Go West ! (15)

(…) il pense qu’il n’ira pas plus loin dans le projet. Mais le voyage à Dallas n’aura pas été inutile, puisqu’il revient avec cette voiture. Il l’offrira à Todd pour son anniversaire, le mois prochain. Cal est divorcé. Depuis cinq ans. Son ex-femme habite à côté de Santa Fe avec ses deux enfants, Todd et Sal, seize et quatorze ans. Il a le droit de les voir un week-end sur deux.
— Ça se passe bien avec Sam, me dit-il, mais avec Todd, c’est plus compliqué. Je crois qu’il m’en veut encore pour le divorce. »
Cal se retourne pour demander encore du café, puis, après un silence, il me demande :
— Et toi ? me demande-t-il ? Qu’est-ce que tu viens faire aux États ? Et d’abord, comment ça se passe pour toi, ici ?

À cette époque lointaine, je n’aimais pas mentir. Je considérais encore cela comme immoral. Mais surtout, ce qui me retenait de le faire, et c’est encore le cas aujourd’hui, c’est que je n’arrivais jamais à maintenir un mensonge bien longtemps. Pour mentir, il faut avoir une bonne mémoire. Or, ce n’était pas mon cas, et je finissais toujours par me contredire au détour d’une phrase. C’était juste une question de temps. Si ma rigueur morale s’est assouplie avec le temps, ma mémoire ne s’est pas améliorée, bien au contraire. Aujourd’hui encore, je mens le moins possible et, pour y parvenir, j’en dis le moins possible. C’est pourquoi, souvent, les gens me trouvent, au mieux, mystérieux ou réservé, plus souvent, taciturne ou timide et, au pire, idiot. En fait, je suis juste prudent.

Ce que je viens faire aux États-Unis, me demande Cal ?  Comment ça s’est passé pour moi jusqu’ici ?
Cela fait à peine une grande semaine que j’ai quitté Paris, une semaine que je vis seul, que je dois décider seul, de tout, à chaque instant, sans recours, sans secours, une semaine que je ne suis plus considéré comme un mineur sans véritable responsabilité et sous la protection d’une famille bienveillante et de lois familières, une semaine que je ne suis qu’un étranger de plus dans un pays immense et indifférent.
Depuis trois jours que les évènements ont cessé de se bousculer, j’ai eu le temps de ressasser ma mésaventure du motel. Je me demande comment j’ai pu en arriver là. Frapper quelqu’un ! Moi qui au cours de toutes mes années d’école, de lycée, de sorties entre copains m’étais toujours débrouillé pour éviter les coups, moi qui ne m’étais jamais battu, qui n’avais jamais porté la main sur qui que soit, pas même sur un ami d’enfance, voilà que j’avais giflé une fille… deux fois ! Qu’est-ce qui m’avait poussé à faire ça ? Était-ce par réflexe, en réaction aux deux claques qu’elle m’avait données ? Était-ce parce que son rire avait vexé mon amour-propre. Ou alors, le jeu sexuel évident vers lequel elle voulait m’entrainer m’avait-il excité au point de perdre contrôle ? Plus je retournais ces pensées et plus je me persuadais qu’aucune de ces raisons n’était la bonne. D’abord, il s’était écoulé trop de temps entre ses gifles et les miennes pour qu’on puisse parler de réflexe. Par ailleurs, l’atteinte à mon amour-propre n’était pas davantage crédible : mise à part la douleur à mon oreille gauche, tout ce que je me rappelais avoir ressenti quand elle m’avait frappé, c’était de la surprise, pas de l’humiliation. Une quelconque excitation sexuelle ? Sûrement pas, et c’est bien ce que cette tordue me reprochait.
En fait, je commençais à comprendre qu’une fois de plus, pendant quelques secondes, j’avais joué un rôle, celui qui me permettait d’entrer dans le stéréotype rabâché de ma Série Noire bien aimée, le cliché “aventurier solitaire – sud profond – chaleur de la nuit – motel sordide – fille perdue“. À nouveau, car ce n’était pas la première fois qu’en cas de crise ou de situation inattendue, j’avais réagi de cette façon : je m’étais comporté comme un acteur médiocre à qui l’on demanderait de suivre un scénario. Je jouais mais, à l’époque, je ne savais pas si je jouais pour moi, pour pouvoir m’observer en train d’agir, ou si c’était pour le bénéfice des témoins et des autres acteurs. Étais-je le spectateur de moi-même pour me distancier de l’évènement, ou agissais-je de manière à donner aux autres une image conforme à mes propres clichés ? Aujourd’hui, je ne le sais toujours pas. Je me demande même si cette façon de me conformer aux archétypes n’était pas plutôt faite pour m’éviter d’avoir à choisir par moi-même une ligne de conduite.

