Toute la ville en parle

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Voici un texte très laborieusement écrit pour répondre à la demande faite sur un forum d’écriture que je fréquente. Il faut préciser que l’auteur de la demande avait au préalable présenté un texte qu’elle avait conçu à partir de la photo d’un arbre dont un gros trou dans le tronc avait été comblé au moyen de briques et de mortier. C’était une histoire tout à fait agréable, à base de petits lutins qui aimaient trop faire la fête, ou quelque chose comme ça.

La demande qui suivait le texte était celle-ci : « au cours de la même balade, disait-elle, j’ai photographié une statue recouverte d’une bâche. Qu’est-ce que je pourrai bien écrire là-dessus ? »

Toujours prêt à rendre service et à retarder la rédaction du dernier chapitre de mon Cujas, j’ai proposé ceci :

 Toute la ville en parle

Toute la ville en parle. Depuis des mois, à l’heure où le gardien ferme les grilles du square Anastase Grougnard, un homme entre dans le jardin et s’y fait enfermer pour la nuit. Il a apporté avec lui deux grands sacs. L’un contient — c’est visible car les outils débordent du bagage mal fermé — tout un attirail de sculpteur, des marteaux, des maillets, des ciseaux, des pics, des brosses, enfin tout ce qu’il faut pour tailler et polir la pierre. L’autre sac ? Eh bien, personne ne sait ce qu’il contient. Quand la nuit tombe, en scrutant l’obscurité, les passants attardés peuvent apercevoir à travers les buissons qui doublent les grilles du jardin la vague lueur d’une lanterne. En écarquillant les oreilles, ils peuvent aussi entendre les coups rythmés que l’homme donne sur le gros parallélépipède de pierre qu’au début du printemps le nouveau Maire a fait apporter au centre du square. 
Et quand le jour se lève et que les grilles ont été rouvertes par l’unique employé municipal, l’homme aux grands sacs a disparu, et tout ce que les habitants peuvent voir au beau milieu du square, ce sont les plis d’une lourde bâche qui recouvre le bloc mystérieux.


Alors, le bon peuple s’interroge, c’est bien naturel :

— Mais enfin, dit l’un, qu’est-ce qui se trame sous cette bâche ?

— Moi, je crois que c’est une statue à l’effigie d’Anastase Grougnard, avance l’autre.

— Impossible, affirme le premier. Anastase était l’ennemi intime du beau-frère du nouveau Maire !

— Alors quoi ? demande le troisième

— Ben, oui ! quoi ? insiste le deuxième

— On aimerait quand même bien savoir où passent nos impôts ! proteste le premier.


On en était là de la conversation quand arriva sur la place un grand escogriffe tout habillé de bleu. Tous s’accordèrent à penser qu’il n’était pas de la ville.

— Ni de ses environs, soupira in petto un cinquième habitant qui n’avait rien dit jusque-là.

— Vous voulez savoir ce qui se cache sous la bâche ? demanda l’escogriffe à la cantonade.

Comme ce n’était pas vraiment une question, la cantonade resta coite.

— Eh bien, je vais vous le dire, moi !

Et il le dit :

— Ce qui se cache sous cette lourde bâche, ce qui occupe vos pensées inquiètes, ce qui perturbe vos esprits méfiants et pusillanimes, ce à quoi travaille le mystérieux sculpteur, car c’en est un, ce qui trouble le calme de vos nuits citadines, c’est ce que vous attendez tous depuis des années, c’est le futur monument aux morts de votre ville !

— Un monument aux morts, s’étonna la cantonade. Mais pour quoi faire ?

— Toute ville qui se respecte doit s’enorgueillir d’un monument aux morts, c’est bien connu ! déclara, sentencieux, l’escogriffe. Et de toute façon, c’est l’usage. Vous n’avez pas de monuments aux morts, il vous en faut un, vous l’aurez bientôt. Chaque nuit vous en rapproche, inexorablement.

Mais la cantonade ne se le tenait pas pour dit et elle le fit savoir en posant cette question :

— Un monument aux morts ? Et d’abord, comment le savez-vous, grand escogriffe ?

— Je le sais car j’ai reçu mission d’établir la liste des défunts de la ville qui eurent l’honneur de périr au champ d’honneur, justement, et dont les noms seront gravés à jamais dans la pierre et dans la mémoire des indigènes et des gens de passage, précisa l’étranger en bombant le torse.

L’un de membres de l’auditoire, sans doute le troisième de ceux qui avaient parlé plus tôt, mais c’est pas sûr, objecta :

— Mais, cher monsieur, si je puis me permettre d’objecter : à ce jour, nous devons constater, non sans le regretter d’ailleurs, qu’aucun habitant de cette ville n’est jamais mort à la guerre… tout au moins pour ce qui est des deux grandes Der des Der, de celle d’Indochine et de celle d’Algérie. Nous n’avons pas un seul mort en héros à vous mettre sous la dent. Désolé.

— Étonnant, s’étonna le scribe en puissance.

— Étonnant, mais avéré, confirma l’objecteur.

— Avéré, mais regrettable, poursuivit l’escogriffe.

— Pas de morts ? Regrettable ? s’offusqua quelqu’un.

— C’est que les crédits ont été décidés…

— Eh bien, il suffit de les dé-décider !

— C’est très contrariant et ce, pour plusieurs raisons, expliqua l’étranger.

— Et quelles sont ces raisons, je vous prie ?

— La première, c’est que de ce fait, ma mission devient sans objet et mes honoraires, itou.

— Cette raison-là, Monsieur le dresseur de listes, permettez qu’on s’en batte l’œil vigoureusement. Et l’autre raison, quelle est-elle, s’il vous plaît ?

— Eh bien, c’est que les crédits n’ont pas été que décidés… ils ont été dépensés, aussi !   Le marchand de pierre a été payé, le sculpteur aussi. Vous voyez que c’est très compliqué !

— Ça, on s’en fout aussi. Renvoyez la pierre au marchand, chassez le sculpteur et rendez l’argent ! C’est pas compliqué, ça, non ?

L’escogriffe était bien embêté, c’était visible, mais pas encore à court de ressources. Il eut une idée et dit :

— J’ai une idée : et si, au lieu de faire un monument aux morts, on vous faisait un monument aux mortes ? Je suis sûr que l’artiste serait d’accord.

— L’artiste peut-être, mais nous, sûrement pas, dit la cantonade, sortant de son mutisme. Et puis vous pensez bien que dans une ville où aucune guerre n’a jamais fait un seul mort chez les hommes, ce doit être encore pire, si nous osons dire, avec les femmes. Oui, nous savons, ça fait des phrases un peu longues pour une cantonade, mais ça valait le coup.

Mais l’escogriffe n’avait pas dit son dernier mot. Il eut une autre idée et dit :

— J’ai une autre idée ! Pour l’honneur de la cité, pour que l’étranger de passage, le touriste grégaire et l’explorateur médisant n’aille pas répandre le bruit que votre ville n’a jamais été peuplée que de couards et de déserteurs, je propose que l’on grave dans la pierre des noms inventés, des noms que l’on pourrait tirer, par exemple et au sort, de l’annuaire des abonnés au téléphone de la ville de Guéret, dans la Creuse. Je dis Guéret dans la Creuse parce que mon beau-frère est de là-bas, mais n’importe quelle ville pourra faire l’affaire. Je vous garantis que l’étranger de passage n’y verra que du feu.

Cette proposition fit l’objet de la part de l’assistance d’un refus scandalisé. Alors, l’escogriffe eut encore une idée et dit :

— J’ai encore une idée. A défaut d’inscrire sur le monument les noms des morts à la guerre, je vous propose à la place d’inscrire les noms des morts pendant la guerre. Voyez bien la nuance : pas à cause de mais pendant ! Vous en avez bien quelques-uns comme ça en magasin, quand même ! Et puis, ça fera sûrement plaisir à des tas de gens de voir leur nom de famille honoré sur un monument public, surtout s’ils n’ont rien fait pour. Et puis dans vingt ans personne ne fera plus la différence, vous verrez. Et puis moi, je pourrai établir ma liste, et subséquemment la facturer.

