Les fausses morts de Coriolan du Vannage (intégral)

temps de lecture : 6 minutes 

Et pour ceux qui n’auraient lu leur journal ni hier ni ce matin, voici, en intégral, « La fausse mort de Coriolan du Vannage ».

Couleur café n°34

Les fausses morts de Coriolan du Vannage

 Val Café
39 boulevard de Port Royal

C’est la première fois que je viens m’asseoir à la terrasse de ce café. À cette heure de la journée, elle est encore à l’ombre, mais dans une heure, les rayons du soleil couchant finiront par trouver l’enfilade du boulevard pour inonder la terrasse du Val Café.
C’est plutôt étrange que je n’aie jamais fréquenté le Val Café alors que j’ai presque toujours habité ce quartier. J’ai même passé les onze ou douze premières années de mon existence au numéro 20 de ce même boulevard, sur le trottoir d’en face, un peu plus bas, vers Les Gobelins. Mais à cette époque, je ne fréquentais pas encore les bistrots.
Le patron vient de m’apporter la bière pression que j’ai commandée. J’ai dû lui faire répéter trois fois la marque de la bière. Trois fois il me l’a dite en grommelot aveyronnais, ni aimable, ni hostile, juste auvergnat. J’ai fini par comprendre : Jupiler, une bière du Nord, blonde, dorée, légère, une Belge comme on les aime.

C’est la première fois que je viens au Val Café, mais cette femme, là-bas, ce n’est pas la première fois que je la vois. Blonde, elle aussi, taille moyenne, très légèrement enveloppée, petite quarantaine, chemisier blanc, blouson vert pomme et pantalon corsaire noir, une tenue de saison tout à fait adaptée à ce quartier des abords de l’hôpital Cochin qui reste pour quelques petites années encore mi-bourgeois, mi-populaire. À cet endroit et à cette heure, cette femme n’a rien de remarquable et ce n’est pas le fait qu’elle vienne d’emprunter le passage-piétons pour rejoindre mon côté du boulevard en tenant un gros chien jaune en laisse qui la fait sortir de sa banalité. En effet, par ici, les chiens accrochés à un être humain distrait ou excédé, c’est très courant et que le chien soit un labrador ne la distingue qu’à peine des autres attelages de cette sorte.
Pourtant, depuis quelques instants, cette femme et son chien sont l’objet de tous les regards. Les passants s’arrêtent pour l’observer, l’air intéressé ou compatissant selon le cas. Front contre la vitre et bouche ouverte, les passagers du 91 arrêté à la station sortent de leur torpeur pour la contempler. Les consommateurs à la terrasse du Val Café lèvent les yeux de leur téléphone et la regardent, un sourire amusé aux lèvres.

Ce n’est pas la première fois que je la vois, elle et son labrador, c’est la deuxième. La première fois, c’était il y a une quinzaine de jours, un peu plus haut sur le boulevard, entre l’arrêt de bus Port-Royal-St-Jacques et le café Harmony. Je passai, affairé, sur le trottoir ; elle était là, ennuyée, avec son chien. L’animal était couché sur le flanc, inerte. Sa maitresse tentait de le persuader de la suivre en tirant par secousses sur la laisse qui l’ancrait au sol tout en lui adressant injonctions, conseils, encouragements et insultes. Rien n’y faisait. La bête restait obstinément répandue sur l’asphalte brulant, aussi lourde et flasque qu’un édredon détrempé. Pourtant, à l’attitude de sa maitresse et au léger mouvement de l’extrémité de sa queue, on voyait bien que l’animal n’était pas mort. Il arborait même un certain sourire, suppliant certes, mais un certain sourire. Je vous assure, les labradors peuvent sourire. Je le sais, j’en ai eu deux, et c’est pourquoi, l’air affable et apitoyé tout à la fois , je m’approchai de la scène et dis :

— Pauvre petite bête, avec cette chaleur et à son âge, elle doit être épuisée …

Je parlais du chien, bien entendu, et d’ailleurs la dame ne s’y méprit pas une seconde puisqu’elle me répondit :

— Pensez-vous ! Il veut seulement que j’aille à la boulangerie d’en face !