Ce que je viens faire aux États-Unis, me demande Cal ?  Et moi, je m’interroge : est-ce réellement pour retrouver Patricia ? Pour voir de près ce pays en cinémascope ? Pour forcer ma nature casanière à prendre un minimum de risques, à vivre un minimum d’aventures ? Pour donner aux autres, mes parents, mes amis, une image différente, une image d’indépendance, de maturité ou seulement pour ne pas perdre la face devant Hervé qui me proposait de partager sa nouvelle aventure ? A vrai dire, je n’en sais plus rien ; un peu de tout ça, sans doute.
Comment ça s’est passé pour moi jusqu’ici ? Que répondre à Cal ?
Avec son calme et son naturel, il m’inspire confiance. Il a l’air solide et efficace. C’est grâce à Cal et à ses qualités si, tout à l’heure, alors que j’étais enfermé dans une voiture de police, les mains menottées dans le dos, l’instant d’après, la police me faisait grâce d’une amende de trente dollars et me souhaitait la bienvenue au Texas. Dans mon incertitude solitaire, j’aimerais pouvoir parler à quelqu’un de bienveillant, raconter ce qui m’est arrivé depuis New York, entendre un avis, peut-être des conseils… Et Cal est là, calme et tranquille. Je vais me laisser aller. Je vais lui parler. Rien que le fait de lui raconter me rendra tout ça plus clair.

Oui, mais non. Cal ne sait encore rien de la situation dans laquelle m’a mis la fille sans nom et c’est mieux comme ça. Je vais donc devoir lui mentir. Je commencerai par effacer toute la séquence qui débute à Colombus. En fait, ce sera Bill et sa Ranch Wagon qui m’auront pris en stop sous mon arbre et qui m’auront amené jusqu’à Montgomery. Ce ne sera qu’une omission, un tout petit mensonge, facile à gérer en cas de contradiction et puis, moralement, moins condamnable. Pour le reste, je n’aurai qu’à m’en tenir à la vérité. C’est la bonne solution.

Mais ce n’est pas celle que je vais adopter pour la bonne raison que je me suis mis à réfléchir et que je me suis convaincu que les vrais ennuis pourraient bien ne pas tarder à me rattraper, et que dans ce cas, moins Cal en saura et mieux cela sera pour moi. Et pour lui. Sans doute sous l’effet du même tropisme que celui qui m’avait entrainé à gifler la fille, je vais me lancer presque contre ma volonté dans l’échafaudage d’une nouvelle personnalité, un nouveau rôle à jouer, celui de l’homme recherché par toutes les polices de la région, l’homme qui doit brouiller les pistes, effacer ses traces, disparaitre dans le brouillard. Il ne faut pas que la moindre indication que pourrait donner Cal si on l’interrogeait puisse mener à moi.
Mais je ne peux pas donner un faux nom : tout à l’heure, ils ont été trois à voir mes papiers : le sheriff, son deputy et Cal. Dans mon nouveau rôle, je ne peux qu’être Français, je ne peux que m’appeler comme je m’appelle et n’avoir que l’âge que j’ai. Pour le reste, il suffira d’être laconique, raisonnable et prudent. Pour Cal dorénavant, j’aurais quitté Paris depuis longtemps, j’habiterais Grenoble, ville discrète qui a peu de chance d’être connue d’un habitant d’Albuquerque. Je serais orphelin et je n’aurais ni frère ni sœur, c’est plus simple. J’aurais abandonné des études littéraires en première année de Fac. J’aurais emprunté de l’argent à un vague parent pour me payer un aller simple pour New York. Je ferais du stop vers Los Angeles où on m’a dit qu’on pouvait trouver facilement du travail dans les studios de cinéma, mon rêve.

A SUIVRE (demain)

3 réflexions sur « Go West ! (15) »

  1. Merci Anne, et dépêche toi de finir Philippines, parce que dans un mois, ce sont « Les disparus de la rue de Rennes » qui arrivent ! Un énigme que Maigret, Rouletabille et Philip Marlowe réunis n’auraient pas pu élucider. Seule Yvonne Ratinet en sera capable. C’est dire !

  2. Formidable de te lire depuis NY ! J attends le suite de Go West mais comme je suis en train de finir Philippines on ne se quitte plus !
    Alors à l année prochaine pour de belles lectures « Coutheillas « 

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