Gisèle ! (11)

(…) À bout de fatigue, étourdi par la tempête, abruti par les injonctions du routier, Bernard se conduit comme un parfait imbécile. Il ne sait plus où donner de la tête. Il avance, saisit la poignée de la portière du conducteur, la lâche comme si elle était brûlante, recule, part vers l’arrière du semi-remorque,  repart dans l’autre sens, laisse tomber sa valise, se penche pour la ramasser, glisse et tombe sur le dos, veut se relever trop vite, glisse et tombe à nouveau…  Tout d’abord subjugué par les contorsions de Bernard, Robert s’est tu un court instant. Mais maintenant, il explose :
« Non mais quel andouille ! Vous avez pas bientôt fini de faire le clown ? Je vais finir par vous planter là, moi. Ça va pas trainer !»
…si tu crois que c’est facile, Ducon !…

Bernard en a assez d’être moqué, bousculé, insulté. Ça ne peut plus durer ; il a décidé de l’appeler Ducon, ce gros plein de soupe de Robert, ce pauvre type, ce primaire mal embouché, ce primate, avec son métier à la con… Non mais sans blague… il ne va pas se laisser traiter comme ça sans rien dire… il faut qu’il réagisse… il va réagir…

« Si vous croyez que c’est facile, dit-il doucement en montant dans la cabine. Je fais ce que je peux, Monsieur Robert, je fais ce que je peux…
— Bon, ben grouillez-vous de mettre votre ceinture, répond Robert d’un ton un peu radouci. On a plus de cent bornes à faire et le temps a pas l’air de s’arranger. »

Le semi-remorque s’est engagé sur la voie d’accès à l’autoroute après quelques manœuvres effectuées avec concentration et adresse à grands renforts de rugissements de moteur. En trois gestes du majeur, Robert est passé en troisième vitesse et le moteur s’est calmé. C’est à présent une sorte de ronronnement puissant qui semble pousser le camion dans la côte. Apaisé par le silence et la maitrise de son chauffeur, réconforté par la chaleur qui règne dans l’habitacle, Bernard s’enfonce dans son siège et observe l’intérieur de la cabine. Sur sa gauche, une multitude de petites lumières rouges éclairent faiblement des cadrans analogiques ou digitaux, un petit écran dessine la route devant eux en perspective et un écran plus grand s’est figé sur une scène de western. Devant lui, posés en vrac sur la tableau de bord, des cartes, des papiers, des tickets de toutes sortes, une grosse lampe torche, des paquets de cigarettes froissés, des emballages de biscuits éventrés, une canette de bière aplatie, deux gobelets de carton froissés… Dans l’encadrement du gigantesque pare-brise, éclairée par la demi-douzaine de phares que Robert a allumés dès la sortie du parking, la blancheur immaculée de l’autoroute est éclatante. Fasciné, Bernard se penche un peu en avant et regarde la chaussée disparaitre sous ses pieds, avalée par le renflement du pare-choc. Il lève les yeux et devant lui, les essuie-glaces luttent efficacement contre la tempête. Un panneau routier approche, éblouissant : « Entrée du tunnel à 800 mètres ». Aux pieds du panneau, une Mercedes est arrêtée sur le bas-côté.
Tout parait différent à Bernard, tout est petit, presque insignifiant. Même la grosse berline noire semble fragile. Il commence à ressentir ce sentiment de puissance et d’invincibilité que donne la vision des choses du haut d’une cabine de poids-lourd quand on se sent poussé par trente tonnes de marchandises. Robert dépasse la grosse voiture sans ralentir ni même s’écarter de sa route. Bernard se retourne et aperçoit le conducteur de la grosse limousine en train de téléphoner.
« Il doit être en train d’appeler les secours, dit Bernard sans réfléchir. Il faudrait peut-être…
— Il peut toujours les appeler, les secours ! l’interrompt Robert. Sont pas près de venir. Côté français, la route est bloquée, et côté italien, faudrait quasiment l’autorisation de l’ambassade… Alors, y viendront pas non plus…
— Mais alors, il faudrait peut-être… dit Bernard en regrettant ses paroles au fur et à mesure qu’il les prononce.
— Faudrait rien du tout ! Moi, je supporte pas les mecs en Mercedes ! Je peux pas les blairer ! Ça se croit tout permis dans leur salon ambulant, ça roule à 200, ça vous fait des appels de phare à des kilomètres, ça vous klaxonne pour vous engueuler quand on s’est pas rabbatu assez vite, ça vous regarde de haut dans les toilettes des stations-service, et dès qu’y a un peu neige ou de verglas, y a plus personne, ça se fout en travers et ça vous appelle à l’aide. Moi, je supporte pas les mecs en Mercedes… Y a pas que les mecs en Mercedes, d’ailleurs ! Les mecs en BM, c’est tout pareil. Les BM ça tient pas mieux la route que les Mercedes. Et puis, y a tous ces connards qui veulent conduire la nuit, comme ça, tranquille, en montagne, avec ou sans Mercedes, et puis qui se mette à crier papa-maman dès que ça glisse un peu. Tenez, tout à l’heure, je roulais tranquille à quatre-vingt, quatre-vingt-dix… Bon, y avait déjà un peu de neige sur la route, d’accord, mais rien d’affolant… alors, je roulais tranquille, un œil sur la route, un œil sur la télé. Je regardais Le retour de Ringo. J’avais acheté le DVD pour 2 euros à un copain dans la station Total qu’est juste à la sortie de Calais sur l’A26. Vous la connaissez, la station Total qu’est à la sortie de Calais ? Non ? Ah ! c’est dommage, c’est la mieux de… mais vous vous en foutez, pas vrai ? Vous êtes pas routier, vous ! Bon, je roulais tranquille comme j’ai dit, et d’un seul coup, je lève les yeux et je vois à vingt mètres devant moi une Peugeot rouge à la con qui roule à quarante en plein milieu de l’autoroute. J’ai failli lui rentrer dedans. Ben, si j’avais pas fait attention, c’était l’accident. Je vois ça comme si j’y étais : je suis sûr qu’on aurait dit que c’était de ma faute, la télé, tout ça, alors que le connard, y roulait à quarante en plein milieu. Mon vieux, je lui ai mis un sacré coup de phares et un de ces coups de klaxon pas piqués des hannetons. Il a dû en sauter au plafond, le connard. Du coup, y s’est rabattu un peu vite et il a commencé à chasser. Je l’ai quand même doublé en accélérant et quand je suis passé devant, je me suis rabattu sur la droite en freinant un peu, comme ça, rien de bien méchant, juste pour lui apprendre la vie… Non mais sans blague ! Le connard, je l’ai vu dans le rétro, y s’est mis à chasser dans tous les sens que c’en était marrant. Il a dû finir dans le décor, le mec… »
Robert se tait quelques instants. Il semble réfléchir, puis il ajoute en secouant la tête : « Y a quand même de sacrés brêles sur la route ! Vous trouvez pas ? »

A SUIVRE

2 réflexions sur « Gisèle ! (11) »

  1. Expérience américaine en Alabama dans un semi-remorque de pastèques. 1962, c’est vieux mais ça laisse des traces.

  2. J’avais toujours rêvé de monter dans un de ces monstres, c’est fait ce matin : ce travail de sociologie est étonnant de la part d’un habitué de la terrasse du Cyrano , mais cela sent le vécu….panne? Auto stop ?

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