Le Cujas (70)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Quatrième partie

(…)Et il s’endormait quelques secondes, et puis l’idée qu’il avait tiré et probablement tué des camarades de combat le reprenait, et il se sentait pris d’une grande faiblesse, et puis la chaleur lui montait au visage et la sueur naissait sur ses tempes, sur son front et sous ses aisselles, et il se retournait dans son sac de couchage. Il se calmait et s’endormait encore quelques secondes. Et ses pensées funestes revenaient en rond : pourquoi avait-il tiré, la Jeep aurait-elle eu le temps de s’arrêter, le conducteur avait-il braqué instinctivement, avait-il été atteint par les tirs ?…

— Stiller, vous avez quelque chose à ajouter ?

— Non, Monsieur

— Vous pouvez disposer.

*

Tandis que le Colonel Cooper se plongeait dans la rédaction du Procès-Verbal de classement définitif de ce qu’il était maintenant convenu d’appeler « l’accident français », le Lieutenant Stiller est sorti de la bibliothèque. Il a pris l’escalier de pierre qui descend au niveau inférieur où se trouvent les cuisines et les logements des domestiques. C’est dans cette partie presque entièrement préservée des bombardements de la fin avril que le 5 au soir, le commando Stiller a installé son campement. Stiller a choisi une réserve sans fenêtre pour en faire son logement. Il l’a équipée d’une table et d’un lit de camp trouvés sur place. La réserve donne directement sur la cuisine où les hommes ont repoussé les tables de préparation pour faire de la place et allumé les cuisinières à bois pour un peu de chaleur. Mais, malgré la porte toujours ouverte de la réserve, cette chaleur n’y pénètre pas. Stiller traverse la cuisine pour rejoindre son bureau et les hommes s’immobilisent. Ils le regardent passer sans oser lui parler. Ils se doutent de ce qui vient de se passer. Ils ont vu arriver ce matin tous ces officiers supérieurs. Ils les ont vu reprendre leur souffle après la montée, admirer un instant le paysage et s’installer dans la bibliothèque. Quand Yani, Martinez et Coney sont sortis de leur interrogatoire, ils ont voulu savoir ce qu’on leur avait demandé, mais Coney a répondu qu’il n’avait pas le droit de le dire et Martinez, que « ces cons-là voulaient juste savoir à quel moment il avait allumé les phares du Sherman ». Quant à Yanichewski, il n’a rien dit. Il a traversé la cuisine en les bousculant pour aller s’enfermer chez le lieutenant.

Quand Dashiell ouvre la porte de son bureau, Yanichewski se lève du lit de camp où il attendait, assis.

— Alors, Dash ? demande-t-il.

Dashiell pense que le Sergent est inquiet pour son propre sort et il le rassure :

— Ne t’inquiète pas, Yani, tu n’as rien à craindre.  Je suis responsable de tout. J’ai tiré trop vite, sans réfléchir et c’est tout. Toi, tu n’as tiré qu’après, sur mon ordre. C’est moi le responsable.

Dashiell contourne Yanichewski pour aller s’asseoir sur son lit de camp. Les yeux au sol, il reprend :

— C’est moi seul qui suis responsable de la mort de ces deux soldats, deux français, des types de notre âge… des gars qui ont probablement connu tout ce qu’on a connu depuis un an… ils ont dû échapper dix fois à la mort pour venir crever ici, par ma faute, juste parce que, moi, j’ai pris peur. Ils auraient dû rentrer chez eux dans un mois, peut-être deux, et à cause de moi, ils vont rester ici, pour toujours, à crever de froid dans ce foutu pays !

Dashiell pivote sur sa couchette et s’y allonge sur le dos. Les mains croisées derrière la nuque, il regarde fixement la porte. Il se tait.

— Ce n’est pas de ta faute, Dash. N’importe qui aurait fait comme toi. D’ailleurs, je crois bien que j’ai tiré en même temps que toi. Ces cinglés ne voulaient pas s’arrêter et tirer dedans était la seule chose à faire. Et puis, qu’est-ce qu’ils allaient faire là-haut, les deux Français. Ils auraient dû prévenir… on aurait fait gaffe… on n’aurait pas été surpris, et eux non plus. C’est pas de ta faute Dash, pas de ta faute…

— Si, Yani, je suis seul responsable. Cooper l’a dit, c’est la conclusion de la commission d’enquête, c’est celle de Bronski, l’enquêteur. Ils ont raison, Yani, c’est évident, je suis le seul responsable…

— Ce n’est pas vrai, ne dis pas ça… Et Winters alors ? Tu ne crois pas qu’il aurait pu chercher à se renseigner un peu plus, sur les mouvements des Allemands… et sur ceux de ces connards de Français. Et d’abord, pourquoi il nous a envoyé là-haut, de nuit, toutes affaires cessantes ? Tu penses vraiment que c’était si pressé que ça d’aller accrocher un petit drapeau en travers d’une fenêtre ? Ça ne pouvait pas attendre le lendemain matin ? On y serait allé, tranquilles, en plein jour, sans risque…

Dashiell se redresse pour s’asseoir à nouveau au bord du lit. Il regarde ses chaussures.

— Winters n’y est pour rien. Il n’a fait que transmettre des ordres.