Il y avait effectivement, en face, une boulangerie, mais je ne crus la dame qu’à moitié et je passai mon chemin.

*

Et voilà qu’aujourd’hui comme il y a quinze jours, je la retrouve dans la même situation. Moi qui connais bien le quartier, je sais qu’il n’y pas de boulangerie à moins de cinq cents mètres du Val Café. Et pourtant, la bête est allongée sur le flanc, la laisse est tendue, la femme exaspérée. La femme parle à la bête, mais d’où je suis, je ne peux entendre ce qu’elle dit. Le patron du Val est sorti sur sa terrasse ; il s’est planté à côté de ma table et, les bras croisés, souriant, il contemple la scène. Ça y est, la rue a trouvé son spectacle et les passants affairés, les promeneurs solitaires, les usagers de la RATP, les bougnats de Paris et les consommateurs de Jupiler vont oublier pour quelques instants les soucis qui les occupent ou le vide qui les habite. Ils auront quelque chose à raconter ce soir.

A présent, la femme a pris la position du pêcheur halant sa barque au sec sur la grève : bras droit pointé vers l’horizon, jambe gauche tendue, jambe droite à demi fléchie, bras gauche tendu dans l’alignement de la laisse qui la lie au labrador, les deux pieds solidement plantés dans le bitume, par efforts successifs, elle bande tous les muscles qu’elle peut mobiliser pour tenter de déplier sa jambe droite tout en repliant son bras gauche et gagner ainsi quelques centimètres dans la direction de sa destination. Et elle y arrive : trois fois de suite, je vois les 35 kilogrammes du labrador glisser de vingt centimètres sur le trottoir. Ça ne le dérange pas plus que ça, l’animal. Il ne tente pas de se relever pour entraîner sa maîtresse en remorque vers le plus proche boulanger, ce qu’il pourrait faire sans effort. Il ne fait même pas mine de protester contre le traitement qu’il subit, totalement indigne d’une bête de race et, qui plus est, inscrite au LOF sous le nom de Coriolan du Vannage et plus connue sous le nom de Clovis. Non, il ne fait rien de tout cela, il se laisse faire. Ce n’est plus à un édredon détrempé qu’il fait penser, c’est à un éléphant de mer comateux. Je commence à penser que cette fois, ce pauvre chien est vraiment épuisé ou malade ou même complètement décédé.
Je regarde le bougnat debout à côté de moi qui vient de me lancer une remarque que je n’ai pas comprise. En réponse à son ton ironique, à tout hasard, je lui envoie un sourire de benêt. Il hausse les épaules. Visiblement, cette fois encore, nous ne nous sommes pas compris. Mais pendant mes trois secondes d’inattention, la situation sur le boulevard a changé du tout au tout. Quand je tourne à nouveau la tête vers la triste séquence du halage de chien mort, la cadavre a ressuscité : la maitresse du labrador s’éloigne vers le haut du boulevard, tenant haut au-dessus de sa tête un morceau de quelque chose de sombre que la distance ne me permet pas d’identifier, le labrador, mieux que ressuscité, transformé en joyeuse ballerine, saute autour de la femme en faisant des pointes sur ses pattes arrière pour atteindre la chose sombre qu’il a, lui, parfaitement identifiée , tandis qu’un homme, jovial et les poings sur les hanches, observe le ballet d’un œil d’habitué. Cet homme, c’est le patron du Florina, restaurant bistronomique au 47 du boulevard de Port Royal. Si vous consultez la carte du Florina, vous y verrez en bonne place et en entrée un jambon ibérique Pata Negra Bellota à l’os dont Coriolan du Vannage vous donnera des nouvelles.

FIN

Une réflexion sur « Les fausses morts de Coriolan du Vannage (intégral) »

  1. Finalement, je change le titre. Il devient « Les fausses morts de Coriolan du Vannage« . C’est mieux, non ? Et plus proche de la réalité…

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