Rendez-vous à cinq heures à bicyclette

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GIANT
par Lorenzo dell’Acqua

Dans mes souvenirs d’enfance, la bicyclette n’était qu’un jouet. Mon premier vélo m’avait été offert pour l’anniversaire de mes sept ans et ce n’est pas ma chute avec une fracture du bras qui m’empêcha de continuer à en faire toute ma vie. Aujourd’hui encore, il me donne un plaisir infini et une incroyable sensation de liberté.

Chez ma tante à Dreux, j’eus par la suite un « routier » bleu, une sorte de vélo de course avec de gros pneus et des garde-boue, l’ancêtre des VTT, sur lequel je sillonnais sans plaisir cette sous-préfecture sans charme. A Tharon-Plage au bord de l’Atlantique où je passais les vacances d’été, un vélo de course récompensa mon succès au BEPC avant d’être remplacé par un solex. Et puis, bien plus tard, par une belle journée ensoleillée de printemps, nous partîmes en famille, Anne, Julien, Romain, Clara et moi, à la découverte de Paris sur des vélos de location. A cette époque, il n’y avait pas encore de pistes cyclables et nous n’en faisions que le dimanche matin et avec un casque. La révélation de Paris nimbée de brume hivernale ou vidée de sa circulation au mois d’août fut un émerveillement : Montmartre au petit matin avec ses pavés noirs et luisants, la vue sur Paris depuis le Parvis du Sacré Coeur et celle depuis l’esplanade du Parc de Saint Cloud, la fraîcheur du Bois de Boulogne et celle du Bois de Vincennes, la Seine, les quais, le bassin de la Villette et les bords du canal de l’Ourcq …. Parmi tous ces lieux, il y en avait un que j’aimais tout particulièrement : la Place de Fontenoy. En hémi cercle devant les jardins de l’Ecole Militaire, elle est tout au long de l’année un havre de paix où les voitures sont aussi rares que les piétons. Quand nous nous étions retrouvés là pour la première fois après avoir fui les embouteillages du boulevard des Invalides, nous avions eu la sensation d’être dans une petite ville de province. Trente ans plus tard, la même stupeur me saisit chaque fois que j’y passe.

Pour des raisons aussi bien sécuritaires que touristiques, je ne conservai que deux itinéraires. A l’est, la coulée verte avait remplacé les voies de chemin de fer de la gare de la Bastille et permettait de gagner la Porte de Vincennes par une piste réservée aux vélos et aux piétons. Très encaissée, elle manquait de luminosité et sa végétation était rachitique. Aujourd’hui, c’est une merveilleuse balade noyée dans une verdure luxuriante. Il y avait ensuite le Bois de Vincennes en passant derrière le Château, puis un petit lac bien caché dont j’ai oublié le nom, et enfin la descente à travers Charenton-le-Pont jusqu’à la Seine. Le retour se faisait par une route en mauvais état entre le fleuve et l’autoroute A 4. Avec le temps, je finis par trouver ce périple de plus en plus sinistre et je finis par l’abandonner.

L’autre circuit me conduisait d’abord sur les quais au niveau de la Gare d’Austerlitz. De là on pouvait soit rouler sur les quais eux-mêmes soit sur les voies sur berge interdites aux voitures le dimanche matin et gagner la place de l’Alma en empruntant le tunnel de Louvre que je n’aimais pas car il était déjà sale, sombre et glacial. Il y avait ensuite la pente assez raide de l’avenue du Président Wilson avec le Palais de Tokyo et le Musée de la Photo, le Parvis des Droits de l’Homme et, après les boulevards Georges Mandel et Henri Martin, le tour des deux lacs du Bois de Boulogne avant de grimper jusqu’au sommet du Parc de Saint Cloud. Au retour, après la descente du Trocadéro, je traversais le Champ de Mars jusqu’à l’Ecole Militaire. Ensuite, le passage obligé par la Place de Fontenoy, puis l’avenue de Saxe, la rue de Sèvres et le Jardin du Luxembourg, mais à pied. Parfois, quand il y avait du soleil, je m’installais un moment sur un fauteuil autour du bassin. Retour par la rue Claude Bernard avec, juste récompense finale, sa descente vertigineuse vers les Gobelins.

