Le Cujas (56)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Troisième partie

Alors, j’ai coupé les ficelles et j’ai commencé à lire pendant que Sammy se goinfrait son cassoulet. A un moment, il s’est endormi, la tête posée sur la table à côté de son assiette, les bras pendant de chaque côté de sa chaise. On aurait dit un gosse qui n’en peut plus. C’était tout attendrissant. Alors je l’ai porté sur le canapé du salon et je l’ai installé du mieux que j’ai pu, oreiller, couverture. L’était pas bien lourd, le Sammy. Déjà qu’avant, c’était plutôt un poids plume, maintenant, il pourrait même pas boxer dans les poids mouche.
J’ai lu toute le reste de la nuit. Eh bien, croyez-moi si vous voulez, Stiller, mais y a des moments où j’ai bien cru chialer. Bon, on arrive. On en reparlera plus tard.

Entrez donc, Monsieur Stiller, entrez chez moi… Bonsoir Sølvi. Il fait un sacré temps dehors, tu as vu ? Tu as allumé le feu dans le petit salon ? Parfait. Débarrasse donc monsieur Stiller de son manteau et installe-le devant la cheminée. Bon, Stiller, je vais vous laisser une minute, le temps de passer un coup de fil. Je vous ferai visiter tout à l’heure. Pour le moment Jožko va vous servir un verre. Il vous tiendra compagnie jusqu’à ce que je revienne. T’as compris, Jožko ? J’en ai pas pour longtemps.

*

Ah ! Ben, vous voyez, ça n’a pas été long. Bon, Jožko, sois gentil, va mettre la voiture au garage. Vas-y maintenant ; je voudrais pas qu’elle soit couverte de neige demain matin. Merci kamrat !

Vous ne vous êtes pas trop ennuyé avec Jožko ? C’est un brave type, vous savez… un sacré chauffeur et un mec de confiance, mais c’est vrai qu’en dehors des courses, il n’a pas beaucoup de conversation. Les courses, je présume que ça ne doit pas être votre truc, non ?

Bon, je vous ai apporté le journal de Sammy. Ça, c’est l’original : une vingtaine de petits cahiers crasseux, délavés, déchirés, chiffonnés, presque illisibles. Faut dire qu’il les a trainés partout pendant six ans. Un vrai miracle qu’il en ait pas perdu un seul ou que les Boches ou les Russes lui ai pas piqués, mais ils sont tous là. Je les ai fait taper à la machine par une amie pendant que Sammy était ici, avant que je l’envoie à Cannes. Comme ça, quand elle n’arrivait pas à lire, elle pouvait lui demander ce qu’il avait écrit. Et ça, c’est ce que ça a donné : trente-trois pages dactylo… trente-trois seulement… six années de camps et de cavale. Ça parait pas grand chose, hein ? Mais vous verrez, Stiller, ça va vous prendre aux tripes ! Moi en tout cas, c’est ce que ça m’a fait : ça m’a pris aux tripes. J’aurais jamais cru qu’un petit voyou comme lui aurait pu se sortir de tout ça, hein ? C’est qu’il en a bavé, le pauvre. Finalement, il est sacrément costaud, le petit juif !

Bon, vous verrez ça tout à l’heure. Pour le moment, on va passer à table. Vous venez ?

Ah, non ! Il est bien trop tard pour rentrer à Paris. Il y a au moins trente centimètres de neige sur la route. On ne passerait jamais. Non, le plus sage c’est que vous couchiez ici cette nuit. Je vous reconduirai moi-même à Paris demain matin. De toute façon, faut que je fasse une petite visite à La Marquise. Pour ce soir, on finit notre verre et on passe à table, d’accord ?

Écoutez Stiller, je vous dis qu’à cette heure, on ne passera pas la colline de Nanterre. Alors vous avez le choix, kamrat : vous restez ici bien confortablement pour la nuit ou vous rentrez à pied : huit kilomètres jusqu’à la porte Maillot. Là, avec un peu de chance, vous trouverez peut-être un taxi qui voudra bien vous prendre. Moi en tout cas, je ne sors pas ma voiture dans cette tempête. Alors ? Vous restez diner ou vous voulez votre manteau ?

Eh ben voilà ! Ça nous donnera une occasion de nous connaitre un peu mieux. Et puis, vous allez voir, Sølvi est une cuisinière exceptionnelle. Sa spécialité, c’est la langouste à l’aquavit et à la confiture d’airelles. Vous m’en direz des nouvelles. J’ai fait venir Sølvi de Narvik. Elle est norvégienne, comme les langoustes… et comme moi…

Ah oui ? Vous ne saviez pas ? Je suis Norvégien. Enfin… disons que j’étais Norvégien. Aujourd’hui je suis Français, mais je suis né en Norvège. Près de Narvik, justement. Comme patelin, on fait pas beaucoup plus au Nord ni beaucoup plus tarte ! Tu parles d’un joli port de pêche ! Enfin…

Donc, je suis Norvégien, et on m’appelle le Suédois. C’est marrant, non ? Je vous raconterai pourquoi tout à l’heure si vous voulez, mais avant, on va diner.

