(…) Mais aujourd’hui, dans cette immense voiture qui glisse dans la nuit, avec cette fille au volant qui pose sa main sur mon genou, dans cette situation quasi hollywoodienne, je ne sais pas comment réagir.
Étrange pays tout neuf où les hôtesses de l’air vous consomment comme un soda rafraîchissant pour disparaitre définitivement quelques heures plus tard, où les filles en décapotable vous ramassent sur la route pour vous faire des avances sans équivoque, étrange pays tout neuf où les filles se conduisent comme des garçons.
Étrange, grand et beau pays… différent.
Je pense à la jolie petite Patricia… tout aussi américaine que la fille qui est assise à côté de moi et que Carol, l’hôtesse de l’air… pourtant elle ne m’a pas jeté après usage, elle ; elle est partie, c’est vrai, mais c’était pour rentrer à Bethesda, chez ses parents ; elle ne m’a pas fait d’avances, la jolie petite Patricia. Pour elle, j’ai dû déployer toute ma technique du Non, je ne te drague pas. Elle y a succombé, du moins l’ai-je cru à cette lointaine époque, et moi, je suis tombé amoureux. Et voilà que, pour elle, je suis en train de traverser l’Amérique à côté d’une fille qui me serre le genou.
Je ne me suis jamais trouvé dans une telle situation. Je n’ai pas de musique de Nelson Riddle dans la tête, pas de réplique spirituelle ou passionnée à disposition, pas d’expérience, pas de méthode. Je suis tétanisé, mais puisqu’il faut faire quelque chose, autant que ce soit un peu original. Doucement, gentiment — je suis français, mademoiselle, pas une brute — je prends sa main et la dirige vers le volant où je la repose. Dans le même mouvement, j’abaisse la mienne et la pose sur le haut de sa cuisse, tout près du minishort. Je retiens mon souffle, j’ai le cœur qui bat. Sans quitter la route des yeux, elle hoche lentement la tête et dit seulement :
— O.K., baby.
Je n’aime pas beaucoup le baby, encore moins que le mon chou, mais ce n’est pas le moment d’être susceptible. Et puis, peut-être que c’est l’usage par ici.
Nous restons comme ça, un peu figés, pendant quelques miles et puis une lumière bleue clignotante apparait au bout de la route. Elle grossit et se précise : c’est une enseigne lumineuse. Elle a la forme d’une flèche incurvée. Elle pointe vers un grand panneau blanc éclairé par un projecteur planté dans le sol. On peut y lire en grosses lettres noires : Covecreek Motor Inn – Air con – TV – Vacancy – Only 5 $ !!!
La voiture ralentit à peine et s’engage sur la piste en terre qui mène au motel en soulevant des nuages de poussière. Elle s’arrête devant un petit pavillon éclairé.
J’ai du mal à croire à ce qui arrive. Mes rêves, mes fantasmes d’étudiant qui se réalisent d’un coup, l’Amérique, la décapotable, le Sud, la nuit, la fille, le motel… Enthousiaste et un peu apeuré à la fois, je me dis qu’il va falloir y aller. On ne peut pas jouer les mâles conquérants en mettant la main sur la cuisse des filles sans aller jusqu’au bout. J’ai le cœur qui cogne. Je ne sais pas quoi faire. Elle allume une cigarette et me dit :
— Va prendre une chambre, mon chou !
— Une seule ?
Je ne sais pas ce qui m’a pris de dire un truc pareil, en tout cas, je sais que ce n’était pas pour faire de l’humour. Aussi surprise que moi, elle me regarde, hésite, et choisit de prendre ma question comme le sarcasme d’un homme décontracté.
— À toi de choisir, dit-elle en exhalant la fumée de sa cigarette en même temps que ses paroles.
On dirait Lauren Bacall et Humphrey Bogart dans un film d’Howard Hawks.
Je rentre dans le bureau. Il y a un type qui somnole dans un fauteuil derrière un comptoir. Il doit avoir mon âge, le gamin. Je remplis le registre. Je ne sais pas pourquoi, sans intention particulière, j’inscris un faux nom : Philippe Charrier. C’est un peu transparent, ça sonne vraiment très frenchy et ce sont mes initiales, mais en signant, j’ai la double impression d’être très malin et de ne pas me renier tout à fait. Je n’ai pas osé demander de l’argent à la fille — je suis français, mademoiselle, pas une brute — alors je paie les 5 $. Je reviens à la voiture avec la clé n°8.
— C’est le dernier, là-bas au bout, près de la rivière.
La voiture repart silencieusement, tangue dans les ornières desséchées de la piste et finit par se garer le long d’un bungalow de bois. Inutilement, pour rompre le silence gênant qui s’est installé entre nous, je dis :
— Numéro 8… C’est là.
Elle sort du coffre de la voiture une sorte de sac militaire ; je prends le mien sur la banquette arrière ; je l’aide à fermer la capote … Il n’y a plus moyen de reculer maintenant, il faut entrer dans la chambre. Elle entre, allume la lumière, va directement au conditionneur d’air planté dans la cloison sous l’unique fenêtre, inspecte rapidement la salle de bain, ouvre un robinet, le referme, revient dans la chambre, allume le téléviseur et se tourne vers moi. Je suis planté sur le seuil de la chambre, un sac dans chaque main. Je regarde autour de moi : la chambre est plutôt grande ; la moquette rouge framboise est tachée ici et là de grandes plaques sombres et marquée de brulures de cigarettes ; un édredon usé assorti à la moquette couvre le lit qui est immense ; un fauteuil bas fait face au téléviseur posé sur un guéridon de bois au vernis écaillé ; une table et une chaise de même style achèvent de compléter le mobilier ; le reste de la pièce est vert d’eau, les murs, le plafond, les rideaux, la porte de la salle de bain, même la face intérieure de la porte d’entrée, tout est vert d’eau. C’est lugubre. Mais au moins, c’est assorti au voile de tulle que la fille porte toujours.
A SUIVRE
(le 7ème épisode paraitra le 2 décembre. Patience !)
Il n’y a pas à dire, l’Amérique a toujours eu un temps d’avance sur nous autres Français. Ici bas, nous on chantait « ce qu’il faut dire comme fadaises pour voir enfin du fond de son lit un soutien gorge sur une chaise, une paire de bas sur un tapis… »
Ah ! C’est pro, ça, quel talent ! On coupe pour renvoyer au mois prochain juste quand ça devient vraiment intéressant !