Les petits bruits du matin calme

Eh bien, on peut dire que j’aurais commencé ce premier jour de l’année comme je l’ai fait pour beaucoup d’autres ces temps-ci : au Luxembourg, assis sur une chaise froide de la République, le dos tourné au Sénat, face au grand bassin, avec la coupole de l’Observatoire qui se découpe au loin sur le ciel aujourd’hui bleu léger et le soleil de trois -quarts qui me chauffe la joue et la cuisse gauches. Cette cuisse, je l’ai croisée sur la droite, ce qui me donne un air élégant dont la touche finale est apportée par l’iPad qui est installé dessus. Le gobelet en carton que j’ai posé sur la chaise voisine et qui contient encore un fond de café froid justifierait en cas de besoin aux yeux d’un gardien trop zélé le port anarchique du masque chirurgical sous le menton.

Comme chaque matin en m’installant ici, j’avais l’intention de produire quelques lignes, une dizaine, pour le Cujas, mais « Ah ouat ! » comme disait le Boubouroche de Courteline, j’ai bien le temps. Le chapitre 9 est commencé et j’ai de la réserve sous le pied. Je laisse donc libre cours à mes deux index sur le clavier.

Ce matin, c’est le premier jour de l’année, il sera bientôt neuf heures et demie. J’ai rarement vu, même par temps gris, un Luxembourg aussi peu achalandé. D’ailleurs, toute la ville semble déserte. J’ai eu du mal à trouver un commerce qui veuille bien me vendre un gobelet de carton et du café pour mettre dedans. Pour cela, il a fallu que j’aille jusqu’au carrefour de l’Odéon. J’ai failli défaillir — amusant, non, faillir défaillir ?

Curieux ! Les prétentieuses mouettes ne sont pas là. Les stupides pigeons non plus. Ils doivent faire comme tout le monde : si cette année, ils n’ont pas pu respecter la tradition de la folle soirée de la Saint Sylvestre, ils entendent bien respecter celle de la grasse matinée du jour de l’An.

Donc, ce matin, pas de roucoulement nauséeux ni de criaillement hérisseur de cheveux. Les pétarades des motoconnards1 habituels se font même remarquer par leur absence. Tiens ! Dans le lointain, le glouglou du jet d’eau et le bruit rassurant d’un réacteur en altitude de croisière vient de se faire entendre : la vie n’a donc pas totalement disparu. D’ailleurs, je prends conscience à l’instant d’un fond sonore que, plongé que je suis dans ma logorrhée, je n’avais pas remarqué jusqu’à présent : c’est le bruit des pas sur le gravier des gens qui passent derrière moi sans que je les voie.

Il y a le pas métronomique rapide du joggeur. À son rythme, à sa légèreté, on reconnaît qu’il est en forme. S’il frotte un peu au sol, on sent que celui-là commence à être fatigué. Si tous les quatre pas, il est accompagné d’une double expulsion d’air, tchou-tchou, on reconnaît le bo-bo qui se la joue.

Il y a aussi le pas irrégulier de la vieille dame : un son court suivi d’un son légèrement plus long : elle souffre un peu de la hanche droite. Si un petit bruit dur l’accompagne, c’est qu’elle s’est cassé le col du fémur il y a quatre ans et qu’elle s’appuie sur une canne.

Et puis, il y a ce son continu qui ne trompe pas et c’est le bruit que font les roulettes d’une valise ou d’une poussette. Il couvre celui des pas de la mère de famille résignée ou du voyageur matinal. Un peu d’entraînement vous apprendra à distinguer l’un de l’autre. Si le bruit est dense, grave, homogène, vous reconnaîtrez sans peine l’abonné de rb&b qui s’est trompé de station de métro. Si au contraire il s’accompagne du cliquetis révélateur d’un subtil mécanisme de pliage, tellement inaccessible aux hommes et si évident aux femmes, vous pourrez parier qu’il s’agit de la poussette dernier cri, celle qui se range dans un sac à main et qui permet, en toute bonne conscience, de secouer l’enfant à lui faire perdre ses bajoues.

Plus tard, bien sûr, d’autres sons envahiront l’espace qui viendront d’autres gens, sénateurs de la Creuse, militaires de carrière, garçons de café, professeurs de médecine, receveurs des postes, bonnes d’enfants et gardiens de la paix, étudiants en droit, castelthéodoriciens en goguette, coréens en perdition et préfets en disponibilité, soi-disant notaires, prétendus dentistes et prêtres défroqués, pharmaciens homéopathes, coiffeurs pour dames et jeunes filles en fleur, chevaliers sans peur, employés sans reproche et comédiens sans emploi, marins d’eau douce et capitaines d’industrie, filles de joie, femmes du monde et hommes de peu de foi, enfin toutes ces personnes de toutes couleurs, de toutes origines et de toutes confessions qui font le charme et l’animation de notre grande cité, mais dont il est bon quelquefois de pouvoir gouter l’absence.

Voilà, pour les bruits du matin calme, c’est tout ce que j’avais à dire.

1  – Néologisme coutheillassien au sens obscur, contraction de motocycliste et de connard.

 

4 réflexions sur « Les petits bruits du matin calme »

  1. Et les marins d’eau douce ?
    Et les capitaines d’industrie ?

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