Cette proposition n’était pas pour déplaire à tout le monde, mais les moues dubitatives de la majorité des auditeurs ne laissaient rien augurer de bon quant à sa mise en œuvre. Aussi l’escogriffe eut une dernière idée et dit :

— Bon, j’ai une dernière idée. Vous ne pourrez pas dire que je ne fais pas d’efforts. Voilà, on pourrait dédier le monument à Johnny Hallyday, par exemple. Après tout, il est mort. Et comme la liste est brève, je suis prêt à vous faire un rabais sur mes honoraires.

 C’était tentant, mais l’un des habitants, qui paraissait être l’homme le plus drôle de son immeuble dit, goguenard :

— Johnny ? Ben, à tout prendre, je préférerais encore un buste d’Anastase Grougnard !

Tout le monde éclata de rire, et ce fut la deuxième mort de Johnny Hallyday. Alors, résigné, l’escogriffe sortit de sa poche l’ultime solution, celle qu’il aurait préféré garder pour lui, et vous allez comprendre pourquoi.

— Bon, écoutez ! C’est bien parce que c’est vous., mais j’ai une dernière proposition à vous faire, quoiqu’il m’en coute ! Voilà : on laisse le sculpteur achever son œuvre mais on ne met pas de nom sur le monument. Ce sera un monument en blanc, en quelque sorte. Pour les noms, je vous laisserai gratis, il le faut bien, un formulaire que vous remplirez tout à votre aise au fur et à mesure des besoins, pardon… au fur et à mesure des prochaines guerres.

Cette proposition fut adoptée par acclamations. Bien sûr, elle ne permettait pas de récupérer l’argent de la pierre ni du sculpteur, ce qui au demeurant paraissait tout à fait illusoire sinon impossible, mais elle faisait l’économie des honoraires de l’escogriffe et présentait l’avantage de préparer l’avenir. Somme toute, il fallait considérer ce monument comme un investissement.

Tout fut bien qui finit bien. Le monument vierge fut achevé et le sculpteur nocturne, dument payé, quitta la ville en emportant ses deux grands sacs vers les squares Anastase Grougnard de villes plus fournies en héros de guerre, car c’était un spécialiste du genre.

On décida de reporter l’inauguration de l’unique « Monument aux Morts sans Morts » de tout le pays au jour où l’on y inscrirait les premiers noms, ce qui selon certains ne saurait tarder. Il resta donc et demeure encore aujourd’hui recouvert de sa lourde bâche afin de protéger son flanc immaculé de l’affichage sauvage des placards publicitaires bariolés des cirques ambulants, des prospectus emphatiques des candidats aux élections municipales et des annonces mensongères des ventes de tapis après saisie.

Je vous le disais tout à l’heure : tout fut bien qui finit bien. Et réciproquement.
Toutefois, cette belle histoire ne peut s’achever sans répondre à ces questions qui demeurent pendantes :

— Qu’y avait-il dans le deuxième sac du sculpteur ?
— Pourquoi l’escogriffe était-il habillé de bleu ?
— Qui était Anastase Grougnard ?
— Pourquoi l’idée d’un buste à son effigie portait-elle à rire ?
— Où vont nos impôts ?

Cette histoire ne peut s’achever sans répondre à ces questions ?
Eh bien si, elle peut !
La preuve :

Fin

 

3 réflexions sur « Toute la ville en parle »

  1. Je suggère la liste des morts de la dernière guerre, pas encore terminée, celle du Virus, supposant qu’elle se terminera bientôt par notre victoire.

  2. Je l’ai lu avec amusement et y ai vu comme un style d’Alphonse Allais.

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