Sølvi ! Tu peux commencer à servir, on arrive !

*

Vous voyez ce que je voulais dire, Monsieur Stiller ? La langouste à la Narvik, c’est surprenant, non ?

Eh bien, vous le direz à Sølvi, ça lui fera plaisir. Vous voyez qu’en Norvège, y a pas que du saumon.

Oui, à propos, vous vouliez savoir pourquoi on m’appelle le Suédois et pas le Norvégien par exemple. Pas vrai ? Eh ben voilà. Je suis né à Narvik. Mon père était mineur. A Narvik, on est mineur ou pêcheur, y a pas le choix. On vit dans la crasse et la chaleur du fond ou dans le froid et l’humidité des chalutiers. Et moi, je voulais ni l’un ni l’autre. Alors, quand j’ai eu quatorze ans, j’ai quitté la baraque. Je me suis planqué dans un camion entre deux caisses de poissons. J’ai failli crever de froid pendant deux jours, mais quand le camion s’est arrêté et que j’ai soulevé la bâche, tout de suite je me suis dit que ça avait valu le coup. J’étais en plein milieu des halles d’Oslo, il faisait un temps splendide, presque tiède. Je me suis laissé réchauffer au soleil pendant une heure, un vrai bonheur. Et puis après, je suis parti au hasard dans les halles. Il y avait du monde partout, ça gueulait, ça chantait, ça rigolait…  Le bruit, la foule, la faim, j’en étais tout étourdi. Sur les étals, il y avait plein de nourritures incroyables, de la viande, des légumes, des fruits surtout, des fruits… Au passage j’ai piqué deux bananes. Vous vous rendez compte que j’avais jamais vu de banane ? Je savais pas ce que c’était. Au début, je savais même pas comment ça se mangeait, mais j’ai vite compris, croyez-moi ! Il y avait des hommes qui portaient des cageots, d’autres qui tiraient des charrettes, d’autres qui buvaient dans la rue ; il y avait des femmes qui vendaient, qui achetaient, qui plaisantaient ou qui s’engueulaient. Y en avaient qu’étaient sacrément jolies et même d’autres, carrément belles.

Ah, ça changeait de Narvik, avec ses mineurs crasseux et ses pêcheurs geignards, sans parler des femmes tellement emmitouflées qu’on n’en voyait qu’un nez tout rouge. J’avais l’impression d’être au paradis. J’ai trouvé du boulot tout de suite, dans la journée. C’était chez un négociant en bois. Les premières nuits, il m’a permis de dormir dans l’entrepôt. Je m’en souviens comme si c’était hier : il faisait bon et ça sentait le pin. Je crois que jamais je n’oublierai cette odeur. Et puis, ma chance a continué : au bout de quinze jours, j’ai rencontré une fille… Maja, elle s’appelait ; elle devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, dix de plus que moi. Ça vous étonne, pas vrai ? Faut dire qu’à l’époque, j’étais déjà costaud et qu’on me donnait vingt ans sans problème. Là, vous me voyez, je vais bientôt en avoir soixante, j’ai pris du poids et je perds mes cheveux, mais à quinze ans, j’étais plutôt beau mec. En tout cas, c’est ce que Maja n’arrêtait pas de me dire. On s’est mis en ménage, chez elle, juste en dessous de la citadelle. Elle travaillait dans une banque et moi, je m’occupais des machines à bois. On était bien. Je gagnais un peu d’argent, j’avais une femme qui me dorlotait. On s’aimait bien. Bref, on était heureux. Moi, je pensais pas, j’étais content…

Vous savez, Stiller, depuis, j’ai pas mal réussi, j’ai gagné beaucoup d’argent, je peux avoir tout ce que je veux, des maisons, des voitures, des tas de femmes plus belles que Maja, mais je vais vous dire, kamrat, je crois bien qu’Oslo, ça a été la plus belle période de ma vie…

Qu’est-ce que vous diriez d’un bon vieux scotch maintenant ? Ça fera passer la langouste, vous verrez…

Après ? Eh ben après, les choses ont commencé à mal tourner…

A SUIVRE

Bientôt publié

27 Avr, 07:47 Tableau 345

Demain, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : Pub
28 Avr, 07:47 Le bas de la colonne
29 Avr, 07:47 Le Cujas (57)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *