Le Cujas (59)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Sixième partie

Bon, c’est pas tout, mais vous devez avoir faim, non ? On fera pas le tour du parc, alors ! De toute façon, avec cette neige… Tenez, en passant, jetez quand même un œil sur le jardin de derrière : c’est joli, cette pelouse couverte de neige, vous ne trouvez pas ?  Là, c’est le trou que je fais faire pour la piscine, et derrière là-bas, ce sera le tennis. Tout ça devrait être fini avant le printemps, mais avec les ouvriers, vous savez, on n’est jamais sûr… Bon, allez, à table.

*

Vous aimez les vins français, Monsieur Stiller ? Il parait que c’est ce qu’on fait de mieux. Celui-ci, c’est un Saint-Estèphe 1939. On dit que c’est une très bonne année. Moi, je n’en sais rien, je n’aime pas le vin. Je préfère la bière et les alcools forts, le cognac, le scotch et l’aquavit par exemple. Mais j’ai une cave remplie de grands crus pour les invités. Alors, comment vous le trouvez ?

Ah oui, c’est vrai ! On en était resté à Copenhague au début de la guerre, en août 14. Pour nous, pendant quatre ans, ça a été une sacrée époque. Presque toute l’Europe était en guerre sauf le Nord : la Suède, la Norvège, le Danemark et même les Pays-Bas étaient neutres. Alors, vous pensez si le commerce marchait bien, et quand le commerce marche, les affaires des truands courent devant. Jahnsen ramassait de l’argent de partout, surtout avec les trafics du port et, comme bras droit du patron, j’en avais ma part. On peut dire que pour nous, c’était ça, la Belle Époque. Et puis tout a une fin, pas vrai ? La guerre a fini. Les affaires ont marché encore un peu sur l’élan et puis c’est devenu plus compliqué. Il y avait un nouveau chef de la police à Copenhague, un pur et dur. Ça facilitait pas les choses. C’était notre crise à nous, quoi ! Et puis j’ai eu des mots avec Jahnsen. Ça a dégénéré pas mal, et j’ai pas eu le dessus. Alors, j’ai préféré abandonner le terrain.

Paris m’avait toujours tenté. J’y avais fait un petit voyage en touriste en 19 et j’avais vu qu’il y avait des possibilités. Alors, j’ai pris mes cliques, mes claques et tout l’argent que j’avais pu mettre de côté et je me suis installé à Paris. Je connaissais personne, ni les flics ni les voyous. J’ai dû repartir de zéro. Mais j’avais trente ans tout juste et déjà pas mal d’expérience.  Et pas mal de fric aussi. Alors pendant un an, je n’ai pas bougé une oreille, je n’ai pas fait un seul coup, pas une seule erreur. J’ai embauché deux-trois bonshommes, je me suis baladé, j’ai regardé, j’ai appris qui était qui et j’ai vu où il y avait des faiblesses. Et puis, pendant l’été 21, je me suis lancé, tout de suite en grand, dans la protection des hôtels et des bistrots entre le Boulevard Voltaire et les Fortifications, pour commencer. En deux ans, je dirigeai un bon quart de Paris. Après je me suis diversifié, les cambriolages, le recel, le jeu, les filles ; j’ai acheté trois ou quatre bars, un restaurant, et puis je me suis étendu vers le Nord, et puis jusqu’à Pigalle… la consécration. Je vous passe les détails, Stiller, mais croyez-moi, ça a été une vraie réussite, et j’en suis fier.

Pourquoi on m’appelle le Suédois, et pas le Norvégien, ou même le Danois ? Mais parce que les Français sont nuls en géographie, mon vieux ! Pour eux, Norvège, Suède, Danemark, tout ça c’est pareil ! Alors, va pour le Suédois !  Bon, assez parlé de moi. Vous avez vu le soleil qu’il fait dehors ! Si on allait marcher un peu ? Il y a quelque chose que je voudrais vous montrer. Ce n’est pas loin, c’est juste de l’autre côté de la route. Vous allez voir, c’est intéressant. Mais il va falloir se couvrir. Il fait un froid de loup. Vous venez ?

*

 

Vous voyez ce bâtiment, là-bas, celui qui est construit sur la Seine ? Eh bien, c’est la machine de Marly. Mais d’abord, une question : vous avez visité Versailles ?

Ah oui ! C’est vrai, vous étiez venu à Paris avant la guerre… Donc vous avez vu tous ces bassins, ces dizaines de fontaines, ces milliers de jets d’eau… Eh bien, c’est dans ce bâtiment que se trouvent les pompes qui montent l’eau de la Seine jusqu’à Versailles. Cent cinquante mètres de dénivellation sur une dizaine de kilomètres. Vous allez voir, c’est impressionnant. A l’intérieur, faudra faire attention parce que ça glisse, hein ! À cause de l’humidité… Allez, on entre.

*

Excusez-moi, je suis obligé de crier. Toutes ces roues qui tournent en brassant l’eau de la Seine, ça fait un bruit du diable. On va prendre la galerie qui longe les roues et on va se mettre dans le petit bureau vitré là-bas. On y a une bonne vue sur les machines. Attention, je vous dis ! Ça glisse !

Ah ! On est mieux ici, pas vrai ? On peut parler normalement. Bon, je fais le guide. La première machine de Marly a été construite en 1680. Ce n’est pas celle que vous voyez aujourd’hui. Celle-ci date de 1860. C’est la machine de Dufrayer. Elle comporte six roues à aubes de douze mètres de diamètre. Chaque roue a une largeur de quatre mètres cinquante. Le courant de la Seine fait tourner les roues à aubes, les roues entrainent des pompes hydrauliques et les pompes montent l’eau de la Seine jusque dans de grands réservoirs, près du château.
C’est beau, non ? Il n’y a jamais personne, ici. Ça tourne pratiquement sans surveillance. Je me suis fait faire une clé. J’y viens de temps en temps pour me changer les idées. Je reste là à réfléchir. Cette impression de puissance que dégagent ces roues qui tournent sans arrêt, jour et nuit, toute l’année, moi, ça me fascine. Et vous, Monsieur Stiller, qu’est-ce que ça vous fait ?

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