Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 13-1 -Valerios Doxiadis

Chapitre 13-1 – Valerios Doxiadis 
Samedi 19 Septembre 1903

Valerios Doxiadis a 35 ans. Ancien élève de l’École française d’Athènes, maîtrise magna cum laude en Histoire antique grecque et romaine, stagiaire pendant une année au Musée du Louvre comme assistant du conservateur responsable de la statuaire grecque antique, cela fait sept ans qu’il est entré dans le corps des douze conservateurs adjoints du Musée d’Archéologie d’Athènes. Par hasard plus que par goût, c’est la période archaïque de la Grèce antique qui est devenue sa spécialité. On fait maintenant appel à son expertise chaque fois qu’on découvre quelque part un fragment de mosaïque, un morceau de chapiteau ou un bout de doigt de marbre pouvant provenir de cette époque vieille de plus de vingt-cinq siècles. Mais il faut croire que, dans tout ce que les grecs archaïques ont pu produire en trois-cents ans, il n’y a plus grand-chose à découvrir. Les occasions pour Valerios de pouvoir étudier de nouveau objets deviennent de plus en plus rares. En d’autres termes, les affaires sont calmes et Valerios s’ennuie. Il en vient à regretter de ne pas avoir choisi une autre spécialité, plus riche en fouilles et donc en découvertes. La période classique et surtout la période hellénistique sont cent fois plus riches. Il en veut pour preuve toute cette agitation qu’avait déclenchée la découverte faite trois ans plus tôt à Anticythère, avec ces statues, ces bijoux, ces plats ouvragés : du travail et des articles pour un conservateur-adjoint pendant des années. De fil en aiguille, Valerios se souvient de l’enthousiasme de Timothy Grantham, quand on lui avait confié ce morceau de métal rouillé qu’on avait trouvé au milieu des statues. Il était fou de joie, l’Anglais, il échafaudait sans cesse de nouvelles hypothèses farfelues, à en casser les oreilles des autres conservateurs. Au musée, on se moquait gentiment de lui. On lui disait : « Mais mon cher, cet objet ne présente aucun intérêt. Ce n’est probablement rien d’autre qu’un astrolabe ordinaire. Il est même vraisemblable que ce mécanisme ne date que du Vème ou du VIème siècle… enfin, si cela vous amuse… ». Derrière son dos, on disait : « Ces Anglais ne comprendront jamais rien ni à la Grèce ni à l’Antiquité. Le Directeur laisse faire uniquement parce que le bonhomme a beaucoup d’argent et qu’il en fait profiter le Musée ! »,  « … le Musée et le Directeur !  » avait ajouté quelqu’un d’un air entendu. À l’arrivée du chercheur anglais à Athènes, Valerios avait entrepris de le piloter dans la ville. Il lui avait bien sûr montré les grands monuments d’Athènes, mais aussi des endroits inconnus des touristes, des monastères cachés dans les collines, des rochers mythologiques, des sépultures préhistoriques. Ils étaient allés ensemble dans quelques bons restaurants et même dans quelques cabarets, régulièrement aux frais de Timothy, bien entendu. Mais, dans cette amitié naissante, Valerios était sincère ; les moyens respectifs des deux chercheurs étaient tellement éloignés l’un de l’autre qu’il ne sentait aucune gêne à se laisser toujours inviter. D’une oreille bienveillante mais distraite, il écoutait Timothy parler avec enthousiasme de ce qu’il allait faire pour découvrir le secret du mécanisme. Mais quand il lui avait fait visiter le laboratoire qu’il avait monté à ses frais dans sa grande maison, Valerios avait changé d’opinion sur les recherches de son collègue. De la douce moquerie amicale, il était passé à l’intérêt scientifique. Il lui avait même proposé de l’aider dans la mise au point des expériences que Timothy comptait tenter.

Et puis, soudainement et sans explication, Timothy avait commencé à éviter Valerios, pour finalement cesser totalement de le voir. D’ailleurs, l’Anglais ne venait plus du tout au Musée depuis plusieurs semaines.

Valerios se demanda quelques temps d’où pouvait bien venir cette rupture brutale dans leur relation. Était-ce à cause de son offre d’assistance scientifique ou bien de la rencontre de son ami avec cette fille de Plaka ? La question préoccupa Valerios pendant quelques jours, puis il attribua tout ça à la mise en ménage de l’Anglais et de sa conquête. Bientôt, il n’y pensa plus du tout. Quelques mois plus tard, c’est presque avec indifférence qu’il apprenait la mort de Timothy.

En ce début d’après-midi de septembre, Valerios Doxiadis a enfilé sa veste, mis son canotier, saisi sa canne et fermé son bureau à clé. Il a pris le couloir qui l’a amené dans le hall d’entrée réservé au personnel. Une heure et demie de l’après-midi, c’est l’heure où comme chaque jour, le personnel administratif du Musée quitte les bureaux et rentre chez lui faire la sieste. Valerios se dirige vers la sortie, saluant quelques collègues au passage. Il pousse la lourde porte qui donne sur la rue Vasileos Irakliou et se retrouve dans la chaleur humide et étouffante de la ville. Il commence à descendre les marches qui mènent à la rue en pensant que l’orage menace et qu’il n’a pas de parapluie. Un homme assis sur un banc s’est levé et marche vers Valerios.

—Monsieur, s’il vous plait ?

Du haut des dernières marches, Valerios toise le bonhomme. Il est petit et plutôt rondouillard. Il porte la moustache et la quarantaine. Il est habillé comme un paysan endimanché, costume noir étriqué, chemise blanche trop vaste et chaussures noires poussiéreuses.  Il tient à la main un chapeau melon lustré dans une attitude respectueuse. Conscient de la différence de classe qui sépare un conservateur adjoint du Musée d’Athènes de ce qui n’est probablement qu’un villageois égaré dans la grande ville, prenant un ton agacé, Valerios lui dit sèchement :

—Qu’est-ce que vous voulez ?

—Monsieur, s’il vous plait, vous êtes bien Monsieur le Professeur Doxiadis ?

Valerios n’a pas ce titre, mais pourquoi perdre son temps à détromper l’importun ? Sans répondre, il répète :

—Qu’est-ce que vous voulez ?

—Je prie Monsieur le Professeur d’excuser l’impertinence qu’il y a à l’aborder en pleine rue, mais j’ai des choses importantes à lui dire.

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