Pauvre Monsieur

Ma chère Madeleine,

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pris la plume pour te donner de mes nouvelles, et j’espère que tu ne m’en voudras pas. J’ai été très occupée ces derniers temps car la santé de Monsieur va plutôt en déclinant. Mais tout à l’heure, il est parti en fiacre à la Grande Cascade où il m’a dit qu’il devait retrouver Monsieur Gide. J’ai donc une heure ou deux devant moi pour la première fois depuis longtemps, et je veux en profiter pour t’écrire quelques lignes.

Tout d’abord, je dois te dire que j’ai été très contente d’apprendre le mariage de ta fille avec Grand-René. Il parait que c’est un bon garçon qui travaille et qui ne boit pas. Je n’ai pas pu venir aux noces parce que Monsieur avait besoin de moi. J’ai appris que Fernande Dubost était morte. C’est bien triste. Et toi, vas-tu bien ?

Pour ce qui est de moi, je suis un peu fatiguée en ce moment car, depuis que Monsieur a chassé Alfred, notre chauffeur, je dois le remplacer dans presque tout ce qu’il faisait. A part conduire l’automobile, ce dont, moi pauvre campagnarde, je serais bien incapable, et en plus de mes charges habituelles, je dois maintenant aller acheter des bougies à l’eucalyptus dans le quartier des Halles, courir rue du Louvre pour trouver des fumigations dont il remplit sa chambre presque tous les jours, rapporter les cigares et le porto de chez Fauchon qu’il offre sans compter à ces messieurs quand ils viennent le voir, commander les sacs de charbon spécial sans odeur dont il chauffe tellement sa chambre que c’en est étouffant, et toutes sortes d’autres choses incroyables qu’il demandait auparavant à Alfred. Malgré ce surcroit de travail, je ne suis pas mécontente que Monsieur ait chassé ce jeune ingrat qui, j’en suis persuadée, le volait chaque fois qu’il le pouvait. Je n’ai pas osé le dire à Monsieur, mais j’ai trouvé qu’il avait donné à Alfred une indemnité cent fois trop grosse. Je dis toujours à Monsieur qu’il se ruinera en largesses envers des gens qui ne le méritent pas. Mais que veux-tu, ma bonne Madeleine, Monsieur est la bonté et la générosité même.

Comme je te le disais en commençant cette lettre, la santé de Monsieur n’est pas bonne en ce moment et il ne fait rien pour qu’elle s’améliore. Rends-toi compte, ma chère Madeleine, le lundi d’avant la Toussaint, quand il est enfin rentré, le jour s’était déjà levé depuis peut-être une heure. J’étais malade d’inquiétude et comme chaque fois qu’il sort, je n’avais pas pu fermer l’œil une seule minute. J’étais resté à l’écoute de l’ascenseur, ne m’éloignant de la porte de l’appartement que pour préparer toutes les heures une cafetière de café frais comme il l’aime quand il rentre de soirée, parce qu’il ne dit jamais à quelle heure il rentrera. Je m’étais un peu assoupie sur le tabouret que j’avais apporté dans l’entrée pour attendre plus confortablement quand j’ai entendu le bruit de la grille de l’ascenseur. Je lui ai ouvert la porte et, tout de suite, j’ai vu qu’il allait encore avoir une de ses crises. Il me souriait, mais il était livide, en nage.

Il m’a dit : « Bonjour, ma bonne Céleste, vous avez bien dormi ? »

On ne voyait plus le blanc de ses yeux tellement ils étaient rouges. Il avait dû boire, fumer, ou faire je ne sais trop quoi de mauvais pour sa santé. Il s’est appuyé contre le chambranle et m’a tendu sa canne et son chapeau. Il a enlevé ses gants avec difficulté et j’ai dû l’aider à se débarrasser de son manteau.

Il a fermé les yeux et m’a dit : « Ha ! Ma bonne Céleste, vous êtes un ange du ciel descendu sur terre pour pallier ma faiblesse ! Dieu seul sait comment je ferais si… » et puis il s’est arrêté et s’est mis à tousser. J’ai dû le soutenir jusqu’à sa chambre. Il s’est laissé tomber sur le lit et je l’ai déshabillé. En se laissant faire comme un petit enfant, il a tourné la tête sur le côté et, en fixant la tenture de la fenêtre de ses yeux grand ouverts, il m’a longuement parlé. J’ai tout de suite compris que ce qu’il disait était important et j’ai fait de mon mieux pour me souvenir de ses paroles le plus fidèlement possible. Et pour être vraiment sûre de ne pas oublier, j’ai tout noté dès que j’ai pu dans le joli cahier qu’il m’avait offert pour la Sainte Céleste l’année où je suis entrée à son service, il y a sept ans.

Je recopie pour toi ici ce que j’ai écrit dans mon journal.