Ce ne furent ni la lassitude ni ma condition physique qui modifièrent mes habitudes mais, d’abord et paradoxalement, l’hystérie écologique en faveur des deux roues dans Paris. Les conducteurs d’automobiles dont je fais partie respectent le code de la route. Les cyclistes, non. Ils vous doublent à droite dans l’espace exigu qui vous sépare du trottoir, ils tournent sans prévenir ni s’assurer qu’un autre vélo n’est pas en train de les dépasser. Surtout, le vélo qui était pour moi un loisir est devenu un moyen de transport et même un outil de travail. Plus personne ne semble encore en faire pour le plaisir. Après quelques tentatives prudentes, je décidai de renoncer.

L’autre raison venue au bon moment compenser cette frustration fut l’acquisition de notre maison à l’île de Ré, le Paradis des cyclistes, riche de plus de cent kilomètres de pistes éloignées des routes. On parcourt ainsi les réserves d’oiseaux qui s’envolent devant nous, on côtoie des centaines de bernaches, on traverse des forêts et on longe la mer avec pour seuls compagnons les mouettes qui planent au dessus de nos têtes. Les adeptes du vélo à l’île de Ré connaissent cependant un problème qui ne vient pas de son relief, et pour cause, mais de son substitut local, le vent. Or, du vent soufflant de l’ouest ou de l’est, il y en a toujours. On apprend vite à ses dépens qu’il ne faut jamais partir avec le vent dans le dos. Il vous donne l’illusion d’avoir rajeuni et vous entraîne toujours plus loin mais au retour et déjà fatigué vous l’aurez de face. Hélas, même en partant prudemment face au vent, il arrive souvent qu’il tourne avec la marée auquel cas vous l’aurez aussi de face au retour.

Il y a une dizaine d’années, ce vent me provoqua du jour au lendemain des hémorragies conjonctivales. Heureusement, mon beau-frère, un adepte du VTT hors piste dans les Vosges, connaissait une solution miraculeuse. Non loin de l’Opéra, un opticien fabriquait des lunettes enrobantes ne laissant pas entrer le moindre souffle d’air. Elles étaient adaptées à votre vue grâce à une lentille correctrice et vous donnaient une tête de champion de natation.

La première fois où je les utilisais fut aussi la dernière. Revenant du bout de l’île avec le vent dans le dos, je me réveillai à l’hôpital de La Rochelle sans me souvenir le moins du monde de ce qui m’était arrivé. J’appris plus tard qu’un autre cycliste avait heurté ma poignée gauche et que j’avais fait une chute sur la tête. Si j’avais écouté les injonctions répétées de mon beau-frère, j’aurais du porter un casque qui m’aurait évité une vingtaine de points de suture et un coma de douze heures. Il n’y avait – apparemment – aucune autre conséquence. Dès le lendemain, je quittai l’hôpital après un scanner qui n’aurait rien montré d’anormal. La cause de mon accident venait certainement des énormes montures de mes lunettes carénées qui m’avaient empêché de voir arriver l’autre vélo sur le côté. Dès mon retour à Paris il fallut s’occuper de mon hématome de trois centimètres du tronc cérébral. Le radiologue qui me fit l’IRM n’en avait encore jamais vu de cette taille chez un traumatisé crânien tenant encore debout.

A l’île de Ré, j’ai aussi un circuit préféré qui me permet d’éviter même en plein mois d’août les convois de petits et grands cyclistes venant de La Rochelle à destination de ses plages. Il débute avec la traversée d’une grande forêt qui atténue la violence du vent d’est, puis longe la mer à Rivedoux, se poursuit par un passage dans les vignes et les mûriers et se termine sur une piste face au grand large entre Sainte Marie et La Noue. Le retour à La Flotte emprunte un chemin de terre qui serpente entre les champs et les futaies.

