La colère, l’impuissance et l’angoisse

Ukraine – 730ème jour

Mon café, ce matin, ce sera les Deux Magots.

Ça commence à faire longtemps que j’ai réduit la production du JdC en annulant mes Rendez-vous à cinq heures, en arrêtant les chroniques, les Critiques aisées, les Tavussa et les Nouvelles du front et en réduisant au minimum les réponses aux commentaires et autres provocations. Il faut bien le dire, ça nous a fait à tous un bien fou !
Mais ça fait presque aussi longtemps que mon esprit polémique souffre de garder pour lui ses pointes et ses flèches, ses coups de cœur et ses colères.
J’en suis arrivé au point où je ne peux plus supporter le silence que je me suis imposé. Je n’en peux plus de supporter sans moufter, comme disait mon père, ce que je vois, ce que je devine, ce que j’entends et surtout ce que je n’entends pas sur ce qui se passe autour de nous depuis deux ans et qui se précise davantage chaque jour. Je n’en peux plus de ne pas exprimer ma colère.

Bien sûr, tout ce qui se passe autour de nous et dont je voudrais parler, je n’y peux rien, absolument rien. Mais il n’empêche que je n’en peux plus de mon irrémédiable impuissance.

Bien sûr, selon toute vraisemblance, les véritables conséquences de ce dont nous ne voyons encore que quelques bulles de surface n’interviendront pas avant que je ne sois allé voir ailleurs si j’y suis. Bien sûr, pour moi, le temps qui reste ne sera probablement pas très différent du temps qui a été. Mais l’angoisse m’étreint de la disparition de ce qui a été, car, au fond, ce n’était pas si mal, mon Temps, Paris, la France, l’Europe, l’Amérique…
Bien sûr, ailleurs, partout, loin, souvent, ce n’était pas terrible, mais ici, ce n’était pas si mal.
Alors : la colère, l’impuissance, l’angoisse…

Que faire ? Rien ? Rien si ce n’est soulager ma bile en reprenant la plume (on sait que la mise bout à bout de deux banalités métaphoriques annule l’effet cliché )

Pour cette renaissance, un moment, j’ai cherché un titre à la Libé(ration), vous savez, un truc combinant l’anathème politique assassin et le calembour Canard enchaîné. Et puis je me suis rappelé l’agacement que provoque chez moi le côté systématique, fréquemment laborieux, souvent indécent de ces jeux de mots malvenus sur des actualités parfois tragiques. À une époque aujourd’hui révolue, Charlie Hebdo avait cette spécialité des titres détournés. Leur côté choquant était assumé. On avait le droit d’en sourire et même parfois d’apprécier l’audace dans le mauvais goût de ce journal satirique. Avec Libé(ration), il n’y a plus d’audace, mais un système. Parti l’humour, reste le mauvais goût.  Donc, pour moi, pas de chapeau rigolo, j’en resterai à mon titre à la Graham Greene : la colère, l’impuissance et l’angoisse…
Maintenant que j’en ai fini avec Libé(ration), je ferais volontiers un petit tour par la place de l’Hôtel de Ville, mais, à mon grand désarroi, je n’ai pas trouvé de rapport entre Anne Hidalgo et mon sujet d’aujourd’hui (mais je ne désespère pas que ça vienne en cours de rédaction).

Donc, ce matin, ce sera les Deux Magots. Le choix de ce lieu où les bobos d’avant la lettre venaient adorer Jean-Paul Sartre et son aveuglement volontaire et persistant à la réalité éternelle de l’URSS n’est pas innocent. Ce n’est pas au hasard que j’ai choisi ce « Rendez-vous de l’élite intellectuelle », comme il se proclamait encore il n’y a pas si longtemps sur ses tickets de caisse. (à l’instar de Fernand Raynaud qui disait « Mon beau-frère n’est pas un imbécile ; la preuve c’est qu’il le dit lui-même. ») Ce n’est pas seulement parce qu’il fait froid le matin au Rostand, ou parce que le Comptoir est temporairement inaccessible du fait de l’entrée prochaine de Missak Manouchian au Panthéon, ou encore parce que ça descend tout du long pour quand on y vient de chez moi. Je l’ai choisi d’abord parce qu’à côté, au Café de Flore, on est mal reçu et mal servi, et surtout parce qu’Aux deux Magots, le matin et jusqu’à l’heure de l’apéritif, on peut y prendre tranquillement un petit déjeuner sans musique de fond ni de surface, au milieu d’un brouhaha confortable d’habitués parmi lesquels trois ou quatre couples de touristes de bon aloi ont réussi à se glisser. Je l’ai choisi aussi parce que j’espère que l’esprit de Camus y a effacé avec le temps celui de Sartre et qu’il pourra m’inspirer un peu. C’est sans grand espoir, mais qui sait ?

