LES DISPARUS DE LA RUE DE RENNES (Extrait)

Chapitre 2 – La charge de la preuve.

Où l’on découvrira que prouver un manque n’est pas chose facile et qu’éprouver un manque, non plus.

C’est donc le 17 février 2023 vers 10 h 30 que notre préposé à la vérification des plaques de rue se rendit en toute hâte sur les lieux, muni de son appareil nippon tout neuf et de son certificat tout frais d’aptitude à la prise de vue numérique.

En arrivant en vue de l’église Saint-Germain des Prés, vint à l’esprit curieux de Ratinet la question suivante : « Comment fait-on pour photographier une rue qui a disparu ? ». Son esprit cartésien résista un temps à passer du particulier au général, mais il fallait bien qu’il cédât. Il céda et passa à « Comment fait-on pour photographier quelque chose qui n’est pas là ? », puis, plus général encore, à « Comment prouve-t-on l’absence d’une chose ? » et enfin à son inévitable universalisation : « Comment prouve-t-on qu’une chose n’existe pas ? ». La tête commençait à lui tourner un peu et la pluie à tomber beaucoup. Trempé, il rentra chez lui et prit le reste de sa journée pour sécher et réfléchir à l’abîme philosophique qui s’était dressé devant lui, car quand un abîme se dresse devant vous, ça fait peur.

Avec le bon sens dont nous avons été témoins plus haut, son épouse lui donna ce double conseil :

— Enlève tes chaussures, sans ça tu vas me saloper toute la moquette, et retourne là-bas dès que tu pourras pour prendre une photo qui montre que la rue ne commence pas au numéro 1 mais au numéro 20, ou 30, ou 292 !

Et elle termina sa recommandation sur cette question rhétorique :

— Est-ce que je sais, moi, non mais sans blague ?  

À peine une semaine plus tard, muni de l’avis d’Yvonne et de son parapluie, Ratinet se rendit à nouveau sur place, autrement dit, place Saint-Germain des Prés. Il traversa le boulevard et se retrouva bientôt devant la vitrine de chez Emporio Armani. L’immeuble faisait l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de Rennes. Il portait le numéro 48. Il le photographia. De l’autre côté de la rue de Rennes se trouvait la vitrine de la bijouterie Arije. Elle portait le numéro 41. Il la photographia.

— Bon, d’accord, se dit-il. Mais comment prouver par la photographie qu’il n’y a ni numéro 46, ni 39, ni…, oh la la !?

Il retraversa la place Saint-Germain des Prés en vérifiant les numéros des immeubles : au numéro 6 de la place, c’était les Deux Magots, au 4, le magasin Louis Vuitton, au 2, le restaurant La Société. De l’autre côté, l’église ne portait pas de numéro, mais Ratinet savait qu’elle était là depuis longtemps.

Au bout de la place, c’était la rue Bonaparte. Elle filait vers la Seine en remontant ses numéros : 33, 31, 29… Aucune place pour le moindre 39. Par acquit de conscience, Ratinet descendit jusque dans la station de métro. Il n’y trouva aucun vestige des immeubles manquants.

Il fallait bien qu’il se rende à l’évidence, et même à deux évidences :

– petit a, sans compter les éventuels numéros bis, il manquait à la rue de Rennes vingt numéros impairs et vingt-quatre numéros pairs (le déséquilibre entre les deux côtés de la rue n’étant pas le moins inquiétant).

et

– petit b, compte tenu de la disposition des lieux, il était impossible de faire figurer sur une seule photographie le 41 de la rue de Rennes et le 33 de la rue Bonaparte qui le précédait in situ, pourtant seule manière qui aurait permis d’établir la preuve irréfutable de la disparition d’une partie de la rue de Rennes. (…)

*

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Les disparus de la rue de Rennes
C’est la panique à la Mairie de Paris : alors qu’il procédait à un contrôle de routine, Roger Ratinet, agent municipal affecté à la vérification de la conformité des plaques de rue à la parité homme/femme a découvert que toute une section de la rue de Rennes avait disparu. Eh oui ! Disparu ! Comme ça, en plein Paris, sans qu’on puisse savoir ni quand, ni pourquoi, ni comment. Trois cents mètres de rue, une quarantaine d’immeubles ! Rien que ça ! Introuvables ! Ça fait désordre, non ? Bien sûr, il a fallu en informer Madame Hidalgo. « Comment ! Comment ! a explosé la Maire en furie. Plus de trois cents mètres de rue disparaissent en plein milieu de Saint Germain des Prés et personne n’est fichu de me dire où ils sont passés ! »

L’affaire est encore secrète, mais le scandale couve et, bientôt, la presse s’en mêle, et aussi Cottard, le chef de bureau jaloux de Roger Ratinet, et puis Yvonne, l’épouse de Roger Ratinet. Comme d’habitude, le Dir.Cab de la Maire, Hubert Lubherlu est dépassé.
Heureusement, Anne Hidalgo est solide ; en matière de scandale, elle en a vu d’autres. Mais survivra-t-elle à celui-ci ? Rien n’est moins sûr.

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