Les retours de Jules César (2)

Avertissement : ce texte, déjà publié il y a deux ans, a été écrit dans le cadre d’un atelier d’écriture. Le thème de l’exercice était : Écrire une courte nouvelle dont la première phrase est celle-ci : « Rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de coiffeur. »  C’est le jeu de l’incipit qui recommence. Celui-ci, on l’aura reconnu, figure en tête d’une nouvelle de Eric-Emmanuel Schmitt.

Andromaque de Cyrénaïque

Rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de coiffeur. Mais pourtant, il fallait bien que j’en trouve un autre : le mien, le Gaulois que j’avais acheté l’année passée pour trente deniers sur le marché de la Prata Flaminia, avait attrapé le typhus. Il m’en fallait donc un autre de toute urgence. C’est pourquoi je m’étais rendu sur l’Aventin, chez Podalydès, le Grec affranchi, celui qui s’est spécialisé dans les esclaves pour soins du visage et du corps.

Je passai en revue sa marchandise et finit par tomber sur une petite nubile de Cyrénaïque qui, m’assura Podalydès, ferait très bien l’affaire. Elle savait couper les cheveux à ravir, friser, coiffer, raser la barbe, le torse et les jambes et faire des massages décontractants.

—Trente-cinq deniers, me dit-il.

Je pris un air hautain et offusqué à la fois.

—Tu plaisantes sans doute, méchant Grec !

—Vous savez, noble Seigneur, aujourd’hui, c’est le prix, m’assura-t-il. Les pirates de Cilicie, nos principaux fournisseurs, sont de plus en plus exigeants. On ne trouve plus rien de correct à moins de trente deniers, et cette petite Disiset est exceptionnelle, vous verrez.

—Disiset, tu dis ? Qu’est-ce que c’est que ce nom ridicule ?

—C’est celui d’une déesse égyptienne ou quelque chose comme ça, je ne suis pas sûr, mais ça peut se changer sans problème.

Comme j’hésitais encore, il me fit une proposition qui me parût honnête :

—Bon, allez, je vous fais un cadeau : vous la prenez à trente-deux deniers, mais sans garantie. Par contre, je vous propose une assurance à six deniers : si elle meurt avant deux ans, je vous la remplace gratuitement. Ça vous la fait à trente-huit deniers, mais avec une sécurité totale pendant deux ans ! Alors, noble Seigneur, qu’est-ce que vous en dites ?

Nous finîmes par nous mettre d’accord sur trente-neuf deniers avec une garantie de quatre ans.

Je repartis de chez Podalydès suivi par mon achat. Tout en redescendant les pentes de l’Aventin, je réfléchissais. « Trente-neuf deniers, me disais-je, c’est quand même cher pour une toute petite coiffeuse de Cyrénaïque. Elle n’a surement pas d’expérience, et en plus elle s’appelle Disiset ! On n’a pas idée ! Je me suis encore fait avoir ! Ah, c’est bien vrai ce qu’on dit : Méfie-toi du Grec quand il te fait un cadeau ! » D’un autre côté, je me disais aussi qu’avoir le cheveu bien coupé, bien frisé et bien soigné était indispensable pour tenir le rang qui depuis peu était devenu le mien. « De plus, un bon massage des fessiers, dont Disiset était spécialiste, ne pourra me faire que du bien après ma chevauchée matinale », pensai-je en me rappelant que mon Gaulois massait comme un barbare. Je pris aussitôt deux décisions : premièrement celle de couper par le Champ de Mars pour rentrer directement chez moi et deuxièmement, celle de changer le nom ridicule de Disiset en Andromaque, un vrai nom de coiffeuse, celui-là. C’est alors qu’en arrivant du côté du Théâtre de Pompée, je vis une grande assemblée de personnes debout sur les marches de la Curie. Je pouvais reconnaitre quelques sénateurs et chevaliers de ma connaissance ainsi que deux généraux. Le reste de la troupe était composé de la foule romaine habituelle, patriciens, marchands, soldats, esclaves… Tout à coup, je distinguai la haute silhouette de Marc-Antoine. Il riait très fort au milieu d’un petit groupe de soldats de sa garde. Je m’approchai et il me reconnut aussitôt. Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre.

—Ave, Marcus Antonius ! le saluai-je. Que se passe-t-il ici donc ce matin ?

—Ave, Quintus Tertius ! Nous allons tenir une séance du Sénat dans le Théâtre de Pompée. Nous attendons César.

—Mais toi qui ne daignes jamais venir à ces séances, pourquoi es-tu là aujourd’hui ?

—Par sécurité. On craint un attentat contre César. Mais tant que je serai à ses côtés, ces lâches ventripotents de sénateurs n’oseront pas lever la main sur lui. Tu vois là-bas, c’est Brutus. Regarde cet air avantageux qu’il prend. Pourtant il suffirait que j’éternue pour qu’il prenne peur et s’enfuie ventre à terre. Mais parlons d’autre chose, mon vieux Quintus, qu’est-ce que c’est que cette petite chose toute bronzée que tu traines derrière toi ?

—Ça ? C’est Andromaque, ma nouvelle coiffeuse. Je l’ai depuis ce matin. Je ne l’ai pas encore essayée.

—Vraiment ? Écoute : comme d’habitude, César va arriver très en retard. J’ai donc un peu de temps devant moi. Cela t’ennuierait-il beaucoup si j’essayais Andromaque à ta place ?

—Tu sais bien que je ne peux rien refuser à celui qui m’a sauvé la vie à Alésia et à Pharsale. Mais ne me l’abîme pas, hein ! Elle est toute neuve.

Je regardai Marc-Antoine s’éloigner de son pas de géant, entrainant derrière lui ma petite coiffeuse. Je m’assis sur la margelle de la fontaine pour réfléchir sérieusement. J’étais là à penser au style qu’Andromaque pourrait donner à ma nouvelle coiffure quand une clameur s’éleva de l’autre bout de la place. « César, César ! Vive Jules César ! Vive le Dictateur, Vive le Roi ! » C’était sans doute César qui approchait. Et Marc-Antoine qui n’était pas là ! Je me dressai sur la pointe de mes sandales et, par-dessus la foule, je réussis à apercevoir l’Imperator qui pénétrait dans la Curie, suivi de peu par Brutus. Et Marc-Antoine n’était pas toujours pas là ! Il allait surement se faire réprimander par César. Eh bien tant pis pour lui, après tout. On ne peut pas tout avoir à la fois, les honneurs et le plaisir. Devant les marches de la Curie, la foule s’était dispersée et je m’étais remis au frais près de la fontaine. J’en étais à penser aux massages des fessiers quand des cris se firent entendre. Derrière un Brutus exalté qui, la toge en sang, brandissait un poignard en hurlant, des sénateurs excités sortaient de la Curie en criant « Le tyran est mort ! Nous avons tué César ! Vive la République ! Vive Brutus ! ». De l’autre côté de la place, Marc-Antoine, affolé, à peine habillé, sans armes, arrivait vers moi en courant et en criant « César ? Où est César ? ». Lorsqu’il passa à côté de moi, je lui demandai :

—Et ma coiffeuse ?

Il ne prit même pas la peine de me répondre et poursuivit sa course vers la Curie.

Je n’ai jamais revu Andromaque, ni César d’ailleurs. Trente-neuf deniers, quand même !

Finis

Et si vous avez deux minutes et dix-sept secondes de plus, vous pouvez regarder un extrait de ce chef d’oeuvre méconnu dans nos contrées : 

« A funny thing happened on my way to the forum »

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