Le Cujas (40)

(…) le dimanche était réservé à la famille et le samedi après-midi, j’allais jouer au foot au Bois de Boulogne avec les garçons d’un patronage. J’avais bien essayé d’y entraîner Antoine, mais sans succès. Pourtant, un jour, il avait fini par accepter d’assister à l’un de nos matchs. Il pleuvait. Nous, les joueurs, nous étions trempés, couverts de boue, surexcités, heureux… Lui, je le vois encore nous observer, à l’abri dans la limousine familiale. C’est à peine s’il en avait entr’ouvert la vitre. A la fin de la partie, il était venu jusqu’à moi sous son parapluie pour me dire qu’il avait trouvé le spectacle assez ennuyeux et carrément vulgaire et qu’il était surpris que je me plaise à ce pugilat braillard que nous appelions du sport.

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Troisième partie

Ça a été la cause de la première de nos vraies disputes. Emporté comme j’étais, je le traitai de fillette et de poule mouillée et je lui tournai le dos. Le jeudi suivant, je refusai de me rendre chez lui, mais le jeudi d’après, à l’heure habituelle, il se présenta chez nous. Il apportait un bouquet de fleurs pour ma mère et, pour moi, un livre. Le livre, c’était Les Aventures de Tom Sawyer. Sur la page de garde, il avait écrit : « À mon ami Georges, parce qu’il aime les aventures et parce que je l’aime ; à Paris, le 22 avril 1927 » Ce bouquin, je l’ai toujours. Regardez, il est là, dans ma bibliothèque. Tenez, prenez-le…
Voyez cette écriture ! Étonnant pour un garçon de treize ans, non ? Et l’emphase de cette dédicace ? Et en même temps sa simplicité ! Elle m’avait touchée au cœur, au point que j’en avais la gorge serrée. Tenez ! Encore aujourd’hui… Incapable de prononcer un mot, je ne fis que lui serrer la main. Il comprit. A partir de ce moment, nos relations changèrent. Je ne saurais vraiment dire ni pourquoi ni comment, mais après cette brouille d’enfants, ou plutôt après cette virile réconciliation, nous n’étions plus les mêmes. Nous venions de passer de l’enfance à l’adolescence. En quelques jours, je dévorai Tom Sawyer. En quelques semaines, je cessai d’aller jouer au football, je rangeai définitivement mon Monopoly et mon train électrique.
Un soir, au milieu du diner, je demandai à mes parents l’autorisation permanente de sortir avec Antoine les jeudis après-midi comme je l’entendais. Nous n’étions plus des enfants, nous voulions discuter et découvrir Paris. Après une longue négociation, quelques cris, pas mal de supplications et aussi quelques fausses sorties de table, je réussis à obtenir l’autorisation demandée. Elle n’était que provisoire et son renouvellement mensuel était conditionné par une amélioration tangible — et je dis bien tangible, avait martelé mon père — de mes résultats scolaires. Mais l’autorisation, je l’avais. Je savais que ce même jour, Antoine devait présenter la même demande à ses parents. Je fus abasourdi d’apprendre de lui plus tard qu’il avait obtenu ce droit de sortie en quelques minutes et sur sa seule parole : cette liberté nouvelle ne devrait pas nuire à son travail et il ne ferait rien qui puisse ternir l’honneur des Colmont.
A partir de ce jour, nous avons passé tous nos jeudis après-midi à nous promener. Le plus souvent, nous nous retrouvions place de la Concorde devant l’entrée des Tuileries, et de là, selon un programme préparé soigneusement par lui ou par moi à tour de rôle, nous partions en expédition. Quand c’était mon tour, je choisissais volontiers le quartier des Champs Élysées ou de l’Opéra, les Grands Boulevards, la Bourse… Antoine nous conduisait plutôt vers Saint Germain des Prés, le Quartier Latin, l’Ile Saint-Louis. Je lui racontais les fortunes qui peuplaient mes quartiers, il me parlait de l’Histoire qui chargeait les siens. En fin d’après-midi, avant de nous séparer pour rentrer chacun chez soi, nous nous arrêtions dans un salon de thé chic de la rive droite ou dans un café en vogue de la rive gauche. Nous n’avions pas trente ans à nous deux ! Nous devions paraître totalement déplacés au milieu de ces femmes en fourrure ou de ces intellectuels en velours côtelé. Mais nous, nous affections d’être très à l’aise et nous parlions très fort d’art, de littérature ou des avantages relatifs des différents quartiers de Paris. Je crois que nous devions être insupportables de prétention, mais peu importait : nous parlions de tout et nous étions sincères. Aujourd’hui, je reste persuadé que ce sont ces discussions avec Antoine qui ont formé mon jugement, bien plus que les cours de philo de mes professeurs ou les leçons de morale de mon père.
Les années ont passé comme ça, et puis un jour, nous nous sommes fâchés, gravement cette fois. C’était vers la fin de l’été 1930. Nous ne nous sommes pas revus pendant plus de deux ans.

