Le Cujas (55)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Deuxième partie

Non, ça servirait à rien ; il voudra pas vous rencontrer. Il est plutôt spécial, maintenant, vous comprenez ? Il est plus le même. On dirait que tout ça, ça a lui a bousillé les intérieurs, et quand je dis ça, je parle pas que des intestins. Il pense plus pareil, Sammy. Mais je l’aime bien quand même et je vais pas le laisser tomber. Je suis sûr que d’ici trois-quatre mois, il voudra se remettre au boulot. Il a montré ce qu’il savait faire. J’ai des projets pour lui.

Soyez un peu patient, Monsieur Stiller. Quand vous aurez lu son journal, vous saurez tout ce qui lui est arrivé. Écoutez, voilà ce que je vous propose : on file jusque chez moi à Bougival, je vous prête le journal de Sam et vous le lisez tranquille en buvant un verre devant un bon feu de bois. Après, je vous fais ramener à votre hôtel.

Pourquoi je le fais ? Mais parce que je pense qu’on doit bien ça à Sammy. Après tout ce qu’il en a bavé, on lui doit bien de faire connaître son histoire. Quand vous l’aurez lue, vous comprendrez. C’est vrai que ça lui a peut-être permis de survivre, mais il ne l’a pas écrit que pour lui, son journal. Il a voulu témoigner des horreurs qu’il a vécues, et maintenant qu’il est sorti d’affaire, il veut toujours le faire. Et moi, je veux l’aider. Et comme vous, vous pouvez l’aider, on est faits pour s’entendre. Voilà pourquoi j’ai voulu vous rencontrer. C’est clair ? Alors, vous acceptez de venir chez moi et après, vous faites ce que vous voulez du journal de Sammy. D’accord ?…

Écoutez, Stiller, je ne sais pas très bien ce que Casquette et Simone ont pu vous raconter sur moi, mais je pense que je ne suis pas le genre de personne que vous fréquentez d’habitude. Mais qu’est-ce que vous avez à craindre ? Il y a longtemps que je ne suis plus le gangster que vous croyez. La guerre m’a appris des tas de choses et maintenant je ne suis plus un voyou. Je suis un homme d’affaire comme les autres, ou presque. Alors, ne venez pas me jouer les effarouchées. Ne venez pas me dire que vous aviez prévu autre chose pour votre soirée.

Bravo, Monsieur Stiller ! Vous allez voir, vous ne serez pas déçu. Dites-donc, il neige de plus en plus. J’espère qu’on va pouvoir monter la côte de Nanterre. C’est le seul problème avec ces grosses américaines : sur la neige, c’est pas ce qu’il y a de mieux. Allez, on y va. On verra bien. Et puis si on se plante, Jožko est là pour pousser ! Pas vrai, Jožko ?

Oui, bien sûr. On a tout le temps d’ici Bougival. Attendez que je ferme la séparation. C’est pas la peine que Jožko entende tout ça. Pas vrai, Jožko ?

