LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (4)

Je regrette de vous le dire, Simonet : vous n’avez pas vraiment rempli votre contrat. Vous êtes d’accord, Bertram, je pense ?

— Absolument, confirma Fitzwarren.

— Tout à fait d’accord, crut bon d’ajouter l’aubergiste.

Si l’opinion du tenancier m’importait peu, il n’en était pas de même pour celles des deux autres hommes. Je tenais d’autant plus à leur estime que j’allais vivre avec eux dans une quasi intimité pendant les deux mois à venir. Il fallait donc que je m’explique.

4

— Messieurs, je vois que je me suis mal fait comprendre. En fait, je n’ai jamais su raconter une histoire et, contrairement aux apparences, ce n’est pas de l’enterrement de mon père que j’ai voulu faire le sujet de ma première fois. C’est ma maladresse qui l’a fait passer au premier plan, occultant ce que je voulais vraiment vous dire. Écoutez-moi encore quelques instants et vous comprendrez. Voici :

Ce soir, au cours du diner, nous avons parlé un peu de tout, et puis, chacun à notre tour, chacun à sa manière, nous avons raconté un évènement marquant de notre vie, une première fois. Ce qui est remarquable, c’est qu’aucun d’entre nous n’a évoqué sa guerre. Pourtant, il est évident que nous l’avons faite, tous les trois. Nous le savons. Ce sont des choses qui se sentent et ceux qui ont réchappé à cette calamité se reconnaissent entre eux, ne serait-ce qu’à leur répugnance à en parler.

Croyez bien que je regrette d’avoir à le faire, mais c’est seulement dans le but de vous faire comprendre le sens de mon récit. Ne craignez rien, ce sera bref !

J’ai eu vingt ans en 1916 et comme vous sans doute, j’ai été mobilisé. Je suis parti au front presque aussitôt et j’y suis resté jusqu’à l’armistice.  Ce que je veux vous dire c’est que pendant quatorze longs mois, j’ai eu peur à chaque seconde ; j’ai eu peur en dormant, peur en mangeant, peur en voyant venir le jour, en attendant la prochaine attaque, une peur animale, à vous faire gratter la terre pendant les bombardements, une peur viscérale au moment des assauts, à se vomir dessus, à souiller ses vêtements de ses propres excréments… J’ai tout fait, j’ai tremblé, j’ai juré, j’ai maudit, j’ai renié, j’ai promis, j’ai hurlé, j’ai prié, je me suis griffé le visage de mes ongles cassés, mais jamais je n’ai pleuré. Je n’ai pas pleuré quand mon meilleur ami s’est fait déchiqueter devant moi par une mitrailleuse, je n’ai pas pleuré quand ma section a dû déblayer cette tranchée bombardée pour en extraire les vingt-sept cadavres de camarades asphyxiés… Si je n’ai pas pleuré une seule fois, c’est parce que, volontairement, je m’étais endurci. En pleine conscience, pour pouvoir survivre, je m’étais efforcé de me rendre indifférent à tout ce qui n’était pas moi, et j’y étais parvenu. C’était cela ou la folie. Le désespoir des autres, leurs souffrances, leur mort, cela m’était égal. Moi seul comptait, les autres pouvaient bien crever. J’étais devenu une brute égoïste, un animal sauvage et indifférent qui ne pensait et n’agissait que pour sa survie.

A la fin de la guerre, j’avais survécu. Je n’étais pas devenu fou mais j’avais perdu mon âme. C’est dans cet état que je suis revenu à la vie civile. J’étais conscient de cette transformation et j’observais ses effets sur mon propre comportement avec l’objectivité scientifique d’un zoologiste observant un rat de laboratoire. Très vite, je réalisai que je ne prêtais attention aux gens que dans la mesure où ils pouvaient m’apporter quelque avantage, la présence des autres m’étant au pire désagréable, au mieux, indifférente. Cette disposition d’esprit ne me troublait pas, au contraire, elle me facilitait grandement la tâche dans mes affaires. La guerre venait de s’achever et Paris était peuplé de veuves et d’orphelins, héritiers d’appartements et de maisons de commerce qu’ils étaient pour beaucoup incapables de gérer. Je me spécialisai dans le rachat de leurs biens et en quelques mois, j’étais à la tête d’une demi-douzaine de petits immeubles et de deux affaires de vêtements que j’avais acquis dans d’excellentes conditions. J’avais la conscience parfaitement tranquille, et si l’on m’avait dit que je profitais du malheur de pauvres femmes désemparées, j’aurais répondu que je ne les avais pas forcées à vendre et qu’elles avaient accepté le prix que je leur proposais. Après tout, ce n’était pas ma faute si elles ne savaient pas se défendre. Le malheur des autres, ce n’était pas mon affaire.

La mort de ma mère ne me causa aucun chagrin, à peine une contrariété. Je me disais : ma mère est morte, c’était son tour, c’est dans l’ordre des choses ; et puis, ça non plus, ce n’est pas ma faute, c’est celle de mon père.

