(…) En tendant le bout de carton à l’officier, je réalise combien le résultat de mon travail de faussaire est lamentable. Ça ne passera jamais, il va me demander mon passeport. Mais Charles Kane fait semblant de comparer la photo avec le modèle et me la rend avec un très professionnel « Thank you, Sir, and have a nice stay at the Golden Nugget ». Je n’en suis pas sûr, mais je crois distinguer derrière ses Ray-Ban une lueur d’amusement. Il se recule de deux pas et continue à m’observer. Si je m’arrête de jouer maintenant, il va penser qu’il m’a fait peur, que je ne suis pas en règle ou quelque chose comme ça. Alors, l’air nonchalant, je confie un autre Silver dollar au bandit manchot et abaisse son bras. Perdu ! Je hausse les épaules avec affectation, et je m’éloigne, mon scotch and soda à la main. Même pas mal !
Nous avons quitté Las Vegas et le Golden Nugget vers deux heures du matin après une demie nuit de jeu effréné : J’avais gagné neuf dollars d’argent à ma première tentative sur une machine à sous. Comme j’en avais perdu un à la seconde, j’avais jugé qu’il était temps de m’arrêter. Après tout, j’étais gagnant de huit dollars. Ensuite, pour ne pas tomber dans l’enfer du jeu, j’étais resté à danser d’un pied sur l’autre devant une table de black jack ou de roulette sans oser risquer la moindre de mes précieuses pièces. Les autres avaient connu des fortunes diverses, c’est à dire qu’ils avaient perdu plus ou moins d’argent. Vers une heure du matin, une sorte d’accord tacite s’était fait entre nous quand nous nous étions retrouvés errant sous le gigantesque cow-boy lumineux qui dansait toujours au-dessus de l’entrée du casino. Encore une heure d’hésitation et pour conclure cette soirée de folie, nous avions décidé de rejoindre notre voiture qui nous attendait sur le parking.
C’était mon tour de conduire. Nous avons roulé peut-être une heure en direction du Nord-Ouest, vers la Vallée de la Mort. Dans la lumière blanche des phares, le ciment de la route 95 avait la même couleur blafarde que le désert. Fasciné par la ligne peinte qui marque le milieu de la chaussée, bercé par le ronronnement du moteur, je pensais à nos retours de Sologne de nuit, sur cette route si française bordée de platanes. Je pensais au bruit des essuie-glaces, à l’odeur des cigares de mon père, aux engueulades des critiques du Masque et la Plume qui sortaient du poste de radio, à la douce fatigue d’une journée de marche, à la béatitude qui suit un repas de fin de chasse… Le toudoum-toudoum régulier que faisaient les pneus en passant sur les joints de la route fut remplacé d’un coup par le vacarme anarchique de cailloux venant cogner sous le plancher de la voiture accompagné par l’entrée soudaine de nuages de poussière par les quatre fenêtres ouvertes. L’un des avantages de cette partie des États Unis, c’est que, lorsque vous sortez de la route, ce que nous venions de faire, vous avez toutes les chances de vous en sortir sans dommage, à condition de ne pas rencontrer un fossé, un poteau télégraphique ou autre habitant du désert, ce que nous ne fîmes pas. Après avoir constaté avec soulagement que la voiture était intacte, tout le monde avait trop sommeil pour penser à m’engueuler ou à me remplacer au volant. Avec un minimum de mots, il fut décidé de laisser la voiture là où elle était, dans le sable, et de dormir à côté.
Nous sommes allongés sur les sacs de couchage, à la belle étoile. Énervé par l’incident, je n’arrive pas à m’endormir. Davantage par romantisme que par souci de sécurité, j’ai chargé mon Colt P. 38 et je l’ai placé à côté de moi. Je pense à James Stewart dans Winchester 73. Couché sur le dos, je regarde les millions d’étoiles, et je pèse d´un poids énorme sur le sol par toutes les parties de mon corps. J’ai même l’impression de ressentir physiquement la rotation de la terre. Je pense à Saint-Exupéry, perdu dans son désert. Je pense que je m’endors. Je dors.
Le réveil est difficile, pâteux. Il fait froid et j’ai l’impression d’avoir mangé un bon morceau de désert. Une lumière grise baigne la scène que nous avons installée la nuit dernière : l’Hudson est bien posée sur le sable, coffre arrière béant ; d’une portière ouverte dépassent les pieds d’un qui a dû se réfugier cette nuit sur la banquette arrière ; JP et Hervé dorment encore, allongés comme moi à côté de la voiture. Je réalise petit à petit que la première tasse de café est encore très lointaine, qu’il va falloir sortir la voiture de là et qu’aux premières difficultés, les reproches à mon encontre vont pleuvoir. Je n’ai pas envie d’affronter tout ça maintenant et je décide de me rendormir en laissant quelqu’un d’autre donner le signal du réveil.
C’est en me retournant sur le côté gauche que je sens qu’il y a quelque chose de vivant dans un pli de mon sac de couchage. Une image me monte immédiatement à la tête et occupe la totalité de mon cerveau, celle d’un serpent du désert, du genre méchant crotale, venu dormir au chaud dans mon giron. Le fait de me retourner a placé maintenant la Chose dans mon dos. Les yeux écarquillés, je fais face à Hervé qui dort profondément. Je n’ose pas passer la main derrière moi pour une reconnaissance à tâtons. La Chose bouge doucement contre mes reins. Je suis paralysé par la peur. Bêtement, il me revient que le nom de la phobie des serpents est l’ophidiophobie. Centimètre par centimètre, j’arrive à avancer ma main droite jusque sur le P. 38, tout en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire avec ça contre un serpent collé contre mon dos. Je n’en peux plus de rester figé et, quasiment hors de moi, je bondis sur mes pieds en criant « Saloperie de bestiole ! ». Ce faisant, je piétine les chevilles d’Hervé. Il est bien trop surpris de me voir hurler en brandissant un revolver au milieu de nulle part dans le petit matin pour protester contre un tel réveil. Mais la Chose s’est réveillée, elle aussi. Elle se dégage du sac de couchage et part en courant. Oui, en courant, car il s’agit d’un petit chat tigré tout mignon, mais maintenant tout effrayé. La Chose zigzague entre les cailloux, s’arrête de temps en temps pour m’observer, comme si elle n’arrivait pas à croire à une telle méchanceté. Je la suis des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la cabane qui se dresse au bord de la route et que la nuit nous avait cachée.
Une fois tout le monde réveillé par cette agitation, après que j’aie subi quelques quolibets sur ma tendance à vouloir massacrer les chats à coups de revolver, après les inévitables plaisanteries sur ma façon de conduire, après cette soirée décevante à Las Vegas et cette nuit à la dure en plein désert, un besoin de petit déjeuner urgent et unanime a fait remonter tout le monde dans la voiture. Nous avons repris la route vers Death Valley qui s’annonçait à une cinquantaine de miles vers le nord-ouest.
A SUIVRE