jamais fait le moindre stage en entreprise, je me retrouvais d’un coup équipé d’un casque de chantier et d’un blouson aux armes de la Belridge, affecté à une tâche et intégré de fait dans une équipe de terrain.
A SUIVRE