Le sergent demande :

— Et maintenant ? Qu’est-ce qu’ils vont te faire ? Tu vas être dégradé ? Tu vas passer en cour martiale ? Qu’est-ce qui va se passer ?

Dashiell relève la tête et regarde le sergent.

— Rien. Il ne va rien se passer. Ils ont décidé d’étouffer l’affaire. Le dossier est classé. Je suis renvoyé au pays sans autre sanction. J’aurai même droit à la Silver Star. Les deux Français sont morts dans un accident de la route. Personne n’est responsable. Il n’y a pas eu de tir ami, juste un caporal qui conduisait trop vite sur une mauvaise piste au bord d’un précipice. C’est classé, fini. On n’a plus le droit d’en parler. Tu vois, toi et moi, nous n’avons pas le droit d’avoir cette conversation. C’est tout juste si l’accident a véritablement eu lieu.

Yanichewski s’agite :

— Mais c’est formidable ça, Dash ! Formidable ! Tu vois, je te le disais bien : tu n’es pas responsable !

— Tu es gentil, Yani, mais tu sais bien que ce n’est pas vrai.

—Écoute-moi bien Dash, dit Yanichewski en détachant ses mots. Tu n’es pas le seul responsable. C’est le capitaine enquêteur qui l’a dit. Il l’a même écrit.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Comment peux-tu savoir ce que Bronski a écrit ?

Yanichewski ouvre son blouson et en sort une petite liasse de feuilles pliée en deux. Il la déplie et la tend à bout de bras vers Dash toujours assis. A moitié cachées par le pouce du sergent, Dashiell peut lire quelques lignes :

Affaires militai
Tir ami survenu le 5/06/194
Ordre 501 -PIR-G185
Rapport d’enquête

Abasourdi, Dashiell regarde le document sans oser le prendre.

— Mais comment as-tu eu ça, Yani ? C’est sûrement classé top-secret. Tu sais que tu risques la cour martiale, pour trahison ?

Dashiell s’est levé. Il a pris le document.

— Ne t’occupe pas de ça, Dash et lis-le. Après, ça serait mieux de le brûler. Mais il faut que le lises avant, absolument. C’est Cross qui me l’as donné. On peut lui faire confiance, à Cross. C’est une sacrée tête brulée, Cross, mais on peut lui faire confiance. Je ne sais pas comment il a eu cette copie, et je préfère ne pas le savoir. Mais je le connais bien, Cross, et je suis sûr qu’il a su couvrir ses arrières.

— Il l’a lu ?

— Surement

— Et toi ?

— Moi aussi.

— Et d’autres encore ?

— Tu rigoles ?

— Mais vous risquez gros… Pourquoi vous faites ça, les gars ? Réponds-moi, pourquoi ?

Alors, le regard fixé à vingt centimètres au-dessus de l’épaule droite du lieutenant, raidi dans une parodie de garde-à-vous, la voix exagérément forte, le sergent Yanichewski répond comme on lui avait appris à répondre à un supérieur quand il était simple Private au camp d’entrainement en Géorgie :

— Monsieur, c’est parce qu’on vous aime, Monsieur !

Dashiell n’a pas perçu l’intention amicale de son sergent. Peut-être même ne l’a-t-il pas entendu. Il a commencé à parcourir le rapport :

« Le 5 mai 1945, un tir ami provenant d’un groupe de reconnaissance de l’Easy Company du 501e PIR en direction d’un véhicule de la 2ème Division Blindée de la 1ère Armée Française s’est produit à 2145… »

« … Le présent document constitue le rapport établi par le Capt Bronski à la suite de son enquête.  Il comporte 12 pages… »

« … Le commando constitué par le Lt Stiller était composé d’1 officier, 4 sous-officiers et… » 

« … Quand le véhicule suspect est apparu dans le dernier virage, ses phares ont éclairé le commando du Lt Stiller. Alors qu’il fonçait vers eux sans faire mine de s’arrêter, le Lt Stiller et le Sgt Yanichewski ont tiré … »

Une rafale de mitraillette ! Dash vient d’entendre une rafale de mitraillette, et puis une autre, et puis des cris, des hurlements, et puis d’autres rafales et puis des coups de feu isolés, et puis encore des cris. Yanichewski s’est précipité hors de la chambre. Il est déjà dans l’escalier, poussant devant lui les hommes qui se bousculent vers l’extérieur. Les tirs ont cessé, mais les cris continuent. Quand Dash arrive bon dernier sur la terrasse, il voit ses hommes qui s’embrassent, qui jettent leurs casques en l’air, qui dansent la gigue. Ils hurlent de joie. Ils chantent. Il y en a qui pleurent, il y en a même un qui embrasse le Major Winters. Dash voit Yanichewski qui lui tourne le dos, les poings sur les hanches, et qui regarde le spectacle. Dash le saisit à l’épaule, l’obligeant à se retourner :

— Qu’est-ce qui se passe, Sergent ? Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est fini Dash ! C’est fini ! L’Allemagne vient de capituler ! Mon Dieu, c’est fini…, achève Yanichewski avec un sanglot dans la voix.

La gorge serrée, incapable de dire un mot, Dashiell regarde autour de lui tous ces hommes qui ne vont pas mourir et il entend Yanichewski qui répète :

— C’est fini ! Et nous avons survécu !

*

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