Le rapatriement de mon activité sportive de Paris à l’île de Ré se solda par un envahissement de notre écurie, un petit local au fond du jardin ainsi dénommé parce qu’il accueillait jadis l’âne de la propriétaire. Trente cinq ans de cyclisme, ça finit par faire beaucoup de vélos : deux pour le sport, un pour les promenades, un pour les courses, un autre avec des suspensions à l’avant et à l’arrière bien utile quand j’ai mal au dos, les deux de ma femme, les trois de mes enfants et ceux réservés aux amis de passage dont l’utilité diminue en même temps que leur âge augmente. Il m’en restait encore deux à Paris : un vélo de course et un vélo classique dont je me servais rarement. La dernière fois où j’avais osé en faire le dimanche matin, et c’était pourtant au mois d’août, j’avais eu peur des autres cyclistes et je m’étais décidé à ne plus jamais recommencer

Mon beau vélo de course parisien ne fonctionnait plus très bien. Il avait de fréquents à-coups en pédalant, brefs mais gênants dans les côtes où il perdait soudain toute motricité. Comme il était resté pendant une dizaine d’années exposé à la pluie et au froid sur notre balcon, ses gaines et ses câbles étaient rouillés. Une réparation et une cure de jouvence s’imposaient d’autant que je ne supporte pas d’avoir un matériel défectueux même si je ne l’utilise jamais. Le spécialiste chez lequel je me rendais d’habitude était situé à mi-hauteur dans la rue Claude Bernard. Il me dissuada de lui confier mon bolide. Non seulement, il ne faisait plus que des vélos électriques mais, en plus, il ne possédait pas les pièces de rechange. Devant mon désarroi, il me conseilla de retourner là où je l’avais acheté chez GIANT à la pointe de l’île Saint Louis. Cela ne m’arrangeait guère pour des raisons géographiques mais, n’ayant pas d’autres solutions, je m’y résolus.

Dans le magasin GIANT, je fus accueilli par un vendeur sympathique d’une cinquantaine d’année qui réussit en moins de cinq minutes à me convaincre d’acheter un vélo moderne mieux adapté à mon usage et à mon âge. Hélas, sa collègue responsable des réparations n’avait pas ses qualités …

  • 80 euro, me dit-elle, c’est le prix du forfait réparation
  • Soit, lui répondis-je, mais c’est cher.
  • C’est comme ça ou bien on vous rend votre vélo avec ses câbles et ses gaines rouillés.

Devant pareille menace, on n’a guère le choix et on acquiesce. Là-dessus, un bruit terrible fit se retourner toutes les personnes présentes dans le magasin. Après un tour d’horizon rassurant, on s’aperçut qu’il provenait de l’explosion d’un pneu de mon vélo ce qui eut le mérite de justifier sa coûteuse remise en état.

Quand je revins le chercher, je fus rassuré par la présence d’un nouvel  interlocuteur qui, à mon avis, ne risquait pas d’être plus désagréable que sa collègue de la veille. Eh bien si, justement, il l’était.

  • Voici votre vélo
  • Je vous règle en carte
  • OK
  • Pour ce prix trois fois supérieur à celui que m’avait annoncé votre collègue, je suppose que le problème mécanique pour lequel je vous l’avais apporté est résolu ?
  • Non, c’est pas sûr, me répondit-il sans le moindre embarras
  • Ah bon, et pourquoi ?
  • Parce que vous avez changé le dérailleur et l’actuel n’est pas celui d’origine.
  • Vous plaisantez. Je n’ai jamais rien changé sur ce vélo et j’en suis d’ailleurs parfaitement incapable
  • Eh bien vous l’avez prêté à quelqu’un qui a changé le dérailleur.
  • Je vous affirme que ce vélo acheté chez vous n’a jamais quitté le balcon de mon appartement, que je ne l’ai jamais prêté à personne et que je n’en ai pas changé le moindre élément.
  • Eh ben si.

Dans une profession commerciale comme dans toutes les autres, une telle attitude péremptoire vous conduit au chômage avant la fin du mois. En plus, il ne semblait pas concerné par le montant de ma facture.

  • Vous trouvez normal d’avoir dépensé trois cent euro pour récupérer un vélo qui ne marche toujours pas ?
  • Je ne sais pas, répondit-il
  • Soit, déclarai-je pour couper court à mon énervement croissant.

