Le Cujas (77)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Onzième  partie

(…)  — Vous vous trompez, mon vieux. Moi je crois que si vous avez changé cet été-là, si vous vous êtes mis à la voile, si vous êtes redevenu un adolescent bronzé et insouciant, c’était pour plaire à Patricia, ou tout au moins pour lui ressembler. Vous vous êtes façonné par rapport à elle. Si, au lieu d’elle, vous aviez rencontré une jeune communiste par exemple, il est probable que vous auriez renforcé vos « convictions généreuses », comme vous dites.

— Je ne sais pas… peut-être. Mais, même si vous avez raison, je veux dire sur le rôle des femmes dans notre vie, vous admettrez que c’est par hasard que nous les rencontrons. C’est donc bien le hasard qui nous commande !

— Vous jouez sur les mots pour avoir le dernier, Dashiell. Il faudra que l’on reparle de ça. Mais en attendant, dites-moi la suite, s’il vous plait.

Pendant qu’il racontait son adolescence, Dashiell s’était largement servi de jambon de pays et le sel de la charcuterie lui avait donné soif. Abandonnant sa réserve de jeune homme bien élevé et tout en continuant à discourir, il s’était servi et resservi de ce vin blanc frais dont il appréciait la saveur fruitée. Il était légèrement ivre et il en était conscient. Il voyait bien qu’il s’était lancé dans des confidences bien plus intimes qu’il ne l’aurait voulu. Mais, dans la lueur de ce feu de cheminée, dans ce salon sombre et confortable, devant cet auditeur attentif et bienveillant, il avait envie de continuer à raconter. Il s’écoutait avec surprise parler de choses qu’il croyait oubliées ou n’avoir jamais dites à personne et, en les disant, il avait l’impression de mieux les comprendre. Il se pencha pour extraire la bouteille de Riesling de son seau à glace et se servir un nouveau verre. Penché en avant, les coudes appuyés sur ses genoux, les mains serrées sur son verre, la tête basse, il poursuivit comme pour lui-même :

— Quand nous sommes rentrés à New York, j’ai voulu revoir Patricia. Je suis allé à son appartement mais le portier m’a annoncé que les Rockwell n’habitaient plus là. Monsieur Rockwell avait brusquement fait faillite à la fin de l’été. Il venait de se suicider. La maison de Glen Cove et l’appartement de Park Avenue étaient en vente. Il n’y avait plus personne là-haut. Madame Rockwell était partie quinze jours plus tôt avec ses trois filles tenter de recommencer une vie en Oregon.  Au cours de l’été, je n’avais rencontré le père de Patricia que deux fois. Je n’arrive pas à me rappeler si sa mort m’a fait quelque chose…

Dashiell s’est arrêté un instant, comme s’il venait de découvrir cette indifférence et qu’il cherchait à se l’expliquer. Puis, après avoir bu une gorgée de Riesling, il a repris :

— Elle, je ne l’ai jamais revue. J’ai dû penser à elle une semaine, deux peut-être, et puis je suis passé à autre chose. Je crois même que je n’ai pas gardé une seule photo d’elle.

—  Et après ? demanda Antoine en lui servant un autre verre de Riesling.

Après, Dashiell se mit à parler plus rapidement pour raconter comment au retour de cet automne, il avait laissé tomber ses explorations des bas quartiers. La photographie l’intéressait toujours, mais il avait choisi un nouveau thème, les gratte-ciels de Manhattan et plus particulièrement les chantiers arrêtés en plein élan par la crise. Il trouvait que cela donnait des images intéressantes à la fois sur le plan esthétique et sur le plan philosophique… des poutrelles acérées, élancées vers le ciel, inutiles… des machines silencieuses, abandonnées. Et puis, ça lui avait passé. Trois ans plus tard, il était entré à Columbia pour suivre des cours d’économie et de finances. Il n’y trouvait pas un grand intérêt, ce qui ne l’empêchait pas de passer ses examens sans difficultés. Malgré la densité de son emploi du temps, il s’était inscrit à des cours d’histoire, puis de littérature, puis de théâtre, puis de cinéma. Aucune de ces nouvelles passions ne dura bien longtemps, mais les cours de cinéma lui firent redécouvrir la photographie. Il s’équipa du matériel le plus récent, le plus sophistiqué et il se mit encore une fois à parcourir la ville à la recherche de personnages de caractère, généralement des ouvriers, des clochards ou des prostituées qu’il payait occasionnellement pour en faire le portrait. Son père ne désespérait pas de lui faire prendre un jour la direction de la Stiller Inc. mais il essayait en même temps d’avoir l’esprit large. Il voyait bien que son fils ne s’épanouissait pas dans la finance et il voulait lui offrir ce que son père à lui ne lui avait pas donné : la possibilité de « perdre un peu de temps à faire l’artiste avant de passer aux choses sérieuses ». Il accepta donc que Dashiell interrompe ses études pendant un semestre sous la promesse qu’il reviendrait ensuite passer son diplôme. Sa future intégration au sein de la Stiller demeurait implicite.