Il m’a d’abord parlé d’un air très las :

« Ma chère Céleste, j’aimerais que ce matin de bonne heure, vous alliez porter au Marquis de Montesquiou ce petit mot que je vais écrire tout à l’heure pour lui dire que je ne pourrai pas assister au souper qu’il veut donner ce soir en mon honneur. Vous savez que j’aime beaucoup Robert mais, depuis quelques temps, ce genre de diner m’ennuie, et puis je me sens un peu fatigué. »

Il a fermé les yeux quelques instants et puis il a repris :

« En rentrant de chez Montesquiou, je voudrais que vous passiez chez Charvet, ce n’est pas très loin. Vous y demanderez mon nouveau manteau de vigogne qui doit être enfin prêt. Vous serez surement rentrée à temps pour mon déjeuner, je pense. Comme d’habitude, je le prendrai à cinq heures trente. Un œuf à la coque, quelques asperges et une cuillerée de caviar suffiront. N’allez pas surtout vous compliquer pour moi, ma bonne Céleste. J’ai un peu froid, seriez-vous assez aimable pour aller me confectionner une bouillotte et un café ? »

Quand je suis revenu dans la chambre, il avait l’air tout joyeux. Il m’a dit :

« Ah, Céleste ! Il faut que je vous dise… Mais avant que j’oublie : Cocteau vous souhaite le bonjour. Il m’a dit qu’il ne savait pas si vous étiez ma muse laborieuse ou mon abeille inspiratrice, mais que vous étiez à coup sûr la seule femme qu’il aimerait avoir chez lui. Il est trop drôle, non ?»

Je dois te dire, Madeleine, que je n’aime pas beaucoup Monsieur Cocteau. Quand il discute avec Monsieur sans qu’ils prêtent attention à moi, je vois bien que Monsieur Cocteau se moque souvent de Monsieur, de son travail harassant, de son œuvre, de son prix Goncourt. Sous des dehors charmants et joyeux, je suis persuadée que Monsieur Cocteau est jaloux de Monsieur. Et puis, Monsieur m’a raconté :

« Hier soir, je dînais avec Morand chez Montesquiou quand Cocteau est arrivé avec toute une bande d’amis. Nous avons bu beaucoup trop de champagne et sans doute sous l’emprise de l’alcool, je n’ai pas pu m’empêcher de leur annoncer ce que j’aurais souhaité pourtant garder secret encore un temps : que j’avais enfin terminé mon roman, que j’en avais fini avec la Recherche, que j’avais écrit hier après-midi, tout en bas de la dernière page, et en savourant chacune de ses trois lettres, le mot FIN. Hé bien Céleste, vous ne me croirez peut-être pas, mais cette annonce a été suivie d’un long et insupportable silence. Montesquiou et Cocteau regardaient le tapis sans rien dire. Les autres ne savaient quoi faire, gênés. Alors Morand s’est approché de moi et, sans un mot, il m’a pris dans ses bras et je me suis mis à pleurer. Et puis Cocteau a fait rire tout le monde en disant : « Hé bien, mon petit, il ne faut pas pleurer ! Maintenant que tu as retrouvé le temps perdu, tu vas pouvoir enfin te mettre à écrire pour de bon ! » J’ai ri au milieu de mes larmes et j’ai répondu que non, que maintenant, je pouvais mourir. »

Tu imagines, ma bonne Madeleine, le coup que ça m’a porté d’entendre une chose pareille. J’en ai renversé le petit plat d’argent que j’avais posé sur le guéridon à côté du lit. La cafetière, la tasse, le café, le sucre et les gâteaux, tout ça a valsé par terre. Je me suis mise à pleurer en essayant de cacher mes larmes en me penchant pour ramasser le désastre. Mais on ne peut rien cacher à Monsieur Proust. Il est tellement fin et tellement bon ! Il m’a dit gentiment :

« Mais non, Céleste ! Ne pleurez pas ! Je ne vais pas mourir…pas tout de suite. »

Et puis, il a ajouté : « Maintenant que ce tapis a bu tout le café, pourriez-vous en apporter un autre, s’il vous plait ? Pour moi, cette fois-ci… »

Je me suis mise à rire et je suis repartie en cuisine préparer une nouvelle cafetière de café frais. Mais, chère Madeleine, je ne peux pas te cacher mon inquiétude.

Voilà quelles sont mes nouvelles. J’espère pouvoir venir pour la communion d’Antoinette, mais ce n’est pas encore tout à fait certain.

Je t’embrasse tendrement ainsi que Roger, Louis et Marie-Thérèse.

Ta cousine affectionnée,

Céleste

2 réflexions sur « Pauvre Monsieur »

  1. J’ai adoré ce récit, en toute simplicité, au fond embibé de tendresse …

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