Go West ! (25)

(…) En sortant de l’eau, Tavia poussa un cri. Ses vêtements avaient disparu ! Si les miens que j’avais jetés en hâte au pied d’un pin étaient encore là, ceux de Tavia avaient disparus ! Je me souvenais parfaitement que, pendant que je me déshabillais, elle avait soigneusement plié et empilé ses affaires sur un rocher avec son sac de plage et ses chaussures par-dessus le tout. Ça m’avait étonné et même un peu agacé qu’une fille puisse penser à des trucs aussi peu romantiques que ranger ses affaires, juste avant de… enfin, en de telles circonstances.

Il n’y avait pas de vent, pas la moindre vague ; aucun animal aussi malin soit-il n’aurait pu emporter un chemisier, un short et un maillot de bain, sans parler d’une paire de tennis et d’un sac de plage. Quelqu’un avait pris les vêtements de Tavia et seulement les siens ! Ce ne pouvait être que quelqu’un du groupe. Vraisemblablement une fille. Une fille qui avait voulu faire une blague, une petite plaisanterie, sûrement ; les vêtements devaient être cachés quelque part, pas loin ; nous allions sûrement les trouver. Il suffisait de chercher un peu.
Le ciel au-dessus de nous était encore clair mais le soleil ne parvenait déjà plus au fond du canyon. Nous courrions, nus tous les deux, dans tous les sens, sans ordre, sans méthode, Tavia affolée et moi ne sachant que faire. Nous cherchions, de plus en plus loin de la plage, mais revenant sans cesse pour fouiller les mêmes endroits. Tavia, affolée, commençait à pleurer et moi à réaliser que si, au bout d’une heure, nous n’avions toujours pas trouvés ses vêtements, nous ne les trouverions plus. De plus en plus, j’étais convaincu qu’ils n’avaient pas été cachés pour faire une simple blague, mais qu’ils avaient été emportés ou jetés dans le torrent, pour faire mal, pour faire honte. Ce ne pouvait être qu’une vengeance de fille, une méchante farce, avec une volonté d’humiliation, une humiliation dont tout le lycée parlerait pendant des mois, une tache qui resterait, indélébile, attachée pour des années à Tavia, cette fille qui nageait nue avec un étranger de passage, qui ne respectait pas les règles de bienséance édictée par une éducation chrétienne, qui n’avait pas compris qu’elle n’était pas à sa place dans la petite société des gentilles filles des bonnes familles de l’Ouest.
La fraicheur commençait à tomber. Je commençai à paniquer moi aussi. J’enfilai mon maillot de bain et mon jean et mis mes chaussures. Je rattrapai Tavia et, de force, je lui passai ma chemise. Je la pressai contre moi et, dans un flot continu de paroles, j’essayai de la convaincre qu’on ne pouvait pas rester là, que la nuit allait bientôt tomber, qu’il fallait remonter jusqu’à la route tant qu’il faisait encore jour, qu’on trouverait certainement ses vêtements bien en vue dans sa voiture. Elle se détendit un peu. Je la pris par la main et commençait à l’entrainer vers l’aval. La première chose à faire était de retrouver l’endroit où nous avions laissé les autres une heure plus tôt. En suivant le torrent, ce ne fut pas difficile. Je ne l’avais pas dit à Tavia, mais j’avais espéré que les autres nous y auraient attendu en rigolant. Ils se seraient bien fichus de nous, on se serait engueulés un peu-beaucoup, Tavia aurait récupéré ses vêtements et chacun serait rentré chez soi, plus ou moins fâché. Il n’y aurait eu que demi-mal. Mais, sur place, il n’y avait plus personne et les vêtements n’y étaient pas non plus. L’obscurité gagnait. Il faudrait sans doute à peu près une demi-heure pour parvenir jusqu’à la route ; nous avions une chance d’y arriver avant la nuit complète, mais il fallait tout de suite commencer à grimper, et vite. J’entrainai Tavia derrière moi. Elle n’avait pas de chaussures et ne portait que ma chemise pour la protéger. Les cailloux du sentier blessaient ses pieds et les buissons lui griffaient les jambes. Par endroits, la pente devenait forte et je devais la tirer pour qu’elle ne s’arrête pas.

