Le Cujas (63)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Dixième partie

Alors, je me suis dit que Sammy avait dû être balancé.  À cette époque, c’était une sorte de sport à Paris, de dénoncer des Juifs, alors pourquoi pas Sammy ? Balancé, mais par qui ? Un type d’une autre bande à qui il aurait fait du tort ? Un cave qu’il aurait rançonné un peu trop fort ? C’est que dans notre métier, on se fait pas que des amis, pas vrai ? J’ai tourné ça dans ma tête pendant longtemps, et puis les semaines ont passé. On était sûrs maintenant que Sammy ne reviendrait jamais. Alors, il a bien fallu qu’on se réorganise sans lui. Qu’est-ce que vous voulez ? Les affaires… Le temps a passé et puis, forcément, on a pensé à Sammy de moins en moins et puis plus du tout.

Et voilà qu’un soir, je sais pas pourquoi, je me remets à penser à lui, et à Casquette, et à Simone, et que je me dis tout content que c’est bon pour les affaires et bon pour elle qu’elle ait retrouvé un homme, et qu’en plus, ce soit un gars de la bande. Et puis je me dis que Casquette, il l’a quand même prise bien vite, la place de Sammy, qu’il l’a prise dans la bande, au Marquis et dans le lit de Simone, et tout ça en moins de deux, et que ça c’est quand même drôlement bien goupillé pour lui. Et d’un seul coup, ça m’a sauté aux yeux ! C’était Casquette qui avait donné Sammy à la Gestapo. C’était lui, forcément. D’abord, il y avait tout intérêt. La preuve : ce qu’il était devenu depuis que Sammy n’était plus là. Et puis ses petites réflexions amères contre Sammy…  Et puis le fait qu’on n’avait pratiquement que des clients allemands au Marquis, des flics allemands, des soldats allemands, des fonctionnaires allemands, et que Casquette les connaissait, et qu’il avait très bien pu en trouver un à qui glisser les détails sur Sammy. Alors, j’ai causé un peu avec le petit personnel du Marquis, le gorille à l’entrée, le barman, quelques filles aussi, et ça ne m’a pas pris longtemps pour trouver des trucs louches : on avait vu Casquette amener au Marquis un français à la sale gueule… Pierrot de Nantes, on l’appelait. C’était curieux, parce qu’au Marquis, le claque le plus chic de Paris, on avait plus l’habitude de voir des officiers allemands et des huiles françaises que des petits voyous sans envergure. Mais, comme le type venait avec Casquette, personne ne faisait attention. Quand j’ai appris ça, j’ai réuni la bande pour leur demander s’ils connaissaient une gouape qui se faisait appeler Pierrot de Nantes. Et il s’est trouvé que Tony le connaissait un peu. Je me souviens qu’il m’a dit : « Patron, faut pas t‘approcher de ce type. C’est un dangereux, un ancien flic qu’a tourné voyou. Il est entré dans la Carlingue et il est copain comme cochon avec la moitié de la Gestapo ! » C’était clair : Casquette s’était servi de ce type pour se débarrasser de Sammy.

La Carlingue, c’était une espèce de police française au service de la Gestapo. C’était surtout des gangsters qui s’enrôlaient dedans. Ils rendaient des services aux Allemands, et en échange, les Allemands fermaient les yeux sur leurs trafics. Moi, j’ai jamais voulu qu’aucun de mes gars entre à la Carlingue. On a beau être hors la loi, il y a quand même des limites, pas vrai ? En quelques mois, le Pierrot de Nantes est devenu un type important, très efficace contre les Juifs et les résistants, tout en en profitant pour faire fortune. Ça lui a pas beaucoup servi : on l’a fusillé à Noël 44. Y a une justice, quand même !

Oui, j’étais sûr que c’était Casquette, mais je n’ai rien fait. Faut dire que je n’avais aucune preuve.

Non, Dash, vous avez raison, c’est pas ça qui m’a arrêté. C’est vrai que j’aurais pu l’entreprendre dans un sous-sol, lui faire cracher le morceau. Mais s’il avait avoué, et il l’aurait fait, c’est sûr, j’aurais été obligé de le descendre… question d’honneur et de discipline dans la bande. Mais supprimer Casquette, à quoi ça m’aurait servi ? Faut quand même comprendre : Le Marquis marchait bien et depuis que Sammy était plus là, c’est Casquette qui faisait tourner la boutique. Et puis, je me disais aussi que, si je m’en prenais à lui, je risquais d’avoir des ennuis avec la Carlingue, et ça, ç’aurait vraiment été mauvais pour les affaires. Alors, j’ai rien dit, ni à Casquette bien sûr, ni à Simone, ni à personne. Il serait toujours temps de voir ça plus tard, si la situation changeait.

Ben, oui, je veux dire, si les Allemands rentraient chez eux, un jour. Bon, aujourd’hui, ils sont plus là, mais à ce moment-là on ne savait pas combien de temps ça allait encore durer. Maintenant, Casquette est à la Santé. Alors qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous voyez, je l’ai toujours pas dit à Simone, pas même à Sammy. Franchement, ça servirait à quoi ?

Dites-donc, vous avez vu ? Voilà qu’il reneige ! Si vous voulez que je vous ramène à Paris, il vaudrait mieux partir maintenant. D’accord ?
Jožko, va faire chauffer la voiture. On te rejoint au garage.
Eh ben, mon cher Dashiell, on peut dire que je vous en aurai appris des choses depuis votre arrivée à Bougival !

….

Sur Cambremer ? Oui, y’aurait des choses à dire, mais je ne sais pas si je dois vous mettre au parfum. Et puis, de toute façon, il est presque 5 heures, la nuit va tomber. Si vous ne voulez pas dormir à Bougival encore une fois, il va vraiment falloir qu’on s’en aille maintenant. On parlera de Cambremer dans la voiture, si vous voulez. Allez, on y va ?

*

Dis-donc, Jožko, prends pas par Nanterre.  Avec cette neige, on pourra jamais passer. Va plutôt chercher la nouvelle autostrade à Rocquencourt. C’est plus long, mais y aura surement moins de problème. D’accord ?

Bon, mon cher Dash, voilà : on est bien au chaud, confortables, Jožko conduit comme un chef et on a au moins une heure devant nous. Alors, si vous me parliez un peu de vous ?

C’est incroyable, ça, quand même ! Vous passez votre temps à faire parler les gens, vous noircissez des pages et des pages avec ce qu’ils vous racontent et quand on vous pose la moindre question personnelle, toc, ça y est, vous vous refermez comme une huître et il n’y a pas moyen de vous tirer quoi que ce soit. Ça commence à être agaçant, vous savez ? Dis-moi, kamrat, est-ce que tu serais timide ? Ou alors, est-ce que par hasard tu n’aurais pas des choses à cacher ? Non ? Alors, qu’est-ce qui t’empêche comme ça de raconter quoi que ce soit sur toi-même ? Et d’abord, tu veux faire quoi, avec toutes ces interviews ?

Un roman. Bon, d’accord, disons un roman… peut-être… mais toi, d’où est-ce que tu viens, toi ? C’est quoi ton histoire ?

À SUIVRE

Bientôt publié

18 Mai, 07:47 Tableau 348
18 Mai, 16:47 Rendez-vous à cinq heures à la Terrasse des Naufragés
19 Mai, 07:47 Métropolitain
20 Mai, 07:47 Le Cujas (64)

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