Il est très possible que parmi les nombreuses résolutions que vous avez prises hier soir dans la confusion mentale et les vapeurs de l’alcool figure celle d’écrire.
Ne vous inquiétez pas, c’est normal. La plupart du temps, si ça ne se dissipe pas avec les brumes matinales, ça passe en fin de journée. Ou le lendemain.
Si cela devait persister, ne vous inquiétez pas davantage, car il n’est jamais trop tard — regardez moi — ni trop tôt — regardez Sagan — pour commencer à le faire. Mais ne croyez surtout pas cette sentence imbécile à la Paolo Coelho selon laquelle tout homme est capable d’écrire un roman : celui de sa vie ! Le moindre péquin est capable de chanter sous sa douche, mais mettez le seulement sur une scène !
Ecrire n’est pas facile en général, surtout quand on est équipé d’un peu de sens critique, car, la plupart du temps, il vous conseillera de passer votre production au broyeur. Mais le plus souvent, c’est une méthode qui manque au débutant et la lecture de ce qui suit pourrait lui faire gagner un peu de temps. Celle que je préconise est celle du « Je me souviens« , éprouvée dès 1970 par Joe Brainard dans son recueil « I remember« , puis par Georges Perec en 1978 avec son « Je me souviens ». Voici ce que j’en disais il y a quatre ans :
« Le Je me souviens est exercice d’écriture courant. Il consiste à dresser une suite de bribes de souvenirs dont chacune commence par les mots Je me souviens. Ces bribes reflètent des souvenirs personnels propres à leur auteur en même temps qu’elles évoquent une époque. C’est un exercice que je recommande chaudement à ceux que titille une vague envie d’écrire. Quitte à raconter quelque chose, autant commencer par ce qu’on croit connaitre le mieux : sa vie. Voici la méthode :
a) Choisir un après-midi grisâtre et une pièce où il fera doux, s’installer sans hâte et confortablement, faire le vide dans sa tête, mais pas trop longtemps car l’habitude s’en prend vite.
b) Choisir un lieu, une maison, un appartement, préférablement de son enfance, le parcourir des yeux et de la mémoire, s’arrêter à la première image un peu nette, et écrire son premier je me souviens, ensuite, et pour quelques instants, quelques instants seulement, ne pas résister à l’immense édifice du souvenir, écrire un deuxième puis un troisième souvenir.
c) S’arrêter obligatoirement avant le quatrième (car on n’écrit pas une autobiographie, n’est-ce pas ? (Pas encore.)) Relire, raturer, remplacer, simplifier, épurer, réduire. Chasser les adverbes comme s’ils étaient des fautes d’orthographe et les adjectifs comme s’ils étaient des préciosités.
d) Pour chaque souvenir, se limiter à une seule phrase. Une proposition subordonnée est autorisée, à la condition qu’elle soit à l’imparfait, l’effet de nostalgie n’en sera que meilleur. La phrase devra être suffisamment vague et soluble dans l’air pour n’être pas totalement explicite et que seuls certains lecteurs puissent voir exactement de quoi on a voulu parler.
e) Maintenant, changer de lieu, éventuellement changer d’époque et repartir en b) ci-dessus.
f) Quand la boucle b-c-d-e aura été bouclée quatre ou cinq fois, laisser reposer. Le délai de repos sera au minimum d’une journée. Aucun maximum ne lui est imposé.
g) Une fois ce délai écoulé, se relire et si, à la lecture de ce qu’on n’aura pas jeté à la corbeille, survient une légère émotion ou une envie de sourire, ce sera presque gagné : on pourra écrire la suite en reprenant à l’étape a).
Dans quelques années, muni de votre petit cahier noir tout plein de je me souviens, vous en choisirez deux ou trois pour tenter d’en faire le début d’une histoire brève, d’une nouvelle ou d’un roman.
Et plus tard, beaucoup plus tard, quand vous aurez compris que votre vie n’intéresse personne(1), vous passerez à la fiction.
Je vous souhaite bien du plaisir !
Note 1 : Parfois, il vaut mieux ne pas raconter ses souvenirs, ne pas parler des gens que l’on a connu parce que, comme dit Holden Caulfield à la fin de l’Attrape-Coeurs : « Je regrette d’en avoir tellement parlé. Les gens dont j’ai parlé, ça fait comme s’ils me manquaient à présent, c’est tout ce que je sais. Même le gars Stradlater par exemple, et Ackley. Et même, je crois bien, ce foutu Maurice. C’est drôle. Faut jamais rien raconter à personne. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer. » Mais si ça peut vous conduire à écrire un truc dans le genre du bouquin de Salinger, ne craignez pas les regrets ! Allez-y, bon sang de bois ! Allez-y ! Au moins, vous aurez essayé.
Le « Je me souviens » est une forme d’expression littéraire formidable. J’en ai commis plusieurs dont je suis, modestement, assez satisfait. Elle a deux inconvénients majeurs : 1) c’est une technique inventée par un autre et 2) ça fonctionne très bien pour les éloges funéraires.