J’essayais de ne pas penser à ce que nous ferions une fois arrivés à sa voiture. Tavia n’avait plus de sac, donc plus de clés. Comment pourrai-je arriver à faire démarrer la Nash ? En tant qu’aventurier solitaire, j’aurais dû être capable de faire démarrer n’importe quel engin à moteur en bidouillant des câbles. Je l’avais vu faire cent fois au cinéma, mais je n’avais pas dû être assez attentif car il ne me restait aucun souvenir de la façon dont il fallait s’y prendre.
Nous étions à une vingtaine de kilomètres de Flagstaff et la seule solution qui nous restait pour revenir en ville était l’autostop. Faire du stop avec une fille quasiment nue ne serait surement pas facile ; à moins que ce ne soit trop facile.
Quand nous sommes arrivés sur la route, il faisait nuit et il commençait à faire frais. Mais le bitume continuait à dégager la chaleur accumulée dans la journée, et j’en étais content pour Tavia. Suivre la route jusqu’au virage où nous nous nous étions garés plus tôt dans l’après-midi ne fut pas difficile. Une voiture qui montait vers Flagstaff nous a dépassé dans un concert de coups de klaxon et de cris de joie qui saluaient le spectacle d’un type sans chemise trainant une fille à moitié nue dans la lumière des phares.

Nous avons fini par arriver au virage. La petite Nash était là, qui nous attendait, décapotée. À partir de ce moment tout s’est passé très vite. Sans un mot, Tavia s’est précipitée vers sa voiture, elle a tâtonné sous l’aile droite pour y trouver une petite boite métallique, elle en a sorti une clé de voiture, a ouvert le coffre arrière, en a tiré une couverture dont elle s’est fait une jupe, m’a adressé deux mots, help me, pour me demander de l’aider à remettre la capote. Ensuite, elle est montée dans sa voiture, a fait rugir le moteur et commencé brutalement la manœuvre qui devait la mettre dans le bon sens pour rentrer à Flagstaff. C’est tout juste si j’ai pu agripper la portière et monter à bord avant qu’elle ne fasse fumer les pneus sur le bitume. Pendant les vingt minutes qu’a duré le parcours, elle n’a pas dit un mot. Je la regardais conduire, penchée en avant, crispée sur le volant, les yeux fixes, les mâchoires serrées. A l’entrée de la ville, elle a ralenti la voiture, roulé encore un peu, puis, au premier feu rouge, s’est arrêtée le long du trottoir. Elle restait silencieuse, tendue, les yeux au loin.
— Ça va, Tavia ?
— Ça va.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Rentrer chez toi ?
— Oui.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Non.
— Comment tu vas expliquer tout ça ?
— Je trouverai.
— Tu ne veux pas que je…
— Non. Descend.
— Ici ?
— Descend.
— Tu es sure ?
Elle n’a pas répondu.
— D’accord, Tavia, je descends.
Une fois dehors, je me suis penché dans la voiture.
— Je suis vraiment désolé, tu sais. Je ne pensais pas que…
— Je vais les tuer, ces filles, m’a interrompu Tavia en faisant rugir le moteur.
Et puis, elle a démarré en trombe en grillant le feu rouge. Je ne l’ai jamais revue.
J’aurais aimé qu’elle me rassure, qu’elle me dise que ce n’était pas ma faute, qu’elle ne m’en voulait pas, mais elle ne l’a pas fait. Elle m’a juste dit « Je vais les tuer, ces filles ».
De toute façon, je ne l’ai jamais revue, Tavia, alors…

A SUIVRE

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