— Et c’est comme ça que le 12 janvier 1935, j’ai débarqué du Majestic dans le port de Southampton et que j’ai commencé mon tour d’Europe. Londres, Berlin, Paris, Vienne, Rome, Athènes… Je me baladais dans les rues, dans les musées, dans les jardins… Ce qui m’intéressait, comme avant à New York, c’était de photographier les gens. J’en faisais des instantanés, à leur insu, ou bien, je leur demandais de poser, seuls ou en groupe. C’est étonnant comme les gens…

— Attendez, Dashiell ! l’interrompit Antoine. Vous me dites que vous étiez à Paris en 1935 ? Vous vous souvenez de l’époque ?

— J’y suis resté à peu près deux mois, de la mi-avril à la mi-juin. On m’avait dit que c’était la meilleure période pour être à Paris… Pourquoi ?

—Vous preniez des photos des gens dans les rues de Paris au printemps 35 ! Le Cujas, le Café Cujas, ça vous dit quelque chose ?

— Non, je ne crois pas…

— Le Quartier latin, le boulevard Saint-Michel, une terrasse de café sur le trottoir… à droite en descendant, un peu avant la Sorbonne…

— Oui, je crois… je me souviens…

— C’était le matin. Vous êtes arrivé devant le Cujas, tout intimidé. Il y avait quelques personnes à la terrasse et vous leur avez demandé si vous pouviez les photographier… Vous vous souvenez ?

— Mais oui, parfaitement. Il y avait deux hommes avec une jeune femme, et puis deux autres hommes… Et je me souviens aussi de la patronne, une femme brune, un peu forte…

—Eh bien, mon cher, je peux vous annoncer que nous nous connaissons depuis dix ans ! La jeune femme s’appelait Simone, l’un des deux hommes qui l’accompagnait c’était Georges Cambremer, mon meilleur ami, et l’autre, c’était moi !

— Mon Dieu ! C’est incroyable ! Cette photo, je m’en souviens parfaitement ! Après, nous avions même discuté quelques minutes… Dix ans… tout ce qui s’est passé depuis… Et vous savez ce que sont devenus ces gens ?

— Georges, tout ce que je sais, c’est qu’il a été fait prisonnier en 40, comme moi. On m’a dit qu’il était entré au Gouvernement de Vichy, mais je n’arrive pas à y croire. Pour ce qui est de Simone, au moment de la photo, elle était ma maitresse. Nous nous sommes séparés bons amis peu de temps après, mais je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je crois qu’elle voulait ouvrir une boutique de mode ou quelque chose comme ça… je ne l’ai jamais revue. Les autres, non, je ne sais pas non plus. Mais, vous savez, je ne suis pas retourné à Paris depuis l’été 40, alors…

— Et vous, Antoine, vous ? Qu’est-ce que vous avez fait après ce printemps à Paris ? C’est bien votre tour de raconter, non ? Mais, si vous êtes d’accord, j’aimerais mieux que vous commenciez par le début, votre enfance, votre jeunesse… Vous avez dit tout à l’heure qu’elle était différente de la mienne. En quoi donc, s’il vous plait ?

Antoine aurait préféré que Dashiell continue sa propre histoire, mais il avait raison, c’était bien son tour de se raconter un peu.

— Bon, je vais tacher de vous expliquer ça. Mais il faudra vous rappeler que vous me devez la fin de votre histoire. Tout à l’heure, il faudra bien que vous me disiez ce que vous avez fait entre le moment où vous étiez à Paris en 35 et juin 44 en Normandie. Vous me devez neuf années, mon vieux, n’oubliez pas. Maintenant, reprenez un verre de vin et installez-vous. Je me lance…

Voilà : Je suis né à Aix-en-Provence en 1914, deux mois après la déclaration de guerre. Comme tout le monde à cette époque, mon père, Jean de Colmont, a été mobilisé comme aspirant dans l’infanterie. J’ai dû vous le dire tout à l’heure, il a été blessé du côté de Reims et nommé commandant peu de temps avant l’armistice. Je sais qu’en quatre années de guerre, il est venu nous voir en permission seulement quatre ou cinq fois, mais le seul souvenir de lui que j’ai gardé de ma petite enfance, c’est celui de son retour à la maison la veille de Noël 1918. Un sacré Noël, je vous prie de croire ! A l’époque nous vivions à Vauvenargues ; c’est un petit village à côté d’Aix en Provence. Mon arrière-grand-père, le Comte Henri de Colmont, avait acheté le château en 1839 aux Vauvenargues en même temps que des vignobles et des terres agricoles au Nord d’Aix en Provence. Sous le Second Empire, mon grand-père avait beaucoup développé l’exploitation des vignes. Il avait aussi diversifié son activité en se lançant dans la production de lavande sur le plateau de Valensole. Le vin, l’agriculture traditionnelle, la lavande, tout cela avait permis à la famille de traverser les crises politiques, les guerres et le phylloxéra. Bref, au début des années vingt, nous faisions partie des familles les plus riches de Provence.

 A SUIVRE

Bientôt publié

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