Je ne sais ce qui est le plus désagréable : être pris pour un idiot ou pour un menteur. Toujours est-il que ce garçon me prenait pour les deux à la fois. Passer pour un idiot, menteur de surcroît, aux yeux d’un imbécile a beau être une volupté de fin gourmet, cela ne m’empêcha pas d’avoir la nausée. Cerise sur le gâteau, son visage inexpressif et son regard vide traduisaient une absence totale de compassion pour mon drame personnel. Sans même s’en excuser, il interrompit notre conversation pour répondre au téléphone et me laissa à mes interrogations sans réponses. Son comportement était-il une condition nécessaire pour être recruté ou était-il du à un microbe sévissant dans ce magasin ?

Me retrouver gratifié de ces deux défauts eut le don de me mettre de très mauvaise humeur. Je partis sur mon vélo et fis deux fois l’aller-retour jusqu’à la gare d’Austerlitz pour constater que le dysfonctionnement persistait. Je revins au magasin et j’expliquai le problème à mon tortionnaire.

  • Ah bon, fut sa réponse. Je vais l’essayer.

De retour au bout de cinq minutes, il me dit sans même me regarder que mon vélo marchait très bien et qu’il n’avait rien constaté d’anormal. Imaginez l’agacement pour ne pas dire la haine qui s’empara de moi à cet instant-là ….

  • En pratique, vous me traitez donc de menteur ?
  • Je ne sais pas mais votre vélo marche normalement

Probablement alerté par le ton de notre altercation, le responsable du magasin  intervint :

  • Monsieur, ne vous énervez pas et n’insultez pas mon personnel
  • Je rêve ! Ce monsieur me traite de menteur et c’est moi qui l’insulte ?
  • Nous allons changer votre dérailleur à nos frais ; cela vous convient-il ?
  • Si c’est la cause du dysfonctionnement, cela me semble une bonne idée mais je ne comprends pas pourquoi vous ne l’avez pas eue plus tôt.

Quand je revins pour la deuxième fois chercher mon vélo, les à-coups n’avaient toujours pas disparu mais je renonçai à le rapporter au magasin GIANT par respect pour mes coronaires. Cela ne m’empêcha pas de mettre comme appréciation sur le questionnaire de satisfaction : « Incompétents et incorrects ».

Furieux mais pas résigné, j’emportai mon vélo à l’île de Ré et le confiai à notre réparateur attitré. Entre temps, j’avais interrogé mon neveu qui tient lui aussi un atelier de réparation de vélos à Paris. Il pensait que les à-coups provenaient de l’axe du pédalier rouillé et qu’il suffirait de le graisser pour y remédier. J’osai évoquer cette hypothèse à mon réparateur qui fit la moue.

– Non, cela ne me semble pas possible parce que l’axe du pédalier est en bon état.

Le voyant perplexe, je commençai à craindre le pire. Le soir, après avoir fait le tour du problème, il me sembla même défaitiste.

– Je n’ai pas trouvé la cause, dit-il, navré. A mon avis, ça ne vient pas de l’axe du pédalier, donc ça ne peut venir que de l’axe de la roue arrière mais j’hésite à vous la changer à cause du coût.

Je comprenais ses scrupules mais, après avoir dépensé trois cents euro pour rien, j’étais prêt à prendre le risque même si cela devait me coûter cent euro supplémentaires. Il ajouta :

– Vous possédez toujours un autre vélo de course comme celui-là ?

              – Oui, bien sûr

              – Pouvez-vous me l’apporter ? Je vais mettre sa roue arrière à la place de celle du vélo défectueux. S’il n’y a plus d’à-coups, c’est que mon explication est la bonne et si ça persiste, c’est le pédalier qui est responsable.

Son raisonnement plein de bon sens m’impressionna et, en plus, il était juste : le remplacement de la roue arrière résolut la problème. Malgré mes protestations, il refusa que je règle son intervention et je le vis rougir sous sa barbe quand je lui fis cette mise en garde solennelle :

              – Vous, je vous conseille de faire attention parce que vous avez trois qualités qui risquent de vous attirer de sérieux ennuis : vous êtes sympathique, intelligent et honnête.

Lorenzo dell’Acqua

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