Bon, voilà, c’est tout simple. Il y a pas deux mois, j’étais en train de causer avec les hommes. Je les avais invités à dîner à l’Auberge Landaise parce que c’était mon anniversaire. Je fais ça tous les ans. Ça entretient les bonnes relations, et ça pousse les bonshommes à se déboutonner un peu. Vous savez, la chaleur des banquets… Mais moi, je fais attention de pas trop boire. Alors, ça m’arrive d’apprendre des trucs que normalement les gars oseraient pas dire. Pour diriger une bande comme la mienne depuis trente ans pratiquement sans accroc, faut être bien renseigné. Pour ça, j’ai mes méthodes : il y a mon dîner d’anniversaire et les pots que je leur paie à peu près une fois par mois. Il y a aussi les régulières de quelques-uns de mes hommes, les plus importants. Je file un petit pécule à ces dames à chaque fois qu’elles ont un truc intéressant à me raconter sur leur bonhomme. Tout ça, ça coute de l’argent, mais croyez-moi, c’est tout ce qu’il y a de rentable. Bon, faut dire aussi que les dîners à l’Auberge, c’est pas bien gros de débours, vu que je suis associé au trois quarts dans l’affaire depuis que l’ancien patron a pas pu me rembourser l’argent que je lui avais prêté.
Bon, bref, c’était à l’Auberge, largement après l’heure de fermeture, et on discutait, tranquilles, peinards, entre hommes. Tout d’un coup, y a un type qui frappe à la vitrine. Dans le noir du dehors, on peut pas voir qui c’est et on fait signe au cave que c’est fermé, qu’il aille picoler ailleurs. Mais le type insiste, alors j’envoie JP, un nouveau, voir un peu ce que c’est que cet enquiquineur. JP revient en disant que c’est une espèce de clodo, tout petit, tout maigre et tout mal foutu qui dit qu’il veut voir Le Suédois. JP a beau lui dire que le Suédois, c’est pas Madame Irma et qu’on le voit pas comme ça, non mais sans blague, mais le pauvre type insiste. Il dit qu’il veut voir le Suédois, qu’il s’appelle Samuel Gutemberg ou quelque chose comme ça, et que c’est pas un demi-sel de loufiat qui va l’en empêcher. Je crois que je devais être fatigué à cette heure, parce que je fais pas tout de suite le rapprochement avec Samuel Goldenberg… avec Sammy autrement dit. Faut dire que pour moi, Sammy, il est mort et enterré depuis longtemps. Je dis à JP d’aller coller deux baffes au clochard et de le virer de là à coups de pompes dans le train mais, je sais pas pourquoi, au dernier moment, je me ravise. « Bouge pas, JP, je dis. Je vais y aller moi-même lui causer, à ce Gutemberg. De toute façon, j’ai besoin de prendre l’air. » Et j’y vais. Et là, sur le trottoir, je vois un fantôme. Mais, il a beau porter un pantalon trop long avec des poches au genoux, un manteau trop court en astrakan râpé et un bonnet de marin enfoncé sur les oreilles, je le reconnais tout de suite, le fantôme : c’est Sammy.

Je vous passe les retrouvailles. Sammy flageole sur ses genoux et me tombe quasiment dans les bras. Sur le moment, je sais pas pourquoi, mais je tiens pas à ce que toute la bande sache que Sammy est là, alors je le prends par les épaules et je l’emmène jusqu’à un taxi qui maraudait devant le square d’Anvers et je l’emmène chez moi. Les gars de la bande pourront penser ce qu’ils veulent, j’en n’ai rien à faire. C’est pas leurs oignons. Et puis c’est pas mauvais qu’un chef soit un peu mystérieux.

Bref, on arrive chez moi. Je débouche une bouteille de mon meilleur bourgogne, je lui ouvre une boite de cassoulet, je pose tout ce qu’il faut sur la table de la cuisine et je le regarde s’empiffrer. « Mange, mon vieux, que je lui dis. Tu me raconteras demain. » Mais lui, sans rien dire, il arrête de mastiquer, il va chercher son manteau dans l’entrée et, de la doublure, il me sort une demi-douzaine de liasses de papiers attachées par des ficelles. Sans rien dire, il pose tout ça à l’autre bout de la table, il se rassied et recommence à manger.

Alors, j’ai coupé les ficelles et j’ai commencé à lire pendant que Sammy se goinfrait son cassoulet. A un moment, il s’est endormi, la tête posée sur la table à côté de son assiette, les bras pendant de chaque côté de sa chaise. On aurait dit un gosse qui n’en peut plus. C’était tout attendrissant. Alors je l’ai porté sur le canapé du salon et je l’ai installé du mieux que j’ai pu, oreiller, couverture. L’était pas bien lourd, le Sammy. Déjà qu’avant, c’était plutôt un poids plume, maintenant, il pourrait même pas boxer dans les poids mouche.

J’ai lu toute le reste de la nuit. Eh bien, croyez-moi si vous voulez, Stiller, mais y a des moments où j’ai bien cru chialer. Bon, on arrive. On en reparlera plus tard.

À SUIVRE

Bientôt publié

24 Avr, 07:47 Rhapsody in blue
25 Avr, 07:47 Le vaniteux
26 Avr, 07:47 Le Cujas (56)

 

 

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