Le Cujas (65)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Douzième partie

 Bon, Cambremer…
Ah ! D’abord, tenez ! Je vous rends vos notes.

Il n’y a pas de quoi, c’est bien normal. De toute façon, j’en garde une copie : j’ai tout fait taper ce matin à Bougival. C’est du rapide, hein ! Elles s’y sont mises à plusieurs, faut dire.

Bon ! Cambremer ! Allons-y !

Cambremer, Georges, la trentaine, Polytechnicien, bel homme, fils de l’industriel Fernand Cambremer, agent de De Gaulle infiltré à Vichy, membre de plusieurs cabinets ministériels et maintenant, ministre des Anciens Combattants… un homme très remarquable, Monsieur Cambremer… beaucoup de relations… promis à un grand avenir… enfin, peut-être.

Tout ça, c’est ce qu’il vous a dit, c’est ce que vous avez écrit. Et tout ce qu’il vous a dit, c’est vrai… ou presque… Non, presque, c’est pas le mot que je cherche. Ah ! Comment dire ? Vous savez, au tribunal, quand on interroge un témoin, on lui fait jurer de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Eh bien, notre ami, il n’a pas dit toute la vérité. Il en a caché une bonne partie, même. Dans chaque mensonge, il a mis un peu de vérité, et vice-versa. Il a changé une date, ici ou là, il a mélangé des personnages, il a même avoué quelques erreurs, et ça, quand on raconte des bobards, c’est la meilleure méthode pour qu’on vous croie. C’est qu’il est loin d’être bête, l’ami Georges. Bref, avec ça, il a entourloupé tout le monde, et vous le premier.

Par exemple, tenez : est-ce qu’à un moment quelconque, il vous a dit qu’il connaissait Casquette, ou Sammy, ou moi ? Non, bien sûr ! C’est même tout juste s’il reconnaissait vaguement Simone sur la photo. Eh bien, je peux vous dire qu’il nous connaissait, Sammy, Casquette et moi. Et pas qu’un peu !

On y reviendra. En attendant, un autre exemple : il vous a raconté que sa brouille avec son copain Colmont, ça venait d’un désaccord politique. En fait, on n’a aucune raison de penser qu’Isabelle vous a raconté des histoires, et on sait bien vous et moi que c’est à cause d’elle qu’ils se sont disputés. Autre chose : ce que vous ne savez probablement pas mais que moi je peux vous affirmer, c’est que sur le plan politique, ce ne sont pas les Colmont qui étaient d’extrême droite. Au contraire, c’était les Cambremer. Le père de Georges, Fernand Cambremer était sorti de Polytechnique une trentaine d’années avant son fils. Lui et son frère, Charles, l’oncle Charles, avaient créé une société de fabrication de wagons de chemin de fer et leurs affaires marchaient bien. Fernand était passionnément anticommuniste, il n’aimait pas beaucoup les juifs non plus et il faisait des dons réguliers à l’Action Française. En 1930, il s’est rendu à Stuttgart pour affaires et il a rencontré Hitler dans un diner avec des industriels allemands. Il parait que ce salopard de führer avait un pouvoir de séduction incroyable. Cambremer père a été convaincu par le petit moustachu et il est devenu un sympathisant actif du parti Nazi en France. Il a même été invité à assister au grand raout que Goebbels avait organisé à Potsdam pour célébrer la victoire d’Hitler aux élections de 1933. C’est le lendemain qu’il s’est tué en voiture, entre Potsdam et Berlin.

Eh bien, mais tout ça, c’est Cambremer fils qui me l’a raconté pendant l’occupation. Il en était plutôt fier, dans le genre « vous vous rendez-compte, mon père a rencontré Hitler presque en tête à tête, et ça dix ans avant qu’il ne devienne le führer de toute l’Europe ! »  Évidemment, à l’époque, ce n’était pas forcément mal vu. Mais quand il a fallu vous raconter l’histoire, les choses avaient drôlement changé. Alors, ce sont les Cambremer qui sont devenus de bons français républicains et modérés et les Colmont de méchants royalistes d’extrême-droite. Pas bête, non ?

Mais c’est pas tout. Si on creuse un peu, et c’est ce que j’ai fait, vous savez que j’aime bien me renseigner sur les gens que je fréquente, on trouve que quand il était étudiant, il a même fait un tour du côté de la Ligue des Jeunes Patriotes. Mais une fois à Polytechnique, on lui fait comprendre que c’était pas convenable. Alors, il a laissé tomber. Mais son oncle  était resté Action Française, et il l’a pas mal introduit auprès de tout ce qui comptait dans la Droite française. En particulier auprès d’Abel Cottard, dont il vous a raconté qu’il l’avait introduit à Vichy pour « surveiller le Maréchal ». Une rigolade, oui. Comme si on pouvait surveiller Pétain. Ce qui est sûr, c’est que Cottard était à Vichy pour mener une franche politique de collaboration avec les Allemands. D’ailleurs, la Résistance ne s’y est pas trompée : elle l’a fait descendre en 43.

Oui, un vrai collabo, le Cambremer. En tout cas, pendant un temps. Je l’ai un peu fréquenté à cette époque.

Oh non ! J’y ai jamais mis les pieds, à Vichy ! Qu’est-ce que j’aurais pu y faire. Les vraies affaires, c’était à Paris que ça se passait. Non, c’est Cambremer qui venait à Paris, souvent même. Il ne vous l’a pas dit non plus, ça, pas vrai ? Il racontait qu’il venait en mission de coordination, vous savez, entre le Gouvernement de Vichy et la Préfecture de Police de Paris. En fait, il venait surtout pour ses affaires à lui et pour fréquenter Le Marquis. C’est là que je l’ai rencontré.

Bien sûr, et pas qu’un peu ! Deux ou trois jours d’affilée, des fois. Cambremer au bordel ! Ça vous étonne ? Ça ne devrait pas pourtant…

Réfléchissez un peu. Dans tout ce qu’on vous a dit sur lui, vous avez entendu parler d’une femme, d’une maîtresse, d’une liaison ? A part Isabelle, bien sûr, mais c’était un truc de gosses. Aujourd’hui encore, notre ministre est célibataire, il vit seul avec sa mère dans son appartement du Trocadéro. Attention, c’est pas une pédale pour autant, hein ! Faut pas croire ! Il est même très actif avec les femmes, mais pratiquement jamais qu’avec des putes. De haut vol, les putes, mais des putes quand même. Ça m’a fait rire quand il vous a raconté que pendant cette fameuse nuit au Chabanais, il n’avait consommé que du champagne. Que du champagne, tu parles ! Il m’a même dit que c’était ce soir-là qu’il avait découvert le charme et les avantages des bordels. C’est pour ça qu’il venait régulièrement au Marquis et qu’il a continué à La Marquise pendant un temps après la Libération. Mais maintenant, il est ministre, alors, il faut qu’il fasse plus attention. Je suppose qu’il se fait livrer à domicile ! Bon, moi, j’ai rien à y redire, chacun ses goûts, et ça fait marcher le commerce… mais c’est juste pour vous montrer que c’est un fameux baratineur, le Georges !

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