Un matin, je sortis du sommeil avec encore à l’esprit les dernières images du rêve que je venais de faire. À travers les brumes du réveil, j’éprouvais une sensation de bien-être, presque de bonheur. Ça ne m’était plus arrivé depuis plusieurs années. Comme j’éprouvais un vif besoin de prolonger cette sensation, je tentai de forcer mon esprit à refuser de se réveiller et à remonter le fil du songe dont il venait d’émerger. C’est un exercice difficile auquel, je crois, tous les hommes se livrent de temps en temps sans qu’ils parviennent jamais à remonter plus haut que quelques images qui s’effacent dans la minute. Eh bien moi, ce jour-là, j’y suis parvenu. Les images étaient aussi nettes et colorées que dans une production d’Hollywood. C’était l’été, j’avais quatorze ans, mes parents et moi étions chez des amis, dans une belle maison du Lavandou. C’était la première fois que je voyais la Méditerranée, la première fois que je passais du temps avec mes parents et leurs amis à nous baigner dans la mer, à visiter l’arrière-pays, la première fois que je vivais de longues soirées sur une terrasse encore rayonnante du soleil de l’après-midi où nous discutions et nous rions avec mon père et le couple de leurs amis sous le regard attendri et fier de ma mère. Ces vacances avaient été un moment parfait. La guerre me l’avait fait oublier, mais ce matin-là, il me revenait en pleine mémoire. J’avais donc été heureux, autrefois, entre deux parents aimants. Alors pourquoi aujourd’hui n’éprouvais-je plus aucun sentiment envers eux. Étais-je devenu un monstre ?

Mais j’ai fini par sortir définitivement du sommeil sans avoir répondu à ma question. J’ai secoué la tête, je me suis levé et je suis retourné à mes affaires. Pendant deux ans, je n’ai plus pensé à rien d’autre qu’acheter et revendre davantage d’immeubles, davantage de commerces.

Et puis mon père est mort à son tour et il y a eu cette matinée de Sainte-Firmine. En vous la racontant, j’ai voulu vous faire comprendre les sentiments que sa disparition avaient successivement fait naître en moi : l’indifférence et l’ennui, le frémissement d’une émotion aussitôt disparue, l’indignation et la colère, et puis la vague déferlante de l’émotion et, finalement, les larmes.

Et c’était cela, ma première fois, la première fois de ma vie d’adulte que je pleurais.

Ce que j’aurais voulu vous faire comprendre sans avoir à le dire vraiment, c’est que, grâce à ces premières larmes, j’avais la certitude d’être redevenu un homme comme un autre. »

Je me tus, la gorge nouée, osant à peine regarder les trois hommes qui m’avaient écouté. Le silence devenant lourd autour de la table, l’aubergiste finit par se lever. Il ramassa les quatre chopes vides et s’éloigna en direction de l’arrière-salle en grommelant. Je crus entendre quelque chose comme « …vraiment pas la peine d’en faire toute une histoire… »

Fitzwarren me regardait intensément, sans rien dire. Bauer voulut détendre l’atmosphère en plaisantant.

— Eh bien mon cher, dit-il en souriant, il semblerait qu’avec votre histoire, notre hôte n’en ait pas eu pour son argent. Mais, ne vous en faites pas, ces bistrotiers sont sensibles comme des bûches. Moi, je l’ai trouvée belle, votre première fois. Et vous, Bertram ? Qu’en avez-vous pensé ?

Fitzwarren prit un temps avant de répondre.

— C’est une belle histoire, assurément. Voyez-vous, François, je vous embrasserais bien sur les deux joues pour vous en remercier mais, que voulez-vous, je suis anglais et mon éducation ne me permettrait pas une telle exubérance. Alors, au nom des hommes comme les autres, laissez-moi seulement vous souhaiter la bienvenue pour votre retour dans notre monde.

C’est alors que la cloche du Princesse des Mers retentit pour la première fois. Elle nous appelait à bord. Du même coup, elle nous permettait de garder notre dignité en mettant un terme à ce qui devenait d’embarrassantes effusions.

Tandis que nous nous aidions mutuellement à enfiler nos lourds manteaux avant de sortir sur le quai, j’entendis Bauer qui disait :

— Mes amis, j’ai une idée. Demain, quand nous dinerons à bord du Princess, chacun devra raconter ce qui l’a amené à partir pour l’Extrême Orient. Qu’en pensez-vous ?

— Excellente idée, Franz ! dit Fitzwarren Et nous trouverons surement d’autres sujets pour les soirées qui suivront… Soixante-deux diners, si Dieu le veut. Vous êtes d’accord, François ?

J’enfonçais mes mains dans mes poches, rentrai le cou dans les épaules et, sans répondre, je me dirigeai d’un pas lent vers les lumières du cargo.

Je ne sais pas raconter les histoires.

Fin

Bientôt publié

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7 Fév, 07:47 AVENTURE EN AFRIQUE (9)
7 Fév, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : Everything happens to me

Une réflexion sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (4) »

  1. Bien sûr que si, tu sais raconter, mieux, écrire des histoires et en faire partager les émotions, même tôt le matin.

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