Bon ! Après toutes ces circonvolutions, incises, allusions, parenthèses et autres dérivatifs qui me sont habituels et que Camus aurait certainement réprouvés, il va bien falloir que j’entre dans le sujet.  Et mon sujet, c’est quoi ?

Mon sujet, c’est l’invasion de l’Ukraine par un tyran centennal à la tête d’un pays de zombies, c’est l’alliance objective de tous les dictateurs avoués ou non, de la Corée du nord à la Chine, du Venezuela à la Turquie, de l’Iran à la Syrie.
Mon sujet, c’est cette guerre dont on ne voit pas la fin parce que l’Europe a mis trop longtemps à réaliser la réalité russe et parce que l’Amérique a mesuré son aide de telle sorte qu’elle évite la défaite de l’Ukraine mais ne lui permette pas de l’emporter sur la Russie.
Mon sujet, c’est cette industrie allemande qui en toute connaissance de cause exporte aujourd’hui vers des pays relais comme l’Azerbaïdjan et autres amis de Poutine  encore plus que ce qu’elle exportait il y a deux ans vers la Russie.
Le sujet, c’est l’indécence du blocage des points de passage de l’aide occidentale à la frontière polonaise avec l’Ukraine par des syndicats de routiers mécontents et des agriculteurs en colère.
Mon sujet, c’est cette Amérique qui se jettera bientôt dans les bras de Trump avec des conséquences intérieures radicales que l’on n’ose pas imaginer et les conséquences extérieures dramatiques que l’on imagine très bien.

Sur tout cela, ni vous ni moi ne pouvons grand-chose, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons qu’observer, regretter, angoisser. Mais voici d’autres sujets, des sujets auxquels on ne peut pas grand-chose non plus mais qui nous touchent de près, des sujets lamentables, des sujets scandaleux.

Le scandale, c’est la disparition consommée de l’influence la presse d’information parlée, écrite et télévisée au profit des influenceurs imbéciles, des charlatans pervers, des présentateurs hypocrites et autres analystes ignares ou cinglés.
Le scandale, c’est la perméabilité de la population française à la propagande, au complotisme, au mensonge, aux vérités alternatives, aux réalités inversées, c’est la tolérance aux actions de désinformation et de déstabilisation russes.
Le scandale, c’est l’indifférence de cette même population, plus préoccupée par le prix du diesel ou le montant de la retraite qu’elle touchera peut-être dans quinze ou vingt ans que par la survie de sa propre démocratie dans la prochaine décade.
Le scandale, c’est la renaissance en fanfare d’un populisme affirmé que l’on croyait moribond sinon éteint depuis longtemps.
Le scandale, c’est ce qu’on entend dans tous les cafés du commerce, ce besoin déclaré de l’homme fort qui donnera un grand coup de balai dans tout ça et qui remettra tout en ordre.
Le scandale, c’est l’attirance manifeste de la droite pour l’extrême-droite.
Le scandale, c’est l’alliance mortifère de la gauche avec l’extrême gauche.

Depuis quelques mois, depuis qu’aucune personne censée ne peut plus avoir de doute sur les méthodes et les buts de Poutine, il est un peu réconfortant de ne plus entendre ces personnages publics ni ces amis et relations qui expliquaient encore il n’y a pas si longtemps, avec Luc Ferry par exemple, que tout était la faute de l’occident. L’occident avait vexé Poutine alors qu’il aurait été facile de le satisfaire en l’admettant dans le cercle des nations convenables. Et les sanctions économiques, pourtant qualifiées par les mêmes d’inefficaces, allaient le fâcher encore davantage. Nous n’avions donc qu’à nous en prendre à nous-même et à supporter sa mauvaise humeur en attendant de lui lâcher du lest, car après tout, il faudra bien en passer par là, alors pourquoi pas dès maintenant, d’autant plus qu’il ne demande pas grand-chose pour être définitivement satisfait.  Selon ces défenseurs si raisonnables, nous n’avons pas compris qu’il aurait suffi d’être bien poli avec le tigre et de lui donner de temps en temps un enfant du village à dévorer pour qu’il nous laisse en paix. On ne les entend plus beaucoup, ceux-là, et ça fait du bien, mais on sent qu’ils frémissent d’impatience de trouver d’autres éléments rationnels pour  excuser en l’expliquant le comportement de la bête sauvage. Extrême-droite, extrême-gauche, complotistes rustiques et russophiles bourgeois bras dessus bras dessous, on dit qu’ils représentent 34% des français.