Oh ! Pour une chose sans importance, un truc de garçons, un enfantillage ! C’est sans intérêt…

Rien, je vous dis… En fait, nous nous étions mis à parler politique. Ce n’était pas la première fois, mais cette fois-là, je ne sais plus pourquoi, le ton était monté très vite. Mon père était au Parti Républicain. Il me disait souvent que les Colmont étaient royalistes et qu’ils donnaient beaucoup d’argent à l’Action Française. Alors, à un moment, je crois que j’ai qualifié les Colmont d’aristocrates aveuglés par leur fortune héritée et leurs privilèges immérités, ou quelque chose comme ça, un truc bien pompeux. Il a répondu en traitant mon père et sa descendance de nouveaux riches et de petits bourgeois complexés. Furieux, il m’a même avoué qu’au Château, quand je n’étais pas là, tout le monde nous appelait les « Camembert », y compris Isabelle ! Vous voyez où nous en étions, c’était idiot. On aurait dit une dispute de gosses dans une cour d’école. Si ça c’était trouvé, une bonne petite bagarre aurait réglé tout ça. Nous nous serions réconciliés en riant de nos yeux au beurre noir. Mais non, Antoine ne se battait pas. Et de toute façon, nous nous considérions tous les deux comme au-dessus de ça. Se battre, c’eut été indigne des deux intellectuels que nous nous efforcions d’être. Alors, nous nous sommes séparés sur ces insultes. Pendant trois ans ! Il a fallu presque trois ans pour que nous nous retrouvions…

Mon père est mort en Allemagne le 23 mars 1933. Il s’est tué dans un accident de voiture entre Potsdam et Berlin pendant un voyage d’affaires. Ma mère et moi sommes partis pour Berlin et nous avons ramené le corps de mon père à Paris. Les funérailles ont eu lieu deux jours plus tard à Saint-Honoré d’Eylau. J’étais surpris de ne voir Antoine ni à l’église ni pendant le parcours jusqu’au cimetière de Passy. Je le cherchais encore des yeux pendant que nous écoutions les discours sous une pluie battante. J’étais triste et déçu qu’il ne soit pas là. Je trouvais qu’il avait la rancune tenace et je lui en voulais pour ça. Puis je réfléchissais et je me disais qu’il avait dû être empêché, qu’il n’était peut-être pas à Paris. Et l’instant d’après, je pensais que dans ce cas, il aurait pu au moins envoyer un pneu, un télégramme, quelque chose… et je retombais dans mon amertume.
C’est en sortant du cimetière que je l’ai aperçu. Il s’abritait sous un arbre de la petite place qui fait face à la sortie. Il portait un horrible imperméable jaune mais il n’avait ni chapeau ni parapluie. Il devait être là depuis longtemps car ses cheveux étaient collés sur son front et son visage ruisselait de pluie. Il restait là, immobile sous son arbre. Il avait l’air pathétique, tragique même. J’étais entouré d’un tas de gens que pour la plupart je n’avais jamais vus et qui tenaient à m’exprimer leur sympathie. Je les ai plantés là et j’ai traversé la petite rue. Quand je suis arrivé près d’Antoine, j’avais la gorge nouée, je ne savais pas quoi lui dire. Alors j’ai juste fait le mouvement d’avancer mon parapluie pour le mettre à l’abri. Sans rien dire lui non plus, il a fondu en larme, et c’est moi qui me suis mis à le consoler, moi qui venais de perdre mon père et lui de retrouver un ami…
C’est comme cela que nous nous sommes réconciliés.
Nous avons repris très vite nos habitudes, nos balades dans Paris, nos discussions sans fin dans les cafés. Mais, à vrai dire, nous n’étions plus des lycéens. À cette époque, je préparais le concours d’entrée à l’École Polytechnique et lui l’École Normale Supérieure. Ces noms ne vous disent probablement rien, mais…

A SUIVRE 

Bientôt publié

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