Les fausses morts de Coriolan du Vannage (2/2) (Couleur café n°34)

temps de lecture : 3 minutes 

Couleur café n°34 (suite)

L’air affable et apitoyé tout à la fois, je m’approchai de la scène et dis :
— Pauvre petite bête, avec cette chaleur et à son âge, elle doit être épuisée …
Je parlais du chien, bien entendu, et d’ailleurs la dame ne s’y méprit pas une seconde puisqu’elle me répondit :
— Pensez-vous ! Il veut seulement que j’aille à la boulangerie d’en face !
Il y avait effectivement, en face, une boulangerie, mais je ne crus la dame qu’à moitié et je passai mon chemin.

Et voilà qu’aujourd’hui comme il y a quinze jours, je la retrouve dans la même situation. Moi qui connais bien le quartier, je sais qu’il n’y pas de boulangerie à moins de cinq cents mètres du Val Café. Et pourtant, la bête est allongée sur le flanc, la laisse est tendue, la femme exaspérée. La femme parle à la bête, mais d’où je suis, je ne peux entendre ce qu’elle dit. Le patron du Val est sorti sur sa terrasse ; il s’est planté à côté de ma table et, les bras croisés, souriant, il contemple la scène. Ça y est, la rue a trouvé son spectacle et les passants affairés, les promeneurs solitaires, les usagers de la RATP, les bougnats de Paris et les consommateurs de Jupiler vont oublier pour quelques instants les soucis qui les occupent ou le vide qui les habite. Ils auront quelque chose à raconter ce soir.

A présent, la femme a pris la position du pêcheur halant sa barque au sec sur la grève : bras droit pointé vers l’horizon, jambe gauche tendue, jambe droite à demi fléchie, bras gauche tendu dans l’alignement de la laisse qui la lie au labrador, les deux pieds solidement plantés dans le bitume, par efforts successifs, elle bande tous les muscles qu’elle peut mobiliser pour tenter de déplier sa jambe droite tout en repliant son bras gauche et gagner ainsi quelques centimètres dans la direction de sa destination. Et elle y arrive : trois fois de suite, je vois les 35 kilogrammes du labrador glisser de vingt centimètres sur le trottoir. Ça ne le dérange pas plus que ça, l’animal. Il ne tente pas de se relever pour entraîner sa maîtresse en remorque vers le plus proche boulanger, ce qu’il pourrait faire sans effort. Il ne fait même pas mine de protester contre le traitement qu’il subit, totalement indigne d’une bête de race et, qui plus est, inscrite au LOF sous le nom de Coriolan du Vannage et plus connue sous le nom de Clovis. Non, il ne fait rien de tout cela, il se laisse faire. Ce n’est plus à un édredon détrempé qu’il fait penser, c’est à un éléphant de mer comateux. Je commence à penser que cette fois, ce pauvre chien est vraiment épuisé ou malade ou même complètement décédé.
Je regarde le bougnat debout à côté de moi qui vient de me lancer une remarque que je n’ai pas comprise. En réponse à son ton ironique, à tout hasard, je lui envoie un sourire de benêt. Il hausse les épaules. Visiblement, cette fois encore, nous ne nous sommes pas compris. Mais pendant mes trois secondes d’inattention, la situation sur le boulevard a changé du tout au tout. Quand je tourne à nouveau la tête vers la triste séquence du halage de chien mort, la cadavre a ressuscité : la maitresse du labrador s’éloigne vers le haut du boulevard, tenant haut au-dessus de sa tête un morceau de quelque chose de sombre que la distance ne me permet pas d’identifier, le labrador, mieux que ressuscité, transformé en joyeuse ballerine, saute autour de la femme en faisant des pointes sur ses pattes arrière pour atteindre la chose sombre qu’il a, lui, parfaitement identifiée , tandis qu’un homme, jovial et les poings sur les hanches, observe le ballet d’un œil d’habitué. Cet homme, c’est le patron du Florina, restaurant bistronomique au 47 du boulevard de Port Royal. Si vous consultez la carte du Florina, vous y verrez en bonne place et en entrée un jambon ibérique Pata Negra Bellota à l’os dont Coriolan du Vannage vous donnera des nouvelles.

FIN

2 réflexions sur « Les fausses morts de Coriolan du Vannage (2/2) (Couleur café n°34) »

  1. Je tiens à préciser que, comme indiqué en en-tête, ce texte est un récit, un récit fidèle de deux anecdotes survenues à quelques jours d’intervalle sur le Boulevard de Port-Royal, côté 13ème arrondissement. Seul le nom du labrador a été inventé, en référence à Éloïse du Vannage, nom de naissance de ma première chienne, A.K.A. Ena. Donc, le labrador est vrai, la femme au pantalon corsaire est vraie, l’autobus 91, la boulangerie, le bougnat du Val Café, le restaurant Florina, la danse autour du cadeau du restaurateur, tout est vrai. C’est seulement après avoir choisi le nom du chien que j’ai décidé du titre. J’ai pensé qu’un titre à la XIXème siècle ferait penser à un fait historique, mais de la petite histoire, une anecdote racontant par exemple la ruse d’un chevalier pour s’évader d’un camp de Saladin.

  2. Donc un mixte d’absurde, de baroque,; tu as dû bien rire en nous traînant derrière ce Coriolan du Vannage…..

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