Depuis que les dirigeants européens ont pris conscience de la vraie nature de Poutine, et depuis que la catastrophe américaine à venir se dessine précisément, il est également réconfortant de constater qu’avec les exceptions de la Hongrie et de la Slovaquie, l’Europe a pris conscience de l’autre catastrophe que constituerait pour chacun de ses pays une défaite ukrainienne.  Ses dirigeants ont à présent grand peur de l’Ours et il semble qu’ils veuillent agir plus efficacement pour s’en protéger. Peut-être même ont-ils compris que, pour une fois, charité bien ordonnée ne commence pas par soi-même mais par l’Ukraine.

Les dirigeants de l’Europe ont peur, mais pas leurs électeurs. Ils s’en foutent, les électeurs, de l’Ukraine. Russophiles ou pas, il sont passés à autre chose. Elle dure trop longtemps, cette guerre. Ça devient lassant. Alors, ils aiment bien Marine Le Pen qui n’en parle jamais et devient décidément tout à fait fréquentable, ils aiment bien Bardella, qui a une belle gueule bien nette à la Chirac et résout avec tant d’assurance les vrais problèmes de la population, ils aiment bien Ciotti parce qu’il ressemble à Omer Simpson, qu’il fait voter contre ce qu’il soutient et qu’il aime bien Marine…

Alors, aux Européennes, ne serait-ce que pour donner une leçon au président en place, et aussi parce qu’aux européennes ça ne prête pas vraiment à conséquence, ils voteront Marine ou s’abstiendront. Mais si, ça prête à conséquence, bande de fous ! Bien sûr que ça prête à conséquence d’amener à Strasbourg des députés qui voteront, sans qu’ils l’aient encore annoncé, contre l’aide à l’Ukraine pour la raison que depuis vingt ans ils admirent l’Ours et ses méthodes radicales, et que de tous temps ils ont été contre l’Europe alors qu’elle est aujourd’hui notre seule chance de résister face à la Russie.
Et puis, si ça ne passe pas complètement cette fois-ci pour Le Pen et ses semblables aux Européennes, ça devrait quand même « le faire » aux prochaines présidentielles. Alors, en France, moralement, nous serons alors relégués au rang de la Hongrie et de la Slovaquie.

J’aimerais encore mieux être suisse. C’est dire !

3 réflexions sur « La colère, l’impuissance et l’angoisse »

  1. Moi aussi j’en ai marre de tout, je crie aux scandales avec un S, marre de Trump, Putine, Xi, Hidalgo, Marine, etc, etc, des journaux papier ou télévisés, alors un conseil: Jeudi prochain, allez au kiosque acheter La Bougie du Sapeur, le seul journal qui ne paraît qu’une fois tous les quatre ans, c’est bien suffisant, le reste du temps intéressez vous à rien sauf au JDC éventuellement.
    PS: en long week-end à Lyon, ville dont j’ai toujours gardé la nostalgie depuis y avoir vécu trois années il y a cinquante ans, je compare à Paris: c’est une ville accueillante et surtout PROPRE!

  2. Le seul choix, le seul remède c’est de ne pas se laisser abuser par les positions doucereuses de MLP et JB, de ne pas oublier que pour eux, comme pour Trump, Poutine, Hitler et Pinocchio, le mensonge est une arme autorisée, recommandée même, et de voter toujours, tout le temps, contre Marine Le Pen et ses zélotes sans jamais s’abstenir.

  3. Super! mais pas très optimiste sur notre avenir qui ne nous laisse pas beaucoup de choix à part celui de se laisser entrer dans la gueule du Loup mais c’est malheureusement ce qui nous attend
    B

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *