Le Cujas (66)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Treizième partie

 Que du champagne, tu parles ! Il m’a même dit que c’était ce soir-là qu’il avait découvert le charme et les avantages des bordels. C’est pour ça qu’il venait régulièrement au Marquis et qu’il a continué à La Marquise pendant un temps après la Libération. Mais maintenant, il est ministre. Alors, il faut qu’il fasse plus attention. Je suppose qu’il se fait livrer à domicile ! Bon, moi, j’ai rien à y redire, chacun ses goûts, mais c’est juste pour vous montrer que c’est un fameux baratineur, le Georges !

Au Marquis. La première fois qu’il y est venu, il se trouve que j’étais là, en tournée d’inspection, si j’ose dire. Je ne le connaissais pas, mais j’ai bien vu qu’il accompagnait un sous-ministre quelconque de Vichy, alors je me suis dit que c’était sûrement un bonhomme à cultiver. Et puis je le vois qui croise Simone et les voilà qui se tombent dans les bras l’un de l’autre, et qui s’exclament, et qui se congratulent. Je me suis approché et Simone me l’a présenté. On est allé boire une Veuve Clicquot dans un coin du bar et on a fait connaissance. Je me disais qu’un type du Ministère de l’Intérieur, ça pouvait toujours servir, et je l’ai soigné. Et ça a servi, je peux vous le dire… J’avais toujours besoin de formulaires pour les autorisations de transport, de bons d’essence et même de cartes d’identité et de passeports vierges à fournir à des amis ou à vendre à des clients. Alors, la deuxième fois qu’il est arrivé au Marquis — je n’étais pas là, mais j’avais demandé à Simone de me prévenir — j’y suis allé vite fait et je l’ai sondé gentiment sur des possibilités de coopération. Je peux vous qu’il n’a pas été trop difficile à convaincre, le grand serviteur de l’État. En moins d’un mois, on avait mis au point un gentil petit trafic de faux papiers. Ce qui est marrant, c’est que quelques-uns de ces papiers ont servi à des juifs, et même à des pilotes anglais, deux fois, pour sortir de France. On pourrait presque dire comme ça que Cambremer, ça a été un Résistant de la première heure !

….

Tu parles ! Les papiers qu’il me fournissait, il ne savait même pas où ils allaient. Et même, il ne voulait pas le savoir… On n’a pas mis longtemps à monter d’autres opérations, du marché noir surtout… essence, alcool, tabac… Ça lui a rapporté un paquet d’oseille, vous savez. A moi aussi, d’accord, d’accord…

Mais il y a eu l’affaire Sammy… Vous vous rappelez que, quand il s’était fait embarquer, j’avais téléphoné un peu partout, y compris à Vichy, pour essayer de le faire sortir de là.

Non, pas à Cambremer, mais à un autre type que je connaissais là-bas. Appelons-le Durand. Eh bien, quand je l’ai au téléphone, Durand me dit que lui ne peut rien faire, mais que je devrais téléphoner à un autre gars qu’il connaît. Ce gars-là, qu’il me dit, c’est un ami de Bousquet, il peut tout faire.

Bousquet, c’est le Secrétaire général de la Police. Il est tout puissant, c’est un ami de Heydrich et des SS les plus durs. Son procès en Haute Cour de Justice vient de se terminer…  une condamnation tout ce qu’il y a de léger, entre nous. Bousquet, c’est le grand ordonnateur de la rafle, et Durand me donne le nom du gars à contacter : Cambremer, Georges Cambremer. Je ne dis pas à Durand que je le connais, et je l’appelle illico. Et là, Cambremer refuse. Il refuse de faire quoi que ce soit. J’insiste, j’insiste, il refuse. J’insiste encore, il me dit que les juifs, il n’en a rien à faire. Je lui dis que Sammy est un ami, un frère. Il me dit que peut-être, mais que c’est un juif quand même. Je finis par le menacer de révéler ses trafics à son ministre. Il me menace de dénoncer les miens à la Carlingue. Bref, pas moyen de s’entendre. J’abandonne et Sammy part à Treblinka…

On est en juillet 42 et à partir de là, je commence à faire très attention avec Cambremer. Je ne coupe pas les ponts d’un coup, ç’aurait pu être dangereux, on ne sait jamais, mais je réduis petit à petit mes affaires avec lui et je le vois de moins en moins. Et puis quelques mois plus tard, j’apprends qu’il est parti pour Londres. À partir de là et jusqu’à la Libération de Paris, je n’en sais pas plus que vous.

Je n’en sais rien, mais c’est possible. C’est possible que sur cette période, il ait raconté la vérité. D’ailleurs, il y a deux choses qui me font penser ça. La première, c’est que son histoire depuis son départ en Angleterre était facile à vérifier. Il parait que les archives des FFL de Londres étaient particulièrement bien tenues. Pour ce qui est des FFI à Paris, personne n’est allé dire le contraire de ce qu’il avait raconté de ses actions en aout 44. Et s’il y avait eu quelque chose, je peux vous dire que les excités de l’épuration l’auraient trouvé ! La deuxième, c’est que quand il est entré au Cabinet de Queuille en fin 47, je suis allé le voir. J’avais compris que ce gars-là allait monter dans la politique, et vite. Je voulais voir s’il y avait moyen d’établir une sorte de coopération avec lui. C’est qu’à l’époque, je commençais à monter des affaires honnêtes et son aide aurait pu m’être sacrément utile ! Eh bien, c’est tout juste s’il ne m’a pas fichu dehors. Il fallait que je comprenne que, dans sa nouvelle situation, il ne pouvait pas se permettre d’avoir quoi que ce soit en commun avec moi. Il ne voulait plus entendre parler de moi. Il me faisait comprendre que, de là où il était, il pouvait me causer pas mal d’ennuis, que s’il ne le faisait pas, c’était en souvenir de notre ancienne amitié, et cetera, et cetera… Notre ancienne amitié ! Tu parles ! Il craignait surtout que moi, je balance ce que je savais sur lui de sa période Vichyssoise ! Bref, on s’est séparé là-dessus, sur une sorte de gentlemen-agreement comme disent les anglais : toi, tu la fermes, et moi j’oublie ce que je sais !  C’est comme ça que ça marche, qu’est-ce que vous voulez ? Cambremer est en train de se refaire une virginité et jusqu’ici, ça m’a tout l’air de réussir. Maintenant, on va tous le regarder grimper. Je vous parie qu’un jour, il deviendra Président du Conseil, ce salopard. Qu’est-ce qu’on y peut ? Pas grand-chose, pas vrai ?

Voilà… maintenant, vous savez tout. Faites-en bon usage.

Pourquoi je vous ai raconté tout ça ? Mais parce que ça m’amuse, c’est tout. Voilà. Bon, maintenant, je vais vous laisser. Bon sang de bon soir, il neige toujours. C’est fichu pour rentrer à Bougival. Je vais aller coucher à La Marquise. Ça me changera…

Dash, si vous avez besoin de quoi que ce soit, hein, vous savez où me trouver. Et souvenez-vous que si vous avez besoin d’argent pour vous faire éditer…

Allez, bonne nuit Monsieur Stiller, et écrivez-nous un bon livre, hein !

Mais je ne me fais pas de souci, je suis sûr qu’il me plaira beaucoup… on est amis maintenant, pas vrai ?

Allez, salut kamrat !

Fin du Chapitre 9

 

Bientôt publié

Demain, 07:47 Le Cujas (66)
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27 Mai, 07:47 Jeudi 22 avril, à Paris
28 Mai, 07:47